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L'Histoire de la Révolution de 1848 se termine par ces journées de juin. Quelques pages intitulées la Réaction contiennent le bref récit de l'administration du général Cavaignac. En effet, malgré la valeur personnelle du nouveau chef du pouvoir exécutif, son gouvernement n'est que la transition entre l'ordre de choses qui finit en juin et celui qui commence en décembre. Après la victoire de juin, la république, que ses propres divisions ont déchirée, peut vivre encore de nom et dans ses formes extérieures; elle est morte en réalité, ensevelie sous les barricades.

Il serait superflu de louer ici le génie littéraire de Daniel Stern. Son style ferme, rapide, précis, coloré, d'une constante élégance, heu reusement varié de tours et d'expressions, d'une clarté et d'une harmonie parfaites, est d'un des maîtres de notre temps. En revoyant cette histoire écrite par lui il y a dix années, l'illustre écrivain, sans altérer le caractère imprimé à son récit par l'influence immédiate des événements, n'a pas négligé d'y faire, au point de vue de l'art, les corrections que lui enseignaient l'expérience et la maturité du talent. Voici un portrait d'Auguste Blanqui qui rappelle la manière de Salluste :

« La nature avait fait de lui un chef de conjurés. Par une certaine puissance fébrile de pensée et de langage, il attirait et soumettait à ses volontés les hommes de tempérament révolutionnaire. Petit, chétif, l'œil brillant d'un feu concentré, portant déjà le germe d'une maladie de cœur que les veilles, le dénûment, la prison, devaient rendre incurable, il paraissait chercher, par l'ardeur de ses colères, à ranimer dans son sein le souffle frêle d'une existence qui menaçait de s'éteindre avant qu'il eût assouvi son ambition... Resserrer plus fortement le lien détendu des traditions jacobines, planter plus loin et plus haut que personne le drapeau de l'égalité, personnifier en lui la douleur, la plainte, la menace du prolétaire tant de fois déçue par des révolutions avortées, s'emparer ainsi de la dictature des vengeances, pousser en un jour de triomphe ce qu'il a appelé le mugissement de la Marseillaise; tenir, ne fût-ce qu'une heure, la société tremblante sous sa main de fer tel paraît avoir été le rêve de ce cœur taciturne. Ce rêve, communiqué à demi, exalté par un ascétisme qui accroissait chaque jour son besoin d'émotions, lui donnait sur la jeunesse un grand ascendant. Il était doué, d'ailleurs, de facultés rares. Il possédait, avec l'audace de l'initiative, une rare intelligence des oscillations de l'opinion et des prises que donne sur elle la circonstance. Jamais entravé par le besoin de repos, patient, habile au travail souterrain des conjurations, simulé et dissimulé, comme parle Salluste, prompt à ouvrir des courants électriques à travers les masses, il était versé dans l'art d'attiser, en le contenant, le feu des passions. Par sa vie pauvre et cachée, par la souffrance empreinte sur ses traits, par le sourire sarcastique de sa lèvre fine et froide, par la verve d'imprécation

qui, tout à coup, jaillissait comme malgré lui de sa réserve hautaine, il inspirait tout ensemble la compassion et la crainte, et faisait jouer à son gré ces deux grands ressorts de l'âme humaine. »

Voici maintenant une description qui, à la place où l'auteur l'a mise, forme un contraste poétique d'un art exquis avec les scènes qu'il vient de retracer. Après l'expulsion des trois cents hommes qui, en février, s'étaient établis au palais des Tuileries, on rouvre le jardin au public:

