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HISTOIRE

DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PAR DANIEL STERN'.

Le moment était opportun pour faire une nouvelle édition de l'Histoire de la Révolution de 1848. Il est intéressant aujourd'hui de rechercher dans ce livre, commencé au lendemain des barricades et terminé au lendemain du coup d'État, la trace laissée par les événements dans les jugements et les impressions de l'auteur. Quel jugement portait de cette révolution de 1848 et de ceux qui l'ont dirigée ou subie l'éminent historien qui s'est donné pour tâche de les faire connaître? Quelles étaient, au fort du mouvement et de la lutte qu'une paix morne a remplacés, les impressions d'un témoin ému, mais judicieux, d'un observateur sympathique, mais équitable, en face de ces récents et considérables événements de notre histoire nationale?

Cette époque de 1848 est à la fois très-loin et très-près de nous. Depuis le jour où périt la monarchie de Juillet, abandonnée par ses partisans, jusqu'à l'heure où nous sommes, la distance est grande et bien des événements la remplissent. Des hommes qui ont présidé au mouvement de Février ou qui s'y sont associés, dans le gouvernement ou dans les assemblées, beaucoup déjà sont morts, d'autres sont en exil; d'autres, retirés dans la vie privée, occupés d'affaires ou d'études, recueillent en silence leurs souvenirs. Quelques-uns de ceux qui avaient applaudi avec le plus d'enthousiasme à la victoire du peuple ont embrassé d'autres idées, jouent un autre rôle sur un nouveau théâtre. Une génération nouvelle s'est élevée. Étrangère par son âge aux idées et aux émotions d'une époque dont elle n'a pu que voir les agitations sans y prendre part et sans les comprendre; portant, dans la carrière qui s'ouvre devant elle, des préoccupations différentes, elle juge à son point de vue les événements qui se passaient

1. 2 volumes, Bibliothèque-Charpentier.

autour de son berceau, les sentiments qu'elle n'a point eus, et les espérances qu'elle n'a ni conçues ni partagées.

Et cependant ni la mémoire de ces événements n'est morte, ni la tradition des idées qui les ont produits n'est perdue. Nous voyons debout parmi nous des hommes qui, à l'heure du péril, ont prêté à l'État chancelant l'appui, alors apprécié, de leur patriotisme, de leur courage et de leur éloquence. Leur attitude seule est un enseignement; elle apprend à la nouvelle génération à respecter et à honorer en eux la fidélité à ce qu'on regarde comme le droit, même et surtout dans la contraire fortune; elle est pour les jeunes gens un témoignage de la trempe généreuse que la liberté donne aux caractères. La Révolution, d'ailleurs, n'a pas arrêté son cours; au contraire, elle poursuit silencieusement, mais constamment, sa marche au sein d'un ordre de choses qui semblait d'abord formé pour lui servir de digue. A cause d'elle, les nations étrangères ont les yeux fixés sur la France, épiant, avec des alternatives d'espérance et de crainte, son repos et ses agitations, les mystères de son opinion publique ou les secrets de la politique de son gouvernement.

Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, on n'enlèvera pas dé l'histoire de notre pays cette date de Février 1848. Glorieuse ou fatale, elle domine, d'un signe impérieux, les événements et les pouvoirs qui sont nés d'elle; elle leur trace une route dont ils ne peuvent longtemps ni beaucoup s'écarter. Sans doute le développement que suit la Révolution n'est pas celui qu'on pouvait prévoir au lendemain des barricades. Mais si la révolution de 1848, comme une fille ingrate, s'est soustraite à l'autorité de ceux qui l'avaient mise au monde, elle n'a pas cessé pour çela d'obéir à une loi supérieure à laquelle n'échappent ni ceux qui l'ont servie ni ceux qui l'ont combattue. Les destidées s'accompliront, et la démocratie s'organisera en dépit des mécomptes et des résistances.

