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A l'occasion des premiers volumes des Misérables, j'ai parlé du style singulier de M. Victor Hugo, style à la fois ambitieux et trivial, facétieux et emphatique. Ce sont de grandes phrases qui se terminent par des calembours, des jeux de mots qui s'enflent jusqu'au lyrisme. On croit entendre un orgue de cathédrale sur lequel on jouerait des polkas. Que dire, par exemple, des deux chapitres consacrés à Cambronne? << Le lecteur français veut être respecté, » dit l'auteur, mais il ne se souvient de cette maxime que pour la citer, et non pour l'observer. Cambronne, ose-t-il écrire, trouve le mot de Waterloo, comme Rouget de l'Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d'en haut. » Et quel mot! L'histoire en a gardé l'initiale. M. Victor Hugo devient éloquent pour le glorifier. « L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. » On reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. « Cela complète Léonidas par Rabelais. » « C'est l'insulte à la foudre; cela atteint la grandeur eschylienne. » Si je cite ce chapitre incroyable, c'est que vraiment la rage de se singulariser dans ses enthousiasmes ne saurait aller plus loin. Franchement, si Cambronne à la sommation des Anglais de se rendre, eût répondu comme un simple héros de mélodrame Jamais! il n'eût pas été moins brave, il eût seulement été mieux embouché.

J'ai dit que l'enflure coudoyait la trivialité dans cette œuvre singulière, et il me serait facile de prouver mon assertion par mille citations. Je pourrais parler des « forêts qui sont des apocalypses, » et de << leur opacité fuligineuse. » Je pourrais vous dire que Paris est un << total, » que Paris est « le plafond du genre humain; » que celui qui voit Paris «< croit voir le dessous de toute l'histoire, avec du ciel et des constellations dans les intervalles. »

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Mieux que cela: je vous apprendrais qu'un escroc qui a un système est un filousophe, et que Jean-Jacques enfantrouvait les fils que Thérèse lui enfantait. Mais l'espace et le courage me manquent. Quand on songe que ces insultes à la langue, que ces jeux de mots,— défroque de rapins du dernier ordre,- sont le fait d'un académicien, d'un poëte, d'un grand écrivain, après tout, on se sent attristé à la vue de cet orgueil qui conduit à une véritable démence littéraire. On est tenté de dire comme ce pauvre diable de filou qui, en voyant un escroc du grand monde pratiquer son industrie, s'écriait avec stupeur: Être si riche, et tricher!

HORACE DE LAGARDIE.

8 juin 1862.

Le mois qui vient de s'écouler a vu s'accomplir des événements considérables en eux-mêmes, mais importants surtout en raison de l'avenir prochain qu'ils annoncent. De quelque côté qu'on se tourne en ce moment, on voit s'agiter les éléments d'une situation nouvelle, et le charme qui nous enchaînait à l'immobilité paraît décidément rompu. Or, le mouvement n'est pas le progrès, il s'en faut, mais il n'y a pas de progrès sans mouvement. La façon dont les choses sont actuellement engagées est loin d'être aussi rassurante qu'on pourrait le désirer, mais en cela il faut moins juger du résultat d'après la valeur initiale des positions qui sont plus ou moins fausses de part et d'autre, parce qu'elles sont l'œuvre d'un ordre de choses usé et fini, que d'après la disposition générale des esprits et des opinions, qui a toujours, en définitive, le dernier mot, et qui est incontestablement favorable aux idées de liberté. C'est donc sans alarmes que les esprits libéraux peuvent attendre l'issue de la crise à laquelle le monde entier est livré aujourd'hui. Il est bien vrai que ceux qui sont chargés de porter la parole au nom des peuples sont trop souvent indignes de cet honneur, et ne cherchent dans leur pouvoir que la satisfaction de mesquins intérêts personnels ou d'une ambition perverse; mais on ne doit pas oublier, et l'histoire de ces dernières années l'atteste avec évidence, que dans ce rôle ils sont sujets à dire beaucoup de choses qu'ils ne pensent guère, lorsque le public veut fermement qu'ils les disent, et qu'en somme il dépend de lui de faire d'eux, par un procédé renouvelé de la scène antique, de simples masques à travers lesquels il fera entendre sa voix et ses volontés. Ce n'est pas dans un pays où le gouvernement lui-même se plaît si souvent à rendre hommage à la souveraineté du peuple qu'une telle opinion pourrait paraître choquante.

