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A

LA BEAUMELLE.

LETTRE

A MONSIEUR ROQUES,

CONSEILLER ECCLESIASTIQUE DU SERENISSIME LANDGRAVE DE HESSE-HOMBOURG.

MONSIEUR,

JE n'ai dédié à perfonne le Siècle de Louis XIV,

parce que ni la vérité, ni la liberté, n'aiment les dédicaces; & que ces deux biens, qui devraient appartenir au genre-humain, n'ont befoin du fuffrage de perfonne. Mais je vous dédie ce fupplément, quoiqu'il foit auffi vrai & auffi libre que le refte de l'ouvrage. La raison en eft que je fuis forcé de vous appeler en témoignage devant l'Europe littéraire. La querelle dont il s'agit, pourrait être bien méprifable par elle-même, comme toutes les querelles, & confondue bientôt dans la foule de tant de difputes littéraires, de tant de différends dont la mémoire fe perd, avant même que la mémoire des combattans foit anéantie. Mais le rapport qui lie cette difpute aux événemens du fiècle de Louis XIV,

les éclairciffemens que les lecteurs en pourront tirer pour mieux connaître ces temps mémorables, ferviront peut-être à la fauver pour quelque temps de l'oubli où les ouvrages polémiques femblent condamnés.

C'est vous, Monfieur, qui m'apprêtes le premier qu'un élève de Genève, nommé M. de la Beaumelle, fefait réimprimer clandeftinement la première édition du Siècle de Louis XIV à Francfort fur le Mein.

C'est vous qui m'apprêtes que cette édition fubreptice était chargée de quatre lettres de la Beaumelle, dans lefquelles il outrage des officiers de la maifon du roi de Pruffe. Votre probité fut furprise de la témérité avec laquelle cet auteur parle de plufieurs fouverains de l'Europe, dans fes commentaires fur le Siècle de Louis XIV, & des belles injures qu'il me dit dans mon propre ouvrage. Vous eûtes la générofité de m'en avertir, vous eûtes celle d'offrir de l'argent à fon libraire pour fupprimer ce scandale.

Je fais bien que la littérature est une guerre continuelle; mais je ne devais pas m'attendre à une pareille excurfion. Je vous écrivis que je ne favais pas comment je m'étais attiré ces hoftilités de la part d'un homme que je n'avais connu à Berlin que pour tâcher de lui rendre fervice. Je me plaignis à vous de fon procédé ; vous eûtes la bonté de lui faire paffer mes juftes plaintes. Il avait l'honneur d'être lié avec vous, parce qu'il s'était destiné à Genève au miniftère de votre religion: & quoique fa conduite femblât le rendre peu digne de cette fonction & de votre amitié, vous aviez pour

lui l'indulgence qu'un homme de votre probité compatiffante peut avoir pour un jeune homme qui s'égare, & qu'on espère de ramener à fon devoir.

Il faut avouer qu'il vous expofa ingénuement la raison qui l'avait porté à l'atrocité que vous condamniez. Je ne puis mieux faire, Monfieur, que de rapporter ici une partie de la lettre qu'il vous écrivit, il y a fix mois, pour justifier en quelque quelque forte fa conduite. La voici mot pour mot.

Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas; , je vais chez lui: il me dit qu'un jour, au fouper "des petits appartemens, M. de Voltaire avait parlé , d'une manière violente contre moi; qu'il avait dit " au roi, que je parlais peu refpectueusement de lui

dans mon livre, que je traitais fa cour philofophe ,, de nains & de bouffons, (a) que je le comparais > aux petits princes allemands, & mille fauffetés

de cette force. Maupertuis me confeilla d'envoyer mon livre au roi en droiture, avec une lettre qu'il " vit & corrigea lui-même. ‚

Il n'eft que trop vrai, Monfieur, que ce cruel procédé trop public de Maupertuis mon perfécuteur a été l'origine du livre fcandaleux de la Beaumelle, & a caufé des malheurs plus réels. Il n'eft que trop vrai que Maupertuis manqua au fecret qu'on doit à tout ce qui fe dit au fouper d'un roi. Et ce qui eft encore plus douloureux, c'est qu'il joignit la fausfeté à l'infidélité. Il eft faux que j'euffe averti fa majefté pruffienne de la manière dont la Beaumelle

(a) Le roi de Pruffe comble les gens de lettres de bienfaits, par les mêmes principes que les princes d'Allemagne comblent de bienfaits les nains & les bouffons &c. Trait du Qu'en dira-t-on.

avait ofé parler de ce monarque & de fa cour, dans fon livre intitulé le Qu'en dira-t-on, ou Mes pensées; je l'aurais pu, & je l'aurais dû en qualité de fon chambellan. Ce ne fut pas moi, ce fut un de mes camarades qui remplit ce devoir. J'ofe en attefter fa majefté elle-même. Elle me doit cette juftice, elle ne peut refuser de me la rendre. Le chambellan qui l'en avertit, eft M. le marquis d'Argens : il l'avoue, & il en fait gloire.

Je n'étais que trop informé des coups qu'on me portait courir chez un jeune étranger, chez un voyageur, chez un paffant; lui révéler le fecret des foupers du roi fon maître, me calomnier en tout; lui rapporter ce qui s'était fait & dit dans mon appartement après le fouper; le déguifer, l'envenimer, comme il eft prouvé par le refte de la lettre de la Beaumelle; c'était une des moindres manœuvres que j'avais à effuyer. Prefque tout Berlin était inftruit de cette perfécution. Sa majefté l'ignora toujours. J'étais bien loin de troubler la douceur de la retraite de Potsdam, & d'importuner le roi notre bienfaiteur commun par des plaintes. Ce monarque fait que non-feulement je ne lui ai jamais dit un feul mot contre perfonne, mais que je n'oppofais que de la douceur & de la gaieté aux duretés continuelles de mon ennemi. Il ne pouvait contenir fa haine, & je fouffrais avec patience. Je reftai constamment dans ma chambre, fans en fortir que pour me rendre auprès de fa majesté quand elle m'appelait. Je gardai un profond filence fur les procédés de Maupertuis, & fur les trois volumes de la Beaumelle, qu'ont produits ces procédés.

Dans le même temps, M. de Maupertuis voulut opprimer M. Kanig autrefois fon ami, & toujours le mien. M. Kanig avait tâché, ainsi que moi, d'apprivoifer fon amour-propre par des éloges; il avait fait exprès le voyage de Berlin pour conférer amiablement avec lui fur une méprise dans laquelle Maupertuis pouvait être tombé. Il lui avait montré une ancienne lettre de Leibnitz, qui pouvait fervir à rectifier cette erreur. Quelle fut la récompenfe du voyage de M. Kanig? fon ami, devenu dès - lors fon ennemi implacable, profite d'un aveu que M. Kanig lui a fait avec candeur, pour le perdre & pour le déshonorer. M. Kanig lui avait avoué que l'original de cette lettre de Leibnitz n'avait jamais été entre fes mains, & qu'il tenait la copie d'un citoyen de Berne mort depuis long-temps. Que fait Maupertuis? il engage adroitement les puiffances les plus refpectables à faire chercher en Suiffe cet original, qu'il fait bien qu'on ne trouvera pas ayant ainfi enchaîné à fes artifices la bonté même de fon maître, il fe fert de fon pouvoir à l'académie de Berlin pour faire déclarer fauffaire un philofophe fon ami, par un jugement folemnel; jugement furpris par l'autorité; jugement qui ne fut point figné par les affiftans; jugement dont la plupart des académiciens m'ont témoigné leur douleur; jugement réprouvé & abhorré de tous les gens de lettres. Il fait plus; il pouffe la vengeance jufqu'à vouloir paraître modéré. Il demande à l'académie qu'il dirige, la grâce de celui qu'il fait condamner. Il fait plus encore; il ofe écrire lettre fur lettre à Mme la princeffe d'Orange, pour impofer

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