Dans une admirable préface adressée à la jeunesse, Daniel Stern a signalé le caractère nouveau de la Révolution :

« La révolution a quitté le monde souterrain des conjurations et des sociétés secrètes; elle a cessé dans le même temps d'agiter la place publique. Elle n'exalte plus les imaginations; elle ne parle plus par la voix des sibylles et des prophètes; le trépied est renversé; l'oracle se tait; les ténè bres et les mystères sont évanouis. C'est au grand jour de la raison publique que la Révolution s'avance à pas comptés, à visage découvert. C'est dans les réalités palpables, dans la science, dans l'industrie, dans la rigueur mathématique des vérités positives qu'elle a trouvé sa force et fondé sa puis

sance. »

La Révolution, pour Daniel Stern, c'est l'esprit même du siècle et

la nécessité des choses. Aussi se sent-il rassuré, quelles que soient les vicissitudes et les alternatives; il sait que l'œuvre se poursuit, que le progrès ne s'arrête pas. Quant à cette jeune génération à laquelle il dédie aujourd'hui son histoire, il a confiance en elle, malgré ce qu'il a entendu dire. Elle est sceptique, on l'assure, et il faut bien le croire; comment ne le serait-elle pas? Ne marche-t-elle pas les pieds dans les ruines, et ne cherche-t-elle pas en vain partout autour d'elle une croyance qui n'ait pas été ébranlée, sinon détruite, une espérance qui n'ait pas été trompée trois fois? Ce ne sont pas l'amour et le désir du bien qui lui manquent; mais elle se défie des enthousiasmes qui n'ont rien produit, et craint de s'abandonner à des illusions généreuses. Son scepticisme n'est pas de l'indifférence, c'est de l'incertitude et de la tristesse. De quel droit le lui reprocherions-nous? N'est-il pas une peine subie pour des fautes qu'elle n'a pas commises? Bien loin de s'en effrayer, Daniel Stern sent, au contraire, s'en accroître sa confiance; il voit, dans ce doute sérieux et sincère, une garantie sérieuse contre la durée des réactions et contre tout retour à l'ordre ancien. <«< L'esprit de critique et d'examen, qu'est-ce autre chose, dit-il, que la pensée révolutionnaire, qui de Descartes à Condorcet, de Calvin à Voltaire, n'a cessé, depuis trois siècles, d'agiter et de pousser en avant la pensée française ? »

Je suis de cet avis; mais il est bien entendu que ce doute ne doit être qu'un état passager. L'esprit de critique seul ne peut faire qu'une œuvre de dissolution, qu'ajouter de nouvelles ruines à celles qui déjà encombrent le sol. Il faut qu'un esprit s'élève, qui joigne la réflexion à l'enthousiasme et la foi à l'examen; lui seul pourra finir la Révolution et établir l'ordre nouveau. Comme Daniel Stern, je crois que la jeunesse saurait préférer la liberté avec tous ses périls à la servitude avec toute sa tranquillité; mais il faut pour cela d'abord qu'elle ait foi dans la liberté. Or, rien ne peut mieux que les écrits de Daniel Stern luimême lui inspirer cette foi généreuse, qui n'est, au fond, que le sentiment et la conviction de la noblesse, de la dignité de notre nature. Malheur aux nations qui les auraient perdus! La servitude serait leur lot à jamais. Dans tout ce qui est sorti de sa plume, Daniel Stern se montre pénétré de cette idée que la liberté est le remède souverain aux maux que l'humanité souffre depuis tant de siècles dans son âme et dans son corps; il croit à la vertu de la liberté, et lui confie en pleine sécurité l'organisation de la société future. Avant d'écrire sur la politique, Daniel Stern avait exposé ses idées dans un livre de philosophie que n'a oublié aucun de ceux qui l'ont lu, et dont plus d'un a senti l'influence; il y fait de la liberté le principe non-seulement de nos droits, mais de nos devoirs. Pour quiconque a suivi, avec l'in

térêt qu'elle mérite et qu'elle fait naître irrésistiblement, le développement de cette haute intelligence, dont ceux mêmes qui ne partageraient pas toutes ses vues ne peuvent méconnaître la puissance et la grandeur, la politique de Daniel Stern n'est que le complément logique de sa philosophie.

Cet amour de la liberté éclate à toutes les pages de l'Histoire de la Révolution de 1848. Partisan de cette révolution, Daniel Stern repousse tour à tour chacun des partis ou des hommes qui, à un certain moment ont prétendu la rétrécir à leur mesure ou l'absorber à leur profit. Pour lui, la révolution n'est ni un homme, ni un parti, ni un système; c'est le mouvement général des choses et leur inflexible logique qui déjouent sans cesse les dictatures et ne se laissent pas gouverner par les théories. Personne n'a mieux compris ni mieux fait ressortir le caractère social de ce mouvement de Février; caractère qui, dès le premier jour, lui a été donné par l'instinct populaire; mais en faisant l'histoire de l'origine et des progrès du socialisme, en analysant les doctrines qui ont préparé la révolution, depuis l'heure où, né de la misère et des souffrances du prolétariat, le socialisme s'est révélé à quelques esprits attentifs dans les travaux de ses premiers docteurs, jusqu'au moment où le triomphe du peuple le proclame sur les barricades, l'historien de 1848 s'attache constamment à distinguer du profond malaise et du sentiment douloureux qui ont donné naissance aux questions sociales, les solutions hâtives, désordonnées, les absurdes et dangereuses utopies par lesquelles on a proposé d'y remédier. Également éloigné de tout dédain systématique et de toute présomption doctrinaire, il n'ignore pas que la société ne se laisse pas mettre en expérience et que le temps et la liberté peuvent seuls organiser la démocratie; mais il sait reconnaître le mal à ses symptômes, éclairé qu'il est, dans son étude de la société de notre temps, par une ardente sympathie pour les masses populaires et par une profonde intelligence de leurs besoins.

En effet, la sympathie pour le peuple est, avec le culte de la liberté, parmi les traits saillants du livre de Daniel Stern. Ce qu'il admire, à travers la confusion des idées et des tendances révolutionnaires, ce qui lui inspire un constant intérêt, c'est la force et la simplicité du sentiment populaire qui, en dépit des erreurs, des fautes, de l'insuccès final, a donné et maintenu à la révolution son caractère d'héroïsme, de modération, de grandeur; c'est la foi naïve de ce peuple des barricades dans la puissance du droit, dans l'avénement de la justice; c'est son courage dans la lutte, sa générosité dans la victoire, sa patience dans l'épreuve aussi longtemps que l'espérance ne l'a pas abandonné, sa confiance dans les hommes qu'il a une fois reconnus

pour ses guides; c'est l'instinct inné du bien et du juste qui, au moment même où une révolution aussi imprévue que soudaine, en renversant un gouvernement qui avait eu le tort de ne se point assez préoccuper des intérêts et du sentiment populaires, venait de constituer ce peuple souverain absolu sur la ruine de tous les anciens pouvoirs, lui fit, à diverses reprises, écouter la voix de la raison, parlant par la bouche d'austères conseillers, de préférence aux suggestions plus ou moins intéressées qui flattaient ses passions. Sans doute, il ne garda pas toujours cette sagesse, qu'admiraient, après Février, les hommes les moins suspects d'inclination ou de complaisance pour la démocratie. Mais, s'il céda plus tard à des entraînements qui s'expliquent, par la misère, par une longue attente et par de grandes déceptions; s'il déchira, dans un jour de colère et d'égarement, le pacte signé entre lui et la bourgeoisie, sur les pavés encore chauds des barricades, et dont la république était le gage; s'il combattit le gouvernement qu'il avait lui-même établi; s'il versa le plus pur, le plus généreux sang, celui d'amis dévoués de sa cause et celui d'héroïques victimes du devoir et de la nécessité, qui avaient marché contre lui au nom de l'honneur militaire ou de la société menacée, il faut le plaindre d'une méprise qu'il a lui-même payée cher; car, à part les souffrances, les causes d'irritation légitime ou illégitime, les craintes, les défiances, qui peut dire quelles secrètes menées de certains hommes ou de certains partis ont poussé à la révolte ce peuple aigri, soupçonneux, abusé, et amené, comme par une sorte de fatalité, ces terribles journées où la république, séparée en deux camps, combattit sous deux drapeaux, et où le triomphe de l'ordre devait avoir pour conséquence la ruine de la liberté?

C'est pour n'avoir donné qu'une attention insuffisante au sort des classes laborieuses que le gouvernement de Louis-Philippe a péri; Daniel Stern le démontre en plusieurs endroits avec une remarquable évidence. Tout en rendant justice à ce gouvernement honnête et libéral, l'historien a tracé des principaux hommes d'État qui ont conduit sa politique des portraits qui resteront. Uniquement attentifs au jeu des institutions parlementaires, l'accord avec ce qu'on appelait le pays légal paraissait à ces ministres de la monarchie constitutionnelle le chef-d'œuvre de l'habileté gouvernementale et le gage assuré de la paix publique. Aussi la révolution qui les renversait leur sembla-t-elle un effet sans cause, et, à l'heure qu'il est, ils la qualifient encore de surprise. Telle n'est pas l'opinion de son historien. Entre plusieurs passages de son livre consacrés à réfuter ceux qui ne veulent voir dans la révolution de Février qu'un simple accident, j'en choisis un où les idées de l'éminent écrivain sur cette révolution, ses

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