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le plus humble des hommes, et l'on ignorerait même son nom si Lancelot, dans ses Mémoires, ne l'avait révélé. Il s'appelait M. de Bernières, maître des requêtes au parlement; « il se constitua comme le procureur des provinces désolées, et, pour cet effet, vendit sa charge.>> Il fonda une sorte d'association, provoqua par tous les moyens les aumônes, l'assistance en nature. Port-Royal le seconda avec zèle: << Dites à M. de Bernières, écrivait la mère Angélique (17 janvier 1649), que j'ai trouvé une meilleure invention que lui pour le potage des pauvres... » Et elle, communique sa découverte que voici : Dans dix ou douze seaux d'une sorte de bouillon, « on met pour quarante sous de pain: il y en a pour cent cinquante personnes, qui n'ont rien autre chose. » M. de Bernières profita de cette recette; dans une instruction qu'il publia, et qui est adressée aux seigneurs des villages malheureux, on trouve les détails suivants :

Il faudra remplir d'eau une marmite ou chaudron contenant, bord à bord, 5 seaux, dans laquelle on mettra par morceaux environ 25 livres de pain, 7 quarterons de graisse ou de beurre, selon les jours gras ou maigres, 4 litrons de pois ou fèves avec des herbes, ou demi-boisseau de navets ou de choux, poireaux ou oignons, ou herbes potagères, et du sel pour 14 sous environ. Le tout, cuit ensemble, revenant à 4 seaux, suffira pour cent personnes, et leur sera distribué avec une cuiller contenant une écuellée, qui est une portion, et toute cette nourriture ne reviendra qu'à cent sous pour cent personnes ou au plus 18 deniers (1 sou 1/2 pour chacune). On peut aussi mettre dans les marmites quelques viandes, comme des entrailles de bœuf, mouton ou veau, lesquelles suppléeront à la graisse, pois et navets, et ne coûteront pas davantage. »

Le lecteur trouvera peut-être qu'une écuellée de ce mélange équivoque était une assez triste pitance, et qu'en dépit de la distinction des jours gras ou maigres, les malheureux qu'on nourrissait ainsi faisaient réellement maigre tous les jours. Et pourtant c'étaient encore des privilégiés. L'insuffisance de ces secours n'en diminue point le mérite '.

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comme en eurent souvent les gens de PortUne idée originale, Royal, plus novateurs en tout qu'ils ne pensaient l'être, ce fut d'appeler la presse au sécours de la charité. Tandis que les sèches gazettes du temps s'occupaient de futilités, cérémonies, nouvelles de cour, M. de Bernières eut l'idée de fonder une sorte de journal de la

1. Le protestantisme ne resta pas en arrière. Une remontrance faite au roi par l'archevêque de Sens parle de quêtes faites par les réformés et qui s'élèvent à cinq cent mille livres.

charité. C'étaient des bulletins ou Relations tirées à quatre mille exemplaires environ, « véritable publicité mise au service des indigents,» dit M. Feillet. On y donnait le détail des misères à secourir. On communiquait au public les rapports de ceux qui s'occupaient de l'assistance en divers lieux; on y indiquait les moyens de soulager les pauvres. La recette pour la soupe, que nous venons de citer, parut dans une de ces relations. Cette publication dura de septembre 1650, à décembre 1655.

Voilà quelle fut l'œuvre de M. de Bernières et de Port-Royal; en voici maintenant la récompense.

Au lieu de rivaliser d'efforts avec les jansénistes, les jésuites trouvèrent plus court de les dénoncer. Le père d'Anjou, prêchant dans l'église de Saint-Benoît, s'écria: « Qu'il savait que les aumônes publiques qu'on avait recueillies pour les pauvres de Champagne et de Picardie avaient été employées à entretenir des gens qui dogmatisaient contre l'Eglise. » Ceci désignait les jansénistes. On sacrifia donc l'intérêt des pauvres à celui de l'orthodoxie romaine. M. de Bernières fut frappé : << son attachement pour Port-Royal amena la disgrâce de l'homme dont la généreuse initiative avait peut-être sauvé d'une ruine complète deux provinces entières. Le 7 avril 1661, M. de Bernières partait pour Issoudun, où il était exilé, et où il mourut le 34 juillet 1662. La reconnaissance publique protesta, il est vrai, contre la coupable et incroyable ingratitude du pouvoir: « En un seul jour, dit M. SainteBeuve, il y eut jusqu'à quatre cents carrosses de gens qui vinrent lui faire leurs adieux; » puis ce fut tout, et une grande iniquité s'accomplit tranquillement, iniquité qui ne crie pas moins contre le gouvernement de Louis XIV que les ruines mêmes de PortRoyal'. >>