« Tout y avait repris l'aspect le plus tranquille; il ne restait aucune trace de désordre. Le printemps y faisait sentir déjà sa douceur précoce; la séve des marronniers rougissait les bourgeons. Les divinités de marbre, noircies sous la brume d'hiver, semblaient se ranimer dans l'atmosphère transparente qu'attiédissaient les premiers rayons du soleil de mars; l'iris parfumait les plates-bandes. Les enfants parisiens accoururent et se répandirent dans ces vastes espaces, sans se douter que le sable qu'ils foulaient de leurs rondes joyeuses avait enseveli des cadavres. Les oiseaux n'avaient pas interrompu leurs gazouillements pour écouter les cris de la guerre civile. Le sang humain n'avait pas empêché la violette de fleurir. Les cygnes nageaient paisiblement en cercle au bord des bassins, attendant le pain accoutumé. L'enfance et la nature sont soumises aux seules lois divines: elles ne sentent pas l'atteinte des révolutions qui bouleversent les institutions humaines. >>

Ce livre équitable, sensé, généreux, plein de vues élevées, de saines appréciations, de nobles idées, restera comme un monument précieux de l'époque où il a été fait et des événements qu'il retrace. Il fait honneur à l'esprit qui l'a conçu, au talent qui en a tracé les pages, aux convictions qui l'ont inspiré, aux principes dont il est la glorification, aux hommes dont il raconte et justifie les actes, à l'époque dont il redit les événements et dont il a reçu l'inspiration. Œuvre d'un grand esprit et d'un noble cœur, il entre, par le sentiment autant que par la pensée, au fond des problèmes de notre temps; on ne le lit pas en vain, mais on garde de cette lecture une impression profonde et durable. Quant à la leçon qui ressort de cette histoire, c'est celle que donnent les événements. Il y a quelque chose à apprendre pour tout le monde dans le récit de nos divisions et de nos luttes récentes; et ce n'est pas inutilement que, du sein du calme et du silence, l'esprit se reporte vers ces époques d'agitation et de bruit où ont été posés devant l'opinion les problèmes non résolus d'où dépendent, pour l'avenir, la paix, la prospérité, le progrès social et politique. LOUIS DE RONCHAUD.

SONNET.

A C. LORCET.

Comprendre la beauté, la rechercher sans cesse;
En recueillir partout les vestiges épars;

Dans le sombre océan de l'humaine bassesse
Découvrir cette perle, y fixer ses regards;

Quelle que soit la place où le sort vous délaisse,
Élever dans son âme un temple à tous les arts;
N'adorer que le beau dans une douce ivresse,
Et laisser le vulgaire acclamer les Césars;

N'est-ce pas le seul lot digne de notre envie?
Hélas! et sans vouloir calomnier la vie,
N'est-ce pas le seul bien et la seule grandeur?

Sois heureux, ô Lorcet ! telle est ta destinée.
Patiente, et bientôt, achevant ta journée,
Tu verras du vrai beau l'éternelle splendeur.

ÉDOUARD GRENIER.

I

Avouons-le tout de suite; la France ne joue qu'un rôle secondaire à l'heure qu'il est, et Paris n'est plus qu'une petite ville du continent où les Japonais et autres étrangers s'arrêtent un instant en route pour l'Angleterre. On va à Londres, on y est ou l'on en revient : il faut choisir entre ces trois positions. On a beau se débattre, et dire, comme les neuf dixièmes de ceux qui passent la Manche, qu'on ne tient pas du tout à voir l'Exposition, bon gré mal gré, on fait le voyage, ou tout au moins on dit qu'on le fera. Et d'abord, il faudrait n'avoir jamais connu un Anglais de sa vie pour ne pas recevoir une invitation pressante dans ce moment-ci. Les bateaux de Boulogne et de Calais ont beau apporter leurs quatre cents passagers par jour, rien ne contente ces insulaires, insatiables dans leur hospitalité. Encore, encore, et toujours, disent-ils; à ce point qu'il me vient parfois la crainte que la Grande-Bretagne tout entière ne soit submergée et ne coule subitement, comme ces bateaux dans lesquels des passagers s'entassent en trop grand nombre et avec trop de précipitation. Qu'est-ce, en effet, après tout, que l'Angleterre, si ce n'est un grand navire toujours à l'ancre au milieu de l'Océan, en vue de nos côtes de France? Qu'est-ce que ses flottes, sinon des embarcations plus petites qui se détachent du bord pour aller explorer et reconnaître le monde entier? Je pourrais pousser la comparaison beaucoup plus loin, et parler de l'équipage si actif, si docile à la manoeuvre, et si dévoué à l'heure du péril; des timonniers qui se succèdent à la barre, et qui tous, qu'on les prenne à droite ou à gauche, à tribord ou à bâbord, tiennent les yeux fixés sur cette boussole de l'opinion publique qui leur trace la route; mais, outre qu'il est toujours dangereux de poursuivre jusqu'au bout une image, je ne veux pas m'embarquer encore. Avant de quitter le continent, il faut bien dire quelques mots de ce que nous avons fait, nous autres, depuis un mois : ce ne sera pas long.