Il est remarquable, en effet, et c'est là le grand fait qui nous rassure sur l'avenir, que dans presque toute l'Europe, à l'heure qu'il est, les pouvoirs établis subissent, comme une nécessité plus forte que leur volonté, les vœux de l'opinion publique et parlent un langage que tout le monde sait n'être nullement selon leurs goûts. Cette tendance s'est formée lentement sous la pression de la force des choses, et elle ne peut que se généraliser à mesure qu'elle se prononcera plus éner

giquement. Il n'est pas besoin d'énumérer les nombreux effets qu'elle a déjà produits en Prusse, en Russie, en Autriche et dans le reste de l'Allemagne ; ce que nous souhaiterions, quant à nous, c'est de voir notre pays y participer plus largement qu'il n'a fait jusqu'ici, et nous sommes convaincu qu'il ne tient qu'à lui d'obtenir ce qui lui est dû sous ce rapport. Combien sa politique y gagnerait en sagesse, en habileté, en modération, en vraie dignité! Notre expédition du Mexique nous offre sur ce point une leçon digne d'être méditée en même temps qu'un exemple frappant des entraînements auxquels peut se laisser aller un pouvoir habitué à ne prendre conseil que de lui-même. On peut affirmer sans crainte que jamais cette affaire n'eût été ainsi poussée à l'extrême, si nos gouvernants eussent eu à tenir compte des justes susceptibilités d'un esprit public puissant et éclairé.

La presse française, qui ne connaît en rien la limite exacte de ses droits, - ce qui veut dire qu'elle n'a pas de droits, se demande tous les jours jusqu'à quel point elle peut se permettre de discuter cette expédition du Mexique, et les prétextes ne manquent point à ceux qui veulent lui fermer la bouche sur ce sujet, comme sur toutes les questions qui intéressent véritablement l'honneur et la sécurité du pays. Voilà où l'on ne doit pas craindre de remplir son devoir de citoyen, dût-on braver le mécontentement d'une administration seul juge dans sa propre cause. La presse ne recouvrera son autorité morale d'abord, et ensuite ses droits, qu'en sachant souffrir pour eux et en montrant qu'elle se passionne, non pour de mesquines taquineries, mais pour de grandes questions d'intérêt public. Le temps de la petite guerre est aujourd'hui passé; on sait ce que valent les épigrammes et les allusions comme moyen d'opposition. Ce n'est plus désormais que par une attitude franche, et des doctrines dégagées de toute préoccupation personnelle, qu'on agira puissamment sur l'opinion publique.

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On ne doit plus discuter l'expédition du Mexique, a-t-on dit, parce que le drapeau français est engagé. Singulière théorie d'après laquelle il suffirait à un gouvernement de déclarer une guerre pour se mettre à l'abri de toute responsabilité. Si ce point de vue était accepté, il en résulterait un non-sens assez original à ajouter à la longue liste des extravagances de notre époque. Tant que les hostilités ne seraient pas ouvertes, on serait mal venu de les imputer à qui que ce fût, ni d'y faire aucune allusion, le gouvernement ne communiquant ses intentions à personne, et une fois qu'elles seraient déclarées, il serait encore interdit de les lui reprocher, par cela seul qu'elles commenceraient. A ce compte, il serait plus loyal de prohiber toute discussion sur les affaires publiques, et de se mettre nettement au-dessus de tout contrôle et de toute critique.

Il est un seul cas qui, selon nous, doive imposer une telle réserve à la presse, c'est celui où la guerre est pour la nation une question de vie ou de mort. Quant à ces guerres d'influence qu'aucune nécessité ne motive, et qui ne peuvent pas même invoquer pour justification un entraînement national, ou de grands avantages matériels ou un grand accroissement de gloire, c'est pour chacun un devoir d'en signaler les inconvénients, d'en dénoncer le péril, si le gouvernement ne l'aperçoit pas. Or c'est là ce qui se réalise de point en point au sujet de l'expédition du Mexique. Ce que tout le monde y voit aujourd'hui, à tort ou à raison, c'est de ces deux choses l'une ou une entreprise abandonnée précipitamment aussitôt que des succès brillants, tels qu'on peut les attendre de nos soldats, en auront offert le prétexte, c'est-à-dire, au fond, une entreprise avortée, ou bien une guerre avec les États-Unis. Quel que soit le fondement de ces deux suppositions, on ne saurait nier sérieusement qu'elles ne soient trèsaccréditées chez les esprits les plus clairvoyants et qu'elles n'entretiennent une profonde inquiétude au sein du pays; il importe donc que le gouvernement les connaisse pour les combattre avec efficacité, et les réfuter, s'il se peut, par ses propres actes.

