Page images
PDF
EPUB

la Bible et dans l'Évangile aussi bien que dans Homère. Il y a peu d'opinions plus générales que celle-là. Les Grecs admettaient comme toutes les autres nations des rêves prophétiques et des rêves trompeurs, et le rapport des mots qui signifient erreur et vérité avec ceux qui signifient ivoire et corne avait donné naissance à l'idée poétique des deux portes des songes. Tout en se défiant des rêves, on croyait que l'âme, presque dégagée des liens du corps pendant le sommeil, entrait plus facilement en relation avec les Dieux, et qu'il appartenait à la science de déterminer dans quelles conditions on pouvait connaître l'avenir par les rêves. Il nous est parvenu un traité d'Artémidore sur l'explication des songes.

On cherchait surtout des signes de la volonté divine dans la flamme du sacrifice et dans les entrailles des victimes, car le sacrifice étant un appel de l'homme à l'intervention divine semblait l'occasion la plus naturelle d'interroger les Dieux. Toute question espère une réponse, et on ne pouvait croire les Dieux muets et sourds sans les croire indifférents aux affaires humaines, ce qui reviendrait presque à nier leur existence. La croyance aux présages et à la possibilité de les expliquer était donc regardée comme une des bases de la reli– gion; elle existait chez les savants comme chez le reste du peuple. A la vérité elle fut contestée à l'époque où toutes les opinions furent mises en question, mais aux épicuriens et aux sceptiques qui niaient la divination, parce qu'ils ne croyaient pas à la providence divine, on opposait le consentement universel de tous les peuples et d'innombrables témoignages de la véracité des oracles. Cicéron, qui cependant conclut contre la divination, met dans la bouche de son frère les arguments de ceux qui la soutenaient : « Il faudrait donc douter de toute l'histoire grecque, disaient-ils. Qui ignore les réponses d'Apollon Pythien à Crœsos, aux Athéniens, aux Lacédémoniens, aux Tégéates, aux Argiens, aux Corinthiens? Chrysippe (le stoïcien) a recueilli d'innombrables oracles, tous certifiés par d'irrécusables témoignages. Mais chacun sait cela, et il est inutile d'insister. Un mot seulement le temple de Delphes aurait-il été si célèbre, si universellement consulté, aurait-il reçu tant de riches offrandes de tous les peuples et de tous les rois, si chaque siècle n'avait reconnu la véracité de ses oracles? >>

. Cette affirmation unanime de l'antiquité est remplacée aujourd'hui par une négation non moins unanime. L'humanité passe sa vie à brûler ce qu'elle a adoré, et les croyances mortes ont toujours tort au

tribunal des générations vivantes. Si nous avions vécu trois mille ans plus tôt, nous regarderions comme d'évidentes vérités ce que nous appelons aujourd'hui des superstitions puériles. Rions à notre aise des opinions du passé, nos fils riront peut-être un jour des nôtres. Chaque matin la science condamne les erreurs de la veille; la vérité est devenue progressive, nous en avons fait une question de chronologie, et pour criterium nous prenons l'almanach. Cependant, vérité ou erreur, la foi valait encore mieux que le doute. Il y a des heures où l'ombre est bien épaisse, la pensée a parfois de mortelles défaillances; bien souvent la raison de l'homme, et même celle des peuples, s'arrête indécise dans les carrefours de la vie et de l'histoire : s'il y avait encore des oracles, qui peut dire qu'il n'irait jamais les consulter?

Louis Ménard,

Docteur ès lettres.

(La fin à la prochaine livraison.)

BIBLIOGRAPHIE

LES POÈTES DE COMBAT,

PAR LAURENT PICHAT'.

Le poëte est-il un homme? appartient-il à notre espèce? Au premier abord, vraiment, on serait tenté de le croire. Extérieurement, il est fait comme nous; c'est même, à certains égards, un mammifère trèsperfectionné. Ainsi il a des oreilles comme nous, mais d'une délicatesse particulière; des yeux comme nous, mais des yeux qui ont la propriété de saisir les couleurs et les lignes avec une vivacité exceptionnelle. Jusqu'ici, tout le monde est d'accord. C'est quand il ne s'agit plus du physique, que les dissidences commencent.

A-t-il une raison pour connaître la vérité, la justice, un cœur pour l'aimer et pour compatir aux maux de ses semblables? Bien des gens en doutent quelques-uns même, loin de croire le frapper ainsi de déchéance, s'imaginent lui constituer un privilége en le débarrassant de ces attributs ordinaires de l'espèce humaine. Erreur et vérité, ce sont là des choses qui lui sont étrangères. Il est né pour percevoir des sons et des couleurs, et pour les rendre le mieux possible. C'est un miroir, c'est un écho, voilà tout, et encore un écho fort incomplet et d'une nature singulière, car il reste sourd aux bruits trop éclatants, aux cris des peuples, aux clameurs de l'humanité.

Il n'est pas citoyen, il n'est pas même homme. Il ne doit rien de ce que nous devons tous à notre patrie, à nos semblables. Que son pays s'élève ou s'abaisse, que l'humanité souffre ou arrive à des conditions meilleures, cela ne le regarde pas. En échange des devoirs dont on le dispense, on lui accorde un droit particulier, le droit à l'indifférence :

Aimer, chanter, rêver, voilà toute sa vie.

Qu'aimera-t-il? lui. Que chantera-t-il? lui. A quoi rêvera-t-il? A ses petites misères, à ses petites joies; et la société sera sommée de

1. Paris. (Collection Hetzel.)

s'intéresser à tout cela, et de récompenser tant d'indifférence pour elle par une tendre sollicitude pour lui. Il y a peut-être là quelque inconséquence.

