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cela d'unir une sensibilité modérée à une raison peu exigeante; c'est là un cumul qui n'a jamais été interdit.

Je ne prétends pas, d'ailleurs, que cette impossibilité de s'attacher à une cause quelconque n'ait que trop souvent été sincère, et ne se soit rencontrée chez des âmes élevées. Celles-là, il faut les plaindre car elles en souffrent cruellement. Mais cette souffrance est une garantie de sincérité qu'on est en droit d'exiger peut-être, surtout du poëte, chez qui cette défaillance semble moins naturelle; car son âme vit d'enthousiasme, et doit souffrir plus qu'une autre quand l'enthousiasme lui fait défaut. Cette douleur, qui est son excuse, sa justification, est aussi la seule chose peut-être qui puisse parfois devenir aussi éloquente qu'une conviction:

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

Oui, si le désespoir a eu ses poëtes, ils ne furent grands que parce qu'ils ne pouvaient se résigner. « Le monde nouveau, dit M. Pichat, s'attarda un moment dans la tristesse. Disons un mot d'une école qui traversa la littérature et laissa des traces de mélancolie décourageante, l'école des désespérés, à laquelle on doit Obermann, René, Jacopo Ortis, que Stendhal appelait une lourde copie de Werther. Sénancourt et Chateaubriand étaient las du poids que leur génération avait porté, et ils crurent que c'était le monde qui était fatigué. Cette maladie eut un temps; nous en retrouverons des traces, mais à l'heure où nous vivons, nous en sommes guéris. » Pas tant peut-être que le croit M. Pichat: seulement le désespoir s'est transformé; il est rare qu'il s'arme du pistolet de Werther ou du poignard de Jacopo Ortis le suicide auquel il aboutit n'atteint guère en lui que les croyances généreuses, auxquelles le désespéré survit avec une tranquille résignation. Somme toute, les désespérés d'autrefois allaient jusqu'au bout et persistaient assez virilement. L'auteur de Jacopo Ortis, que Stendhal n'a pas compris, et dont Venise, livrée à l'Autriche par le traité de Campo-Formio, explique assez les très-sincères amertumes, Foscolo, luttait jusqu'à la fin et mourait dans l'exil. Sénancourt et Chateaubriand ne se sont point perdus dans une paisible indifférence; un autre désespéré, l'auteur de Manfred, a péri héroïquement à Missolonghi. De tels exemples auraient corrigé leurs livres, si leurs livres avaient pu être dangereux. On a trop souvent depuis négligé ce correctif indispensable; ce qui fait que le désespoir moderne semble un peu moins intéressant. La désolation d'Obermann et de Manfred inspirait plus de confiance et avait réellement plus de gran

Tome X.- 38° Livraison.

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deur : c'était la poésie des ruines. Mais depuis que dans ces ruines, jadis si majestueuses, on a simplement cherché des moellons pour se bâtir une maisonnette commode, qu'est devenue cette poésie? René aujourd'hui est parvenu à reconnaître que décidément la solitude ne lui était point bonne, et, loin de bouder le monde, il l'exploite à son profit; Obermann s'est créé une position lucrative; Manfred fait des affaires, joue à la bourse, et, s'il converse encore avec les Esprits de ténèbres, c'est ailleurs que sur les pics neigeux de la Yung-Frau. Aussi ce désespoir, arrivé si à point, trouve-t-il généralement peu de créance; ce scepticisme semble suspect de quelque préméditation. << L'homme moderne, dit M. Michelet, sait ce qu'il veut, ce qu'il fait et où il va. Quels sont les sceptiques aujourd'hui ? Ceux qui ont intérêt à l'être, ceux qui ne veulent pas s'informer ni savoir dans quel temps ils vivent; ceux qui, se réservant de toujours varier, craignent d'avouer qu'il y a tant de choses invariables. Quand ils professent le doute, je dis: «< Combien votre doute vous rapporte-t-il ? »