L'expédition du Mexique n'a pas été vue un seul instant avec une entière sécurité par l'opinion publique, même à l'époque où elle se présentait sous la garantie des trois puissances, et n'avait pour but, du moins ostensiblement, qu'un recouvrement d'indemnité. Dès lors, et en dépit des déclarations formelles du traité de Londres, par lequel les hautes parties contractantes s'engageaient expressément « à n'exercer dans les affaires intérieures du Mexique aucune influence de nature à porter atteinte au droit de la nation mexicaine, de choisir et de constituer librement la forme de son gouvernement; » dès lors, dis-je, on entendait avec une surprise inquiète parler de la régénération du Mexique, et proposer la candidature de l'archiduc Maximilien. De telles arrière-pensées n'étaient pas de nature à inspirer la confiance. Malgré les demi-désaveux que recevaient chez nous ces deux projets, et les démentis énergiques que leur opposaient nos alliés, on persistait à croire qu'ils n'étaient pas sans avoir quelque chose de fondé, et une alliance formée sous des inspirations si différentes chez ceux qui la contractaient, paraissait peu solide et peu durable. Ces prévisions se réalisèrent dès le début de l'expédition. L'Espagne, bien vite convaincue, par l'attitude des populations, de l'inanité de ses projets de conquête, l'Angleterre, préoccupée uniquement d'assurer le recouvrement de ses créances, se montrèrent disposées à se contenter des garanties offertes par le gouvernement mexicain, et nous amenèrent à entrer en négociations avec lui. Tel fut l'objet de la convention de la Soledad. C'est alors que survint l'évé

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nement qui a amené la dissolution de l'alliance et la déclaration de guerre au nom de la France isolée.

Cet événement a été, pour parler plus exactement, l'occasion plutôt que la cause de cette double rupture, puisque le premier mouvement du gouvernement français a été de désavouer les plénipotentiaires qui avaient signé la convention, et que ce désaveu eût un peu plus tard annulé les négociations, lors même que le général Almonte et les émigrés mexicains n'eussent pas été accueillis au camp français avec la protection et l'éclat qui ont motivé la double retraite des Anglais et des Espagnols. Mais comme ce dernier fait est en somme le seul qui ait figuré dans le débat entre les alliés, nous n'envisagerons que lui. Nous ne voulons d'ailleurs le juger ni sur les amères récriminations du comte de Reuss, ni sur les dépêches si nettes et si précises de sir Ch. Lennox Wyke au comte Russell. Nous l'apprécions uniquement sur la note quelque peu légère dans son laconisme des plénipotentiaires français Dubois de Saligny et Jurien de la Gravière.

Il résulte, avec une souveraine clarté, de cette note, qu'on était en négociation avec le gouvernement mexicain au moment où le général Almonte et ses compagnons d'exil sont arrivés d'Europe et que, nonobstant ces négociations qui étaient une sorte de reconnaissance anticipée, on a accueilli au camp français des hommes venus avec l'intention déclarée de renverser le président Juarès. Ils étaient partis, dit la note, «< à un moment où l'on ne doutait pas que les hostilités ne fussent depuis longtemps engagées. » Mais, puisque au lieu de la guerre c'était de la paix qu'il s'agissait à leur arrivée, n'était-ce pas une raison pour tenir envers eux une autre conduite? La note ajoute que « le drapeau français a déjà abrité bien des proscrits, et qu'il est sans exemple que sa protection, une fois accordée, ait été retirée aux hommes qui l'avaient obtenue. » Certes, ce n'est pas nous qui nous inscrirons en faux contre un si noble sentiment. Mais n'y a-t-il pas à distinguer entre abriter des proscrits ou les ramener à main armée dans leur patrie, alors même qu'on traite avec le gouvernement dont ils sont les ennemis-nés? Est-ce en France qu'on peut confondre l'asile ouvert à l'exilé avec la protection offerte à l'émigré de Coblentz?

On peut conclure de ce fait, comme aussi du désaveu dont j'ai parlé plus haut, que le gouvernement français avait dès longtemps l'intention arrêtée de ne pas se contenter des satisfactions qui paraissaient suffisantes aux autres puissances, et de poursuivre au besoin la guerre pour son compte particulier. Il faut donc, si l'on veut pénétrer la véritable pensée de cette expédition, écarter l'imbroglio diplomatique dont on a fait tant de bruit et chercher ailleurs que dans cet incident la cause de notre persistance à renverser le gouvernement de Juares.

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