Procédons chronologiquement: si humble que soit une besogne, un peu de méthode ne nuit pas. Le mois dernier, je parle, bien entendu, du mois de la Revue, qui commence au 10,

Tome X.-37. Livraison.

s'est achevé

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justice, sachez-le bien, a généralement mauvaise opinion des gens qui ont eu affaire à elle, même sans raison.

On a dit, à ce sujet, que M. Chaix d'Est-Ange était allé, il y a peu de temps, en Angleterre pour y étudier de près le système de la mise en liberté sous caution, qui, dans ce pays-là, a circonscrit la prison préventive dans les limites les plus étroites qui soient compatibles avec les intérêts de la société. Il va sans dire que le sentiment égalitaire, qui domine chez nous, se révoltera à l'idée d'une législation où l'on croira voir des priviléges attachés à la fortune, et qu'il ne serait pas possible, ni même désirable d'adopter ici le système anglais dans son entier. Espérons toutefois que le voyage de M. le procureur général pourra produire quelques utiles modifications. Outre que la caution exigée de l'accusé se proportionne facilement aux moyens qu'il a de la fournir, il faut se rappeler que l'égalité même ne trouve pas toujours son compte à ce que chacun soit traité de la même façon. Ce niveau général sous lequel on fait passer tout le monde n'est souvent qu'une pompeuse injustice infligée par les théoriciens de l'égalité. Il est non-seulement certain que la privation de liberté n'est pas un mal égal pour tous les hommes, mais encore que la détention de tel homme peut être un fort grand mal pour beaucoup d'autres gens qui ne sont ni coupables ni même accusés. Ajoutons que plus la position de l'accusé est élevée, plus grand est le nombre des intérêts qui se concentrent en lui, et qu'en conséquence cette liberté de fournir caution qui, au premier abord, paraît un privilége accordé au riche, pourrait, avec plus de raison, être considérée comme une concession que la justice abstraite fait à l'utilité publique. Le dernier des commis de M. Mirès eût peut-être autant souffert en prison que son patron, mais, en dehors du cercle très-restreint de sa famille, personne n'eût été lésé; tandis que des milliers de familles ont ressenti le contrecoup de la longue détention de celui auquel, à tort ou à raison, elles avaient confié leurs intérêts. En Angleterre, les juges jouissent d'une grande latitude en cette matière de caution, et, presque toujours, ils en usent sagement. On peut généralement se fier sans crainte à l'équité d'hommes qui sont à la fois très en évidence et très-responsables, auxquels l'esprit de corps, à défaut de l'esprit de justice, impose l'indépendance vis-à-vis du pouvoir, et dont une presse libre contrôle et critique tous les actes. Il ne faut pas l'oublier, en Angleterre la justice elle-même est justiciable, comme tout le reste, de l'opinion publique exprimée dans les journaux. C'est cette dernière garantie surtout qui fait qu'on y peut, sans inconvénient, laisser tant de choses à l'appréciation individuelle.

En France, par contre, il se présente un phénomène singulier. In

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