Sous cette influence corruptrice, la poésie a parfois perdu ses généreux élans; l'enthousiasme a semblé ridicule et même un peu suspect de charlatanisme. On a cru pouvoir le remplacer par l'amour des curiosités morales et autres, la perfection du travail rhythmique, la vivacité des couleurs; c'est là ce qui, pour quelques-uns, constituait la poésie, et, de cette façon, la poésie habilement confectionnée serait arrivée à confondre ses produits avec ceux de l'industrie; pour peu qu'elle eût continué, elle eût fini par figurer aux expositions. << Quel est ce bazar? disait M. Pichat, et quelles sont ces bijouteries étalées? Que signifient ces pierres précieuses aux montures déjà oxydées, bien rangées dans des écrins, et qu'on voit à travers des vitres? Quels sont ces joyaux de momies, d'impératrices et de bayadères, qu'on tire de temps en temps de l'étui et qu'on essaye à des blanchisseuses et à des lorettes? A quoi bon ce clinquant? A quoi servent ces sequins troués disposés en colliers; ces médailles ramassées dans le souvenir; ces paillettes de tous les siècles qui miroitent à nos regards et font froid aux yeux? » A quoi elles servent! demande M. Pichat: à rien, et c'est leur principal mérite. La littérature rangée a trouvé l'inspiration compromettante; elle s'est mise en pension bourgeoise, et y vit tranquillement au milieu de ses amusements de vieux maniaque. Elle collectionne. Mais le public commence à prendre peu de plaisir à considérer ces raretés devenues trop communes : il demande autre chose, et, comme il arrive toujours quand il se donne la peine de vouloir, il l'obtient. Je n'en voudrais pour preuve que le succès retentissant des Misérables! qu'on admire cette œuvre ou qu'on la blâme, bonne ou mauvaise, au moins elle palpite, elle a une âme et elle

s'adresse à l'âme; elle vit, et, comme toute chose vivante, elle communique la vie. L'intérêt qu'on y prend pour la dénigrer ou l'exalter est un signe de résurrection. La littérature active reprend possession du monde, le bric-a-brac a fait son temps.

M. Pichat est de ceux qui n'ont jamais cessé de croire à ce réveil; son livre est un témoignage éloquent de ces généreuses espérances. Le critique, ici, est digne des poëtes qu'il célèbre, de ceux dont les œuvres sont un acte, l'accomplissement d'un devoir viril. Avec lui, au moins, on n'a pas l'air de se promener dans un cimetière, d'épeler de monotones épitaphes sur des tombes plus ou moins connues, de compter les concessions temporaires et les concessions à perpétuité. Il est bon de se souvenir, mieux encore d'espérer, et, en attendant, d'employer noblement sa vie. Ce livre est un engagement, et il n'appartient pas à tout le monde d'en prendre de tels. Poëte lui-même, M. Pichat ne demande point pour les poëtes plus de droits; il réclame simplement pour eux plus de devoirs. C'est là dignement comprendre le rôle de la poésie, et c'est l'agrandir; car la dignité de l'écrivain, comme celle de tout autre homme, se mesure à l'étendue des obligations qu'il s'impose et à la façon dont il les remplit.

EUGÈNE DESPOIS.

Les deux Argus.

LES ORAGES MAGNÉTIQUES.

Notions préliminaires. — Variations de l'aiguille de déclinaison. Les embuscades de la science. Centre d'opération de l'association allemande. Simultanéité des perturbations de l'aiguille aimantée. Les magnétomètres de Gauss. Extension du système des jours-époques. Correspondance entre les orages magnétiques et les changements physiques de la photosphère solaire.-Extraits d'un Mémoire du général Sabine. Les centres magnétiques de Halley. Un mot sur la lumière polaire. Conclusion.

J'ai auprès de moi deux serviteurs dont le zèle ne s'est pas encore démenti chose rare, ils ne me demandent point de repos, et, chose plus rare encore, ils dépensent une incroyable activité sans proférer une seule plainte. Jour et nuit, ils sont à ma discrétion, et, lorsque le matin je fais le tour de la maison, je les retrouve, veilleurs infatigables, aussi prompts à me rendre service. Jamais, jusqu'ici, je ne les ai vus en défaut, et cependant, que de fois je les ai pris à l'improviste ! Ces deux argus, que le sommeil n'a pas encore vaincus, sont... je vous le donne en dix... mon baromètre et ma boussole.