Cette incapacité civique du poëte était une des idées les plus chères de l'ancien régime, et là, au moins, ce préjugé se concevait. On ne croyait pas honorer l'homme de lettres en lui défendant de s'intéresser aux choses de son temps; on voulait simplement le remettre à sa place. Or, cette place, on la faisait la plus petite possible. Molière, qui, comédien et poëte, n'a jamais mis sur la scène que des comédiens impertinents et des poëtes ridicules, Molière a eu le tort de flatter ce préjugé1. Aussi quand Racine écrivait un mémoire sur les misères du temps, Louis XIV disait : « Parce qu'il est un grand poëte, se croit-il donc un grand ministre? » Et Racine était disgracié. Même au siècle suivant, quand les gens de lettres eurent conquis le droit de se préoccuper un peu des intérêts de tous, quand l'opinion publique eut enfin à cet égard levé l'interdit, bien des gens encore s'en étonnaient Saint-Simon ne nous dissimule pas la stupéfaction qu'il éprouva en voyant le petit Arouet devenir une manière de personnage; et un autre duc disait de Jean-Jacques Rousseau: « Ça veut raisonner de tout, et ça n'a pas quinze cents livres de rente!» Cela était dans l'ordre; mais, ce qui est moins concevable, c'est que de notre temps, où tout le monde est invité à témoigner par ses votes qu'il se préoccupe des intérêts de tout le monde, quelques personnes aient cru naïvement honorer le poëte en le frappant de dégradation civique.

Heureusement les poëtes ne sont pas de cet avis. En voici un qui n'accepte pas, pour lui au moins, cette exonération dérisoire des devoirs communs; les poëtes, qu'il honore et qu'il suit, ce sont ceux qui ont lutté vaillamment et pris part à la guerre des idées. Loin d'affranchir l'écrivain de cette obligation universelle, M. Laurent Pichat le pousse au contraire au plus fort de la mêlée, et il s'y jette avec lui, sans se faire d'illusion, sans s'exposer à de trop rudes mécomptes, car il n'ignore pas les épreuves qui attendent toute activité généreuse :

1.

La torture est le lot de toute âme virile;
La paix de ce bas monde est aux indifférents;
La joie est inféconde et le bonheur stérile;

Insensé ! trouve-moi des heureux qui soient grands *!

Il semble à trois gredins dans leur petit cerveau....... 2. Laurent Pichat, Chroniques rimées.

Et qui sait, pourtant? peut-être, dans cette vie active, le bonheur souffre-t-il moins de cette agitation qu'on n'est tenté de le croire. On le dirait en lisant les écrits des poëtes qui se sont efforcés d'atteindre à l'indifférence, et qui ne sont arrivés qu'à un amer et plus incurable ennui. Cette tristesse est le caractère commun de tous les grands poëtes épicuriens: << Il est doux, dit Lucrèce, de contempler du bord les orages de la vie. » Il paraît que cette douceur lui fut insuffisante, puisque son poëme est si sombre, et que sa vie se termina par le suicide. C'est qu'on n'est pas un grand poëte sans avoir un grand cœur, et qu'il n'y a pas au monde de souffrance comparable à ce désœuvrement d'une sensibilité vraie. « Le cœur, a dit Luther, est semblable à une meule de moulin mettez-y du grain, elle en fait une chose utile; n'y mettez rien, elle s'use en tournant sur elle-même. » Somme toute, l'action est encore ce qui vaut le mieux pour toute âme qui en est capable, et la défaite même a des consolations qu'envieront toujours aux vaincus les âmes faites pour autre chose que pour une vulgaire et plate neutralité. Cette neutralité, du reste, n'est souvent qu'apparente, et cette indifférence se trouve parfois mêlée de tant d'aigreur contre ceux qui ne sont point indifférents, qu'elle en devient singulièrement suspecte quelle est donc la plaie secrète qu'elle est chargée de recouvrir? Un regret peut-être, et quelque envie. S'adressant à ces sceptiques intolérants, M. Pichat leur dit : « Vous n'êtes pas généreux, messieurs, pour le souvenir et le dévouement. Vous aussi, vous auriez été fidèles, si les événements n'avaient pas changé; vous auriez alors aimé à vous rappeler, et le temps écoulé eût été sans amertume pour votre âme. Vous étiez de complexion délicate, et vous avez toujours cherché à respirer l'air chaud; soyez indulgents pour les cœurs mieux organisés que les vôtres. Vous passez de familiarité en familiarité avec les mêmes sourires; l'hôte d'aujourd'hui ne vous enlève pas l'amitié de l'hôte d'hier, et, quoi qu'il arrive, vous aurez votre place prête à tous les foyers. » Je doute pourtant qu'ils y rencontrent ce qu'ils y cherchent, et que, sur l'oreiller de leur scepticisme, ils goûtent jamais un vrai repos. Je sais bien qu'on s'en console en donnant cette indifférence pour une marque de supériorité : cette abstention commode est-elle donc une chose si difficile à pratiquer, et surtout si rare? Au fond, c'est celle du Bourgeois de Molière: « Eh! battez-vous tant qu'il vous plaira...; je serais bien fou de m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal! » C'est là une sagesse à la portée de tout le monde. Le pococurante, politique, philosophique, littéraire, est un type infiniment plus vulgaire qu'on ne le pense. Il est si aisé de dédaigner les idées qu'on ne saurait comprendre, ou l'action à laquelle on n'ose se mêler! Il suffit pour

« PreviousContinue »