Et cependant, qu'avait-il donc fait pour soulager tant de misères, ce gouvernement qui, dans la détresse publique, savait trouver de l'or pour ses fêtes ou pour en gorger ses créatures? Il faut le dire: il protégea Vincent de Paul, dont l'humble et docile caractère ne l'alarmait point autant que l'inflexibilité du jansénisme. Mais voici à quoi se réduisait sa protection: Une ordonnance de 1651, découverte par M. Feillet, constate que « les gens de guerre passant ou séjournant dans les lieux où les missionnaires de M. Vincent se sont trouvés, ont pris et détroussé les ornements d'église et les provisions de vivres, d'habits et d'autres choses qui étaient destinées aux pauvres. » Pour y remedier, le gouvernement ne peut qu'une chose: c'est d'interdire le séjour des troupes dans les villages des frontières de Picardie et de Champagne,

1. Feillet, p. 243.

<< pour lesquels lesdits prêtres de la mission leur demanderont sauvegarde pour assister les pauvres et les malades. » Ainsi, on ne peut prévenir les pillages des soldats qu'en les écartant des lieux qu'on veut épargner. M. Feillet a raison de se féliciter de la découverte de cette pièce rien ne révèle mieux la profondeur du mal, et aussi l'impuissance du gouvernement.

Dans l'histoire de la Fronde, si navrante quand on va au fond, et à certains égards si repoussante quand on s'en tient au récit des trahisons et des cupidités de toutes sortes étalées dans tant de Mémoires, ces efforts d'une philanthropie opiniâtre sont peut-être la seule chose qui console et remonte le cœur. Ajoutez-y, au début de la lutte, la conduite vraiment noble du parlement. C'est un point sur lequel M. Feillet n'a peut-être pas assez insisté. Nulle résistance ne fut plus légitime que celle du parlement, soulevé contre le gaspillage et les excès financiers de Mazarin. Cette patriotique opposition fut ennoblie surtout par un rare désintéressement. Mazarin avait cru forcer la main au parlement et le contraindre à enregistrer ses édits (notamment un édit très-onéreux sur les entrées), en menaçant les intérêts particuliers de chacun de ses membres : c'était une de ces ruses corruptrices qui lui étaient familières, et où se montrait le vilain cœur, signalé par le cardinal de Retz. La paulette, qui garantissait aux membres du parlement la succession des charges achetées par eux, allait expirer. Par là Mazarin croyait les tenir. « Le parlement n'en défendit pas moins courageusement toute une année le pain du peuple... Mazarin refusa la garantie, envoya le roi au parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les laissant quatre années sans gages. Beaucoup ne vivaient d'autre chose; on leur ordonnait de mourir de faim'. » Ils tinrent bon. Le début de la Fronde fut donc digne de tout intérêt. « Oh! disait P.-L. Courier, si la roture en France n'avait jamais dérogé ! » Mais alors elle dérogea, comme au temps de la Réforme, et, entraînée par cette malheureuse habitude de se chercher des chefs contre les abus parmi ceux qui en vivaient, elle s'adressa aux grands seigneurs avec eux la cupidité, l'ambition, l'intrigue entrèrent dans la Fronde pour n'en pas sortir; tous les caractères en furent dégradés. Que dire de Condé, s'offrant aux Anglais, flattant bassement Cromwell, et plus tard livrant, autant qu'il dépendait de lui, la France aux Espagnols? M. Feillet a flétri, comme il convenait, le rôle odieux de cet homme tant vanté; il a surtout fait ressortir,

1. Michelet, la Fronde, p. 312.

Tome X.- 37° Livraison.

avec une entière évidence, sa part active, sa préméditation dans le massacre de l'hôtel de ville, épouvantable guet-apens, froidement accompli par Condé, uniquement pour frapper Paris de terreur et y établir sa domination. Ce récit redresse bien des erreurs et des impostures consacrées même par le génie. Il y a des chefs-d'œuvre funestes; les oraisons funèbres de Bossuet sont de ce nombre. C'est un travestissement perpétuel de l'histoire vraie. Qui n'a appris dans son enfance le brillant passage où le grand orateur célèbre la bonté, l'humanité, la douceur du prince de Condé ? On n'a, pour contrôler ces assertions, qu'à lire M. Feillet. On y verra démontrée, pièces en main, la férocité impitoyable de ce chef de parti ou plutôt de cet aventurier de haut rang, atroce sans fanatisme, sans aucune de ces convictions passionnées qui peuvent excuser les fureurs de bien des proscripteurs célèbres, d'un Sylla, d'un Richelieu. « Loin de nous les héros sans humanité ! » s'écrie Bossuet en s'étendant sur la bonté de Condé. L'histoire doit le prendre au mot, et ressaisir le droit de flétrir les coupables, dans quelque rang qu'elle les rencontre. Au reste, il semble que le héros sanguinaire eût pris soin de réfuter d'avance ces singuliers éloges par la devise qu'il adopta au sortir de l'enfance : « Il se lèvera comme un jeune lion, et ne se reposera qu'après avoir dévoré sa proie et bu le sang des blessés '. » Il ne s'est reposé que vaincu et réduit à l'impuissance de faire le mal. Quels qu'aient été à son égard les motifs des défiances de Louis XIV, il faut savoir gré au roi d'avoir persisté à tenir presque toujours à l'écart ce méchant homme.

La Fronde, c'est la préface du grand règne. Elle l'explique; elle donne le mot de cet incroyable aplatissement de la France devant un seul homme, pendant plus de cinquante années. Il y a des révolutions violentes, terribles, mais fécondes: la génération qui en souffrit peut s'annuler; mais elle passe, et bientôt la tradition est reprise et agrandie. Il en est d'autres qui dégoûtent l'homme de lui-même, tant elles ont étalé ses turpitudes et ses folies. De la Fronde est sorti un écrivain dont le génie s'est épuisé à prouver l'incurable bassesse de la nature humaine: service immense rendu au despotisme, qui y trouvait sa justification et sa sûreté. Mais quand La Rochefoucauld n'eût pas été là pour dégrader l'homme et l'avilir à ses propres yeux, les évé– nements seuls se fussent chargés de tirer pour tous la même conclusion que le moraliste. C'est que la Fronde, après un début honnête, avait fini par une immense mystification; triste comédie, à laquelle

1. «Sicut catulus leonis exsurget; non dormitabit, donec comedat prædam et sanguinem vulneratorum bibat. » Dans cette devise empruntée à l'Écriture, Condé a substitué vulneratorum au mot decisorum, qui est dans le texte.

le sang même coulant à flots, et les souffrances de toutes sortes, ne peuvent donner un tragique intérêt. Les vaincus valaient les vainqueurs le succès même n'y peut avoir aucun prestige, et la victoire n'y semble qu'une de ces filouteries, dont Mazarin avait l'habitude, selon Retz. Après une telle expérience, plus démoralisante encore que douloureuse, la France, dégoûtée de tout mouvement, s'endormit pour longtemps, et ses souffrances mêmes ne purent la tirer de cette volontaire léthargie. Après avoir sacrifié à Louis XIV ses plus anciennes franchises, elle arriva à n'avoir plus même l'énergie nécessaire pour défendre ses plus palpables intérêts. Elle s'était soulevée contre les dilapidations et les banqueroutes partielles de Mazarin; un demi-siècle plus tard, ce fut avec une inepte et morne résignation qu'elle subit la colossale banqueroute qui couronna le grand règne, la banqueroute des trois milliards!

EUGÈNE DESPOIS.

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