Grâce à eux, je puis, sans sortir de chez moi, ne pas vivre étranger aux observations scientifiques. L'un me tient au courant de toutes les variations atmosphériques: la pression de l'air devient-elle plus grande? Il m'en prévient. L'atmosphère se charge-t-elle d'humidité? Il me le dit. Il m'avertit des perturbations qui ont lieu dans les plus hautes régions, et me révèle toutes les fluctuations, tous les mouvements, toutes les marées de la masse gazeuse qui nous entoure.

Plus modeste en apparence, ma boussole est douée d'une divination au moins égale. Elle accuse d'imperceptibles phénomènes, mesure la circulation électrique de la terre, et compte pour ainsi dire les pulsations du globe. On verra bientôt qu'en apprenant à interpréter son langage l'homme parvient même à lire dans les astres. — Ce sont les perturbations auxquelles elle est sujette que je veux vous exposer aujourd'hui; mais auparavant, afin de déchiffrer plus facilement l'énigme, qu'il me soit permis de rappeler à vos souvenirs quelques notions élémentaires.

La terre, comme on le sait, a la forme d'un globe ou d'une boule

immense. Elle est animée de deux mouvements simultanés. En un an, elle décrit une ellipse dont le soleil occupe un des foyers; c'est en cela que consiste son mouvement de translation; en un jour, elle tourne sur elle-même, et accomplit une révolution complète autour d'un axe incliné sur le plan de son orbite. Les deux traces de l'axe imaginaire autour duquel s'effectue la rotation de la terre portent le nom de pôles, et tout plan contenant l'axe terrestre, c'est-à-dire passant par les deux pôles, est un plan méridien. Afin de distinguer ce plan de celui qui passe par l'axe de l'aiguille aimantée et le centre de la terre, on dit que le premier est un méridien géographique et que l'autre est un méridien magnétique.

Si nous marquons sur le sol, en ayant recours aux procédés fort simples que la science indique, les traces des plans méridiens géographique et magnétique, la première chose qui nous frappe, c'est que ces deux traces ne coïncident pas; elles font entre elles un certain angle qu'on appelle angle de déclinaison.

La valeur de cet angle n'est pas constante: elle diffère d'un lieu à un autre; elle n'est pas la même, par exemple, à Greenwich et à Paris'. Il n'est même pas nécessaire de changer de poste d'observation pour constater des différences dans un même lieu, l'aiguille aimantée est soumise à des variations.

Parmi ces variations, les unes sont régulières; on leur donne des noms différents suivant la durée de leur période; on les appelle séculaires, annuelles ou diurnes; les autres semblent échapper à toute loi d'uniformité.

Par suite des variations séculaires, l'aiguille aimantée accomplit, à l'est et à l'ouest du méridien géographique, des oscillations dont la durée est de plusieurs siècles. - A Paris, en 1580, le pôle austral de

1. Il existe cependant, à des latitudes différentes, des points qui ont la même déclinaison. Les lignes qui joignent ces points sont appelées isogoniques. Parmi les lignes isogoniques, il en est sur lesquelles l'axe de l'aiguille aimantée est dans le méridien géographique; on les appelle lignes sans déclinaison. — L'une des lignes sans déclinaison commence au nord de l'Amérique, traverse la baie d'Hudson, le Canada, une partie de l'Atlantique, coupe l'Amérique méridionale à la pointe brésilienne de Saint-Roch, descend vers les terres australes et rencontre le méridien de Paris vers le 65e degré de latitude. Une autre ligne sans déclinaison traverse l'Australie, forme une demi-ceinture autour de la Malaisie et des deux Indes, longe le Japon, se rend, à travers la Sibérie, dans les régions polaires, puis, par un retour, coupe la mer Blanche. En 1823, M. Barlow a publié des cartes très-estimées, construites dans le système de Mercator, et sur lesquelles toutes les lignes isogoniques sont représentées.

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