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Le discours du Père Aubry à Atala et à Chactas est célèbre. Com bien de fois quelques-unes de ces paroles ont été répétées depuis sans qu'on se rappelât bien d'où elles étaient tirées!

◄ L'habitant de la cabane et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l'on s'est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois ! »

Un spirituel critique citait un jour ces paroles comme étant de Bossuet elles ont un faux air de Bossuet en effet; mais il en est d'autres, à côté, qui seraient plus dignes de lui être attribuées, en ce qu'elles sont plus simples:

Est-ce votre amour que vous regrettez? Ma fille, il faudroit autant pleurer un songe. Connoissez-vous le cœur de l'homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête. »

Et cette pensée qui scandalisait si fort l'abbé Morellet :

« Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles ; il faut tôt ou tard qu'elles finissent, parce que le cœur de l'homme est fini; c'est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas même capables d'être longtemps malheureux. »>

L'abbé-philosophe prétendait au contraire que l'homme, puisqu'il avait la faculté de se consoler, en était, par là même, moins misérable. A la bonne heure! c'est selon le sens où on le prend. Il n'y a que manière d'entendre les choses.

A côté de ces grandes paroles qu'un Bossuet ne désavouerait pas, il en est de plus neuves, de plus particulières en images, et qui ne peuvent être signées que de Chateaubriand, mais qui sont belles

encore:

« Le cœur, ô Chactas! est comme ces sortes d'arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures des hommes, que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes. »

Et encore, pour exprimer qu'il n'est point de cœur mortel qui n'ait au fond sa plaie cachée :

:

« Le cœur le plus serein en apparence ressemble au puits naturel de la savane Alachua la surface en paraît calme et pure, mais quand vous regardez au fond du bassin, vous apercevez un large crocodile, que le puits nourrit dans ses eaux. »

Ce crocodile-là ne cessa jamais d'habiter au fond du cœur de René, et il s'y réveillait à chaque moment qui aurait pu être du bonheur.

On peut regretter, après ces beautés neuves, qu'il y ait dans le rôle du Père Aubry trop de l'homme des anciens jours, de l'homme du rocher, de ces expressions qu'il sera trop facile ensuite à un D'Arlincourt de copier. Mais l'effet des paroles du religieux reste, quoi qu'on puisse dire, plein de grandeur et de magnificence.

Les funérailles d'Atala sont d'une rare beauté et d'une expression idéale.

L'Épilogue couronne dignement le poëme c'est l'auteur luimême, Chateaubriand, qui reprend la parole et qui raconte la suite de la destinée des personnages survivants (le Père Aubry, Chactas), telle qu'il l'a apprise dans ses voyages aux terres lointaines. Il y a bien encore quelque trace de manière : « Quand un Siminole me raconta cette histoire (transmise de Chactas à René, et des pères aux enfants), je la trouvai fort instructive et parfaitement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane, et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d'avoir conservée. » Ce ton-ci, en effet, est bien moins de la simplicité que de la simplesse. Mais à côté se trouve le touchant tableau de la jeune mère indienne ensevelissant et berçant son enfant mort parmi les branches d'un érable. La description de la cataracte de Niagara qui vient à cet endroit pourrait, dit-on, ne pas perdre

en grandeur et offrir plus de vérité. Enfin, après le récit, qui lui est fait par la jeune Indienne, du massacre de Chactas et du Père Aubry dont elle lui montre les cendres, le voyageur s'éloigne à grands pas en s'écriant :

Ainsi passe sur la terre tout ce qui fut bon, vertueux, sensible! Homme! tu n'es qu'un songe rapide, un rêve douloureux; tu n'existes que par le malheur; tu n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme et l'éternelle mélancolie de ta pensée!»

Nous reconnaissons l'accent pénétrant, le cri d'aigle blessé (comme je l'ai dit ailleurs de Pascal), - blessé de la blessure que certains cœurs apportent en naissant. Ce cri va se prolonger et retentir dans tout Renė.

Il y aurait bien encore quelques remarques à faire au sujet d'Atala: par exemple, sur ce côté d'Antiquité, de génie antique, qui s'y retrouve déguisé trop souvent et comme parodié sous des costumes sauvages, mais parfois aussi dans toute la beauté d'un véritable rajeunissement. Ainsi, quand Chactas raconte cette heure suprême où, captif, à la veille de son supplice, le soir de l'orgie du camp, il se croyait sans ressource et abandonné d'Atala :

La nuit s'avance: les chants et les danses cessent par degrés; les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit encore passer les ombres de quelques Sauvages; tout s'endort; à mesure que le bruit des hommes s'affoiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt. C'était l'heure où une jeune Indienne qui vient d'être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit, car elle a cