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CHRONIQUE POLITIQUE

8 mai 1862.

Les gouvernements forts issus de la grande réaction européenne qui a suivi l'année 1848 ont un tort qui leur sera difficilement pardonné, surtout par leurs propres adhérents : ils n'ont pas réussi. Ils n'ont pas réussi, puisque nulle part ils ne sont parvenus à réaliser la seule condition qu'on leur ait imposée en retour de la toute-puissance qu'on leur donnait : la sécurité. A quoi ont abouti, en effet, tous les sacrifices insensés que les nations ont faits alors à cette funeste manie du repos à tout prix? A ce que leurs destinées, au lieu d'être débattues et réglées par tous et devant tous, comme il convient, lorsqu'il s'agit du bien commun, se jouent obscurément dans le huis clos d'un cerveau auguste, mais taciturne, et irresponsable, entre quelques personnages dont nul ne sait le secret, et qui le plus souvent seraient eux-mêmes fort embarrassés de dire le matin ce qu'ils feront le soir. Tout est en suspens aujourd'hui en Europe; je ne parle pas seulement de l'état des esprits, mais de celui des affaires, car l'incertitude où sont tenus les uns se traduit par le malaise des autres; c'est une crise qui pèse également sur le crédit public et sur les transactions particulières; or cette incertitude qui dure depuis si longtemps, qu'on se demande ce qu'il en resterait si les questions auxquelles elle s'attache devaient être décidées par les nations ellesmêmes, au lieu de l'être par quelques hommes! Qui est inquiet aujourd'hui, en Angleterre, au sujet des déterminations que le gouvernement y prendra demain? Ce genre de perplexité y est inconnu, parce que toute surprise y est impossible, parce que tout le monde y met la main aux affaires, parce qu'on y peut prévoir à longs termes. Voilà la sécurité bien inestimable que les pays libres demandent au contrôle, à la publicité, à la participation de tous aux affaires publiques, et que nous demandons, nous, par une inconcevable aberration, aux concentrations de pouvoir. Il en est des peuples comme des individus, pour les uns comme pour les autres il n'y a de sécurité que dans la certitude qu'on ne dépend que de sa propre volonté,

et les gouvernements ne peuvent la donner aux nations qu'en les associant, pour ainsi dire, à leurs décisions. Le trait caractéristique et fâcheux de la situation actuelle de l'Europe est que presque partout les gouvernements semblent à la veille de prendre des déterminations extrêmement importantes pour l'avenir de leurs peuples, et que nulle part ces peuples n'ont la moindre donnée sur ce que seront ces déterminations. Qui peut dire à l'heure qu'il est, en Prusse, le parti que va prendre la couronne en présence des élections? Qui peut prévoir, en Russie, la réponse que fera l'empereur Alexandre aux sollicitations des classes éclairées? Qui peut émettre, en France, une conjecture tant soit peu probable au sujet des affaires de Rome? Il ne tiendrait qu'à nous de multiplier ces exemples. Autant de questions vitales pour chacun de ces pays, et dont nul ne saurait dire dans quel sens elles seront tranchées. Comment l'esprit public n'y serait-il pas inquiet dans un tel dénûment de toute garantie? Des gouvernements maîtres à ce point de la destinée d'un peuple peuvent lui donner bien des compensations plus ou moins avantageuses ou illusoires; mais ce qu'on leur demande avant tout, la paix, le calme, la confiance, la sécurité, jamais. Les gouvernements n'ont eu cette puissance que dans des temps de foi aveugle aujourd'hui loin de nous, et la crainte seule peut encore la leur attribuer dans des moments de périls extrêmes, où l'on a coutume de dire qu'ils ont sauvé la société. En France, par exemple, on sauve régulièrement la société tous les quinze ans, ce qui veut dire que chaque parti y éprouve le besoin d'avoir son tour de dictature; mais il faut espérer qu'on se blasera quelque peu sur cette métaphore, et qu'on sera moins pressé de la prodiguer lorsqu'on saura bien à quoi elle engage. On devrait, dès aujourd'hui, bannir soigneusement du vocabulaire de l'histoire et de la politique cette locution empruntée à la phraséologie mystique. Il est permis au mysticisme, à qui l'on a toujours laissé une grande liberté d'affirmations, de dire que le genre humain a été sauvé tel jour et à telle heure; mais cette façon de s'exprimer, transportée dans l'humble région des faits observables et soumis à une prosaïque exactitude, n'est plus qu'un abus assez impertinent du style figuré, même lorsqu'on ne l'applique qu'à une nation.

C'est sans doute à l'évidence de ces considérations qu'on doit attribuer les velléités de réforme qui se sont manifestées, dans ces dernières années, au sein même de ces gouvernements. Ils ont commencé à soupçonner qu'il n'y a de vraie stabilité pour eux que dans la satisfaction des tendances libérales, et que cette surabondance de force, dont ils n'ont pas su faire sortir les avantages promis, les accuse plus

qu'elle ne les sert; mais ils voudraient tout à la fois diminuer leur responsabilité et ne rien abandonner de leur pouvoir, créer des institutions libérales et maintenir une autorité sans contrôle. Tel est le singulier système de gouvernement qu'on paraît avoir adopté pour l'heure; mais comme il est encore moins praticable que celui dont on a essayé avant lui, on ne peut le considérer que comme un état de choses transitoire. Les ministres et hommes d'État du jour consentiraient volontiers à ce qu'on fût libre, à condition qu'on fût toujours de leur avis; leur propre intérêt leur fera comprendre, avant qu'il soit longtemps, que la vraie politique consiste, au contraire, à deviner l'avis du public et à s'y conformer, à consulter sans cesse et à mettre toujours de son côté ce collaborateur tout-puissant qui se nomme la nation. Là seulement est la sagesse et en même temps la force, et il n'est pas de difficulté, si inextricable qu'elle paraisse, qui ne s'aplanisse devant ce système loyalement pratiqué. Quelle simplicité inespérée n'acquerrait pas la question romaine, qui est censée si grosse de périls, si l'on se décidait à lui appliquer cet expédient qui, dans un pays libre, est la condition même de toute grande décision politique? Les hésitations du gouvernement français ne sont un mystère pour personne, il n'est plus arrêté aujourd'hui que par une responsabilité redoutée; or, cette responsabilité, pourquoi ne la laisserait-il pas à la nation à qui elle revient de droit, dans une question de si haute importance? Si on l'interrogeait en ce moment par de nouvelles élections dont l'objet serait clairement désigné à l'avance, croit-on que sa réponse, quelle qu'elle fût, pourrait être mise en question par un parti, et le gouvernement, qui la prendrait pour règle de conduite, ne gagnerait-il pas en force morale aussi bien qu'en solidité?

A nos yeux, cette réponse ne serait pas douteuse dans les circonstances actuelles; elle se prononcerait à une immense majorité dans le sens d'une évacuation de Rome par nos troupes; mais ce n'est point une raison suffisante, selon nous, pour que le gouvernement se croie autorisé à présumer une volonté qui n'est pas explicite, et à trancher la question par lui-même comme on l'y sollicite, et comme à la rigueur il le peut légalement si cela lui convient. Nous dirions même qu'il est intéressé plus que personne à ce que la nation soit consultée; mais ce n'est pas son intérêt qui nous touche en ceci. Nous ne sommes préoccupé ici que des complications ultérieures de ce grand démêlé entre le catholicisme et la liberté, et nous croyons qu'on doit autant à la grandeur des intérêts qui sont en cause, qu'à la durée même de l'œuvre qu'on entreprend, d'attacher à cette détermination le souvenir d'une imposante manifestation nationale, qui ne permette

Tome X. 37° Livraison.

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pas qu'on essaye jamais de revenir en arrière sur ce point. C'est là le seul moyen de clore le débat d'une façon définitive. Un firman ministériel, quelque appuyé qu'il soit par l'opinion publique, est toujours sujet à contestation; ce qu'il a fait, un autre peut le défaire; il stimule les intrigues au lieu de les décourager. Il n'en est pas de même d'un engagement solennel pris par la nation elle-même. Il ôterait aux ennemis de cette mesure tout espoir de relever jamais une domination universellement condamnée, et en même temps il montrerait à tous les yeux le néant de l'influence dont ils se vantent, et qui n'est redoutable que pour ceux qui la craignent.

Compte-t-on qu'il se puisse présenter jamais un moment plus favorable pour opérer pacifiquement cette révolution depuis si longtemps imminente? Ce serait une étrange illusion. En France, les esprits sont exaspérés par cette longue attente qui paralyse lout, et l'opinion publique poursuit la lutte pour son propre compte, en accusant les irrésolutions d'un gouvernement qui recule devant des périls imaginaires, et qui perdra tous les bénéfices de sa détermination pour n'avoir pas su la prendre à temps. A tort ou à raison, sa conduite envers la cour pontificale est universellement assimilée à celle qu'on lui a vu tenir envers le roi de Naples à l'époque du siége de Gaëte. Tout le monde le sollicitait alors de retirer sa flotte, de même qu'on lui demande aujourd'hui de rappeler sa garnison, et il s'y décida si tardivement, que personne ne lui en sut gré. Encore faut-il noter que son appui alors offert spontanément à un roi déchu et à moitié désarmé, est exploité aujourd'hui par une cour ouvertement hostile, et qui ne se sert de notre protection que pour nous nuire. Ces provocations, l'attitude dédaigneuse et irritante de nos ultramontains si oublieux de leur propre histoire, font au cabinet français la partie aussi belle qu'il eût pu le souhaiter, car il trouverait l'esprit public prêt à prendre parti contre ses adversaires; un tel concours n'est pas tellement commun aujourd'hui qu'on ait le droit d'en faire fi.

Cette opportunité est encore plus clairement indiquée en Italie, où tout le monde croit le moment décisif arrivé et l'attend avec une confiance que nous sommes loin de partager en France. Il faut une foi plus robuste que la nôtre pour attribuer une telle signification à la présence d'une escadre française à Naples et au remplacement de M. de Goyon à Rome. Si ces actes nous annoncent, comme on l'assure, un dénoûment prochain dans les affaires de Rome, nous avouons ingénument que leur symbolisme n'est pas assez trans

parent pour notre faible imagination, et que le rapport qui existe entre cette cause et cet effet nous échappe. Quoi qu'il en soit, les Italiens ont sur ce point une conviction très-arrêtée, qui n'a pas été étrangère sans doute aux ovations extraordinaires que le roi VictorEmmanuel vient de recevoir à Naples. On a beau leur démontrer qu'ils se font illusion, ils persistent dans leur opinion, en quoi il faut les approuver lors même qu'ils seraient dans la plus complète erreur, car les erreurs de ce genre sont, comme on l'a vu plus d'une fois, très-susceptibles de devenir des vérités lorsque toute une nation les adopte avec passion. Sous ce rapport l'Italie a déjà fait des miracles. Rien de plus communicatif que la persuasion d'un peuple qui maintient son dire avec persévérance envers et contre tous. Il s'opère à son profit une sorte de fécondation mystérieuse qui, d'une espérance, d'un vou, forme une indestructible réalité. C'est ce qu'on pourrait vraiment appeler une opération du Saint-Esprit.

L'accueil que Naples a fait au roi Victor-Emmanuel, sans avoir la portée que les exagérations optimistes lui attribuent, réduit à ses véritables proportions le malentendu qui a subsisté jusqu'à présent entre le Piémont et les populations de l'Italie méridionale. Il devient évident que la principale cause des discordes dont le royaume de Naples a été le théâtre depuis deux ans, doit moins être imputée à l'unité italienne, qui est chère à toutes les classes éclairées, qu'aux méprises d'une administration inexpérimentée, placée en face d'une population corrompue par le gouvernement le plus dégradant que l'Europe ait connu dans ce siècle. Ceux qui se plaisent à représenter comme un mouvement national les déprédations et les excès de cette populace turbulente un moment déchaînée par le hasard d'une révolution seraient bien en peine de définir quel est le régime qui pourrait la contenter.

S'ils avaient la franchise de nous répondre que le régime qu'ils regrettent pour les Napolitains est celui que Garibaldi est venu détruire, nous oserions leur dire à notre tour que nous préférons un gouvernement qui mécontente les bandes errantes des Abruzzes à celui qui mitraillait au 15 mai la libérale bourgeoisie de Naples, et qui envoyait Poërio au bagne. Si l'on ne peut gouverner à Naples sans risquer d'y déplaire à quelqu'un, nous préférons le régime qui porte dans ce pays les institutions constitutionnelles et les améliorations économiques et industrielles, en troublant le repos de quelques héros de grands chemins, à celui qui ne s'y maintenait qu'en excitant contre les classes indépendantes et éclairées les appétits envieux et serviles d'une démocratie de lazzaroni.

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