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même espagnols. Et la France, où était-elle? Hélas! pour représenter la patrie, je ne trouvai qu'un Télémaque avec la prononciation figurée, ou plutôt défigurée en anglais. Et penser qu'un jour, peutêtre, pour célébrer la fête de son père, ma fille, ma chère Suzanne, me réciterait de ses lèvres mignonnes: Calypso ne povait se counsolère diu départe d'Ioulis.

De dépit, je jetai le livre, et passai au jardin; un petit coin de terre, enfermé entre quatre murs, garnis de lierre et de chèvrefeuille; partout des lilas, des rosiers, des fleurs nouvelles ; au fond, une petite serre et un kiosque chinois, abri commode pour prendre le thé, fumer un cigare ou regarder les étoiles. Dans le jardin personne, hormis Zambo, étendu comme une statue de bronze sur une table de marbre blanc. La face tournée au soleil et couverte de mouches, le nègre, ronflant, se reposait des cruels ennuis que je lui avais causés. Le drôle profitait de ce qu'il était à mon service pour ne rien faire et dormir en toute liberté.

Cette promenade solitaire dans le logis de la Belle au bois dormant commençait à m'intriguer d'étrange façon; j'allais réveiller Zambo, ne fùi-ce que pour avoir le plaisir de quereller un chrétien, quand j'entendis des voix qui partaient du sous-sol de la maison, ou, comme disent les Franco-Américains en leur patois, du basement, un mot qui, je l'espère, manquera longtemps au dictionnaire de l'Académie.

Après avoir descendu quelques marches, j'aperçus enfin dans une grande cuisine deux femmes si fort occupées, qu'elles n'entendirent point le bruit de mes pas. L'une, qui me tournait le dos, mais que je reconnus à sa voix, était ma chère Jenny, la mère de mes enfants; l'autre, que j'allais bientôt apprécier, était une énorme et blonde créature, haute de cinq pieds huit pouces, qui avait plutôt l'air d'un grenadier écossais que d'une fille d'Ève. C'était Martha la cuisinière, Pensylvanienne de naissance, tunkerienne ou tunkeriste de religion, quelque chose comme une quakeresse; excellente personne, qui grondait toujours, et qui n'avait qu'un défaut, c'était de traiter comme un païen et un publicain quiconque portait un bouton à sa robe ou à son habit. Pour cette âme exaltée, le symbole du christianisme, ce n'était pas la croix, c'était une agrafe.

A en juger par le sérieux des deux femmes et par les paroles qu'elles échangeaient avec vivacité, il s'accomplissait en ce moment un grand œuvre culinaire. Jenny (était-ce bien madame Lefebvre?)

ficelait dans une serviette une masse de pâte informe, et la déposait avec soin dans une marmite pleine d'eau. A son tour, Martha enfonçait le précieux vase dans un fourneau en fonte, qui tenait tout un côté de la cuisine. C'était une construction monumentale, avec des étages comme une maison, et je ne sais combien de tiroirs. et d'armoires d'où s'échappait la vapeur. Four, buanderie, rôtisserie, poêle, eau chaude, air chaud et le reste, tout se trouvait dans ce fourneau monstre, qui portait une inscription, comme un arc de triomphe :

G. CHILSON'S COOKING RANGE, BOSTON.

Je doute que Satan lui-même, avec les ressources dont il dispose, ait jamais inventé fournaise mieux chauffée.

Quand tout fut en place et qu'on eut remué et aligné une armée de chaudrons et de coquemars, ma femme se retourna, et poussa un cri de joie en me voyant.

Bonjour, mon amour, me dit-elle, j'espère que vous avez bien dormi. Vous regardez nos préparatifs; c'est un pudding comme celui que vous avez trouvé bon l'autre jour. Je viens de le hacher et de le mélanger moi-même; mieux que Martha, je sais ce qui est de votre goût. Vous serez content de moi, je l'espère, et vous me récompenserez de toute la peine, ou plutôt de tout le plaisir que je prends à vous servir.

Disant cela, elle s'approcha de moi et me tendit le front. Chose étrange! c'était ma femme, et cependant ce n'était pas elle. Même visage, mêmes traits que dans l'ancien monde, sauf le bout du nez qui avait un peu rougi; mais en même temps je ne sais quoi de calme et de limpide dans le regard, de doux dans la parole, d'affectueux dans le geste, que je n'avais jamais remarqué dans notre ménage du vieux Paris. Je me sentais aimé, soigné; cela me chatouillait le cœur. Aussi, sans m'inquiéter de Martha et de mes vingt ans de mariage, j'embrassai tendrement madame Lefebvre, je veux dire mistriss Smith. Pardonnez-moi, époux parisiens, j'étais en Amérique !

Martha, dit ma femme en ôtant un tablier de cuisine et en baissant sa robe de soie qu'elle avait relevée et rattachée par derrière, Martha, vous irez chez M. Green. Son dernier café n'est pas bon; c'est du brésil; mon mari n'aime que le maurice; prenez un grain petit et rond, je le brûlerai moi-même. J'ai vu au marché les pre

mières cerises, achetez-en de quoi garnir le dessous d'une de ces bonnes tourtes que vous faites si bien, et que l'an dernier mon mari et mes enfants mangeaient avec tant de plaisir. Dites à Hofmann le fleuriste qu'il y a des œillets partout, excepté dans notre jardin, et que mon mari attend les trois variétés nouvelles qu'on m'a promises. N'oubliez pas non plus les lis que j'ai choisis pour Suzanne, et les géraniums que j'ai demandés pour Henri. Enfin, prenez chez le libraire le dernier discours du révérend docteur Bellows sur l'état de la nation; c'est une œuvre éloquente et patriotique; mon mari nous le lira ce soir, lui qui lit si bien. Cela fera tant de plaisir aux enfants et à moi !

Faibles cœurs que nous sommes ! je me sentais attiré et charmé par cette musique nouvelle, où mon nom et celui de mes enfants revenait à chaque mesure. A Paris, en France, c'était une tout autre note que j'entendais. Ma femme avait toutes les vertus, mais son extrême modestie me rendait la vie un peu dure. Faire comme tout le monde était la devise de madame Lefebvre; Dieu sait ce qu'il m'en coûtait pour ne pas nous distinguer. Pour être logés comme tout le monde, nous habitions un appartement, à cent dix marches de hauteur, dans un hôtel princier il est vrai, et dont le concierge, qui se moquait de moi, avait un domestique et un frotteur. Pour être servis comme tout le monde, nous avions un grand coquin de laquais, ivrogne et menteur, magnifique drôle en culotte de panne et en gilet rouge, qui me coûtait fort cher, me servait de travers, et ne me permettait ni de m'habiller, ni de manger, ni de boire à ma guise. Pour être mises comme tout le monde, il fallait à ma femme et à ma fille des robes d'un prix fou, des crinolines qui emplissaient chacune un carrosse tout entier; enfin, pour figurer où va tout le monde, il me fallait courir après des invitations, et sourire à des gens qu'au fond du cœur je méprisais d'un souverain mépris. C'était l'usage. Le bon ton voulait qu'on adorât la fortune et qu'on se ruinât pour paraître; je n'avais garde de me séparer de la bonne société. C'eût été de l'originalité, un vice du plus mauvais goût, et que la France laisse aux Anglais. Grâce à ma femme et à ses sages conseils, nous remplissions, je crois, avec convenance un rôle difficile; les gens qui tous les jours nous voyaient au Bois à heure fixe devaient nous rendre justice. J'ose dire que nous tenions notre rang à Paris, et que nous menions avec honneur la vie la plus occupée qu'on puisse imaginer; nous faisions chaque matin vingt visites et

nous ne manquions pas une soirée. Tout cela était bien; mais, faut-il l'avouer? en un pays sauvage, ma grossière nature reprenait le dessus; j'étais heureux de n'entendre plus parler de tout le monde; il me plaisait que ma femme ne s'occupât que de moi et ne vît rien au delà de son mari, de ses enfants, de sa maison. Je me sentais roi dans mon logis;, et j'étais si content de mes sujets et de leur obéissance, qu'en montant l'escalier je passai le bras autour de la taille de Jenny, et j'embrassai ma femme une seconde fois, ce qui la fit rougir prodigieusement. For shame, mister Smith, murmurat-elle d'un ton qui me fit croire qu'elle et moi nous étions rajeunis de vingt ans.

CHAPITRE V.

SANS DOT.

Tandis que Zambo se fatiguait à dormir, que ma femme et Martha préparaient la table et servaient le déjeuner, je me mis à lire le Paris Telegraph, énorme journal à bon marché, qui portait pour devise ces mots stupides: The world is governed too much, le monde est trop gouverné. Le ton grossier de cette feuille me déplut. Dieu merci! on nous donne une meilleure éducation; ce n'est pas à nous qu'on laisserait prendre l'odieuse habitude d'appeler un chat un chat, et Rollet un fripon. Qui croirait, par exemple, que le Paris Telegraph osait flétrir du nom de voleur et même d'assassin un honnête millionnaire qui, par une erreur excusable sans doute, avait fourni à l'armée du Nord soixante mille paires de souliers dont les semelles étaient en carton et avaient mal résisté à l'humidité des bivouacs? Faites donc des affaires dans un pays où l'on respecte aussi peu la grande spéculation!

Tout le journal était sur ce ton déplorable. Rien n'échappait aux invectives de ce misérable gazetier. Telle loi était abominable, parce qu'elle empiétait sur la libre action des citoyens; tel magistrat était un Jeffries et un Laubardemont, parce qu'il faisait tomber dans un piége innocent le coquin qui se fiait à la justice; tel maire était un ignorant ou un Verrès, parce qu'il concédait à des actionnaires, bien pensants, un monopole avantageux pour tout le monde, comme sont

toujours les monopoles. Prenez donc la peine de gouverner les hommes, pour essuyer journellement de pareilles injures! Malheureux pamphlétaire, m'écriai-je, si tu avais l'honneur de vivre chez le peuple le plus aimable et le plus éclairé de la terre, tu saurais de naissance que critiquer la loi, le juge ou le fonctionnaire, c'est un crime de lèse-majesté sociale! Le premier dogme d'un peuple civilisé, c'est l'infaillibilité de l'autorité. Maudit soit l'inventeur du journal, et surtout du journal libre et à bon marché! La presse, c'est le gaz, une lumière qui vous brûle les yeux et vous empoisonne du même coup.

Pourquoi ne déjeune-t-on pas? demandai-je brusquement à ma femme, afin de secouer des idées déplaisantes. Où sont les enfants? Pourquoi ne descendent-ils point?

- Ils sont sortis, mon ami, et ne tarderont pas à rentrer. Henri fait ce soir son premier discours à l'Académie des jeunes lecteurs, il a voulu s'assurer de la sonorité de la salle, avant de parler en public.

Et sur quel sujet pérorera ce soir notre Cicéron de seize ans? - Voici son brouillon, dit Jenny, en me tendant avec l'orgueil d'une mère un papier rempli de mots soulignés, d'interjections, de pauses et d'exclamations.

Le titre, écrit en gros caractères, me parut plus respectable que clair :

De la moralisation des femmes,

considérées comme éducatrices du genre humain.

Pends-toi, Chérubin, m'écriai-je; le monde finira à force de vertu! A seize ans si nous songions à quelque chose, ce n'était certes pas comme monsieur mon fils, à moral....

Mon ami, me dit Jenny... Cette voix m'arrêta court, et tellement à propos, que je me mordis la langue au milieu du mot, et me sentis rougir malgré moi.

Mon ami, continua ma femme, qui ne s'aperçut pas de mon trouble je crois qu'il se prépare un changement dans la situation de Henri. Tous les jours il me répète qu'il y a trop longtemps qu'il est à notre charge, que cela doit ennuyer le gouverneur... - Qu'est-ce que c'est que le gouverneur?

Vous le savez, c'est le nom d'amitié que nos enfants donnent à leur père; en deux mots, Henri veut prendre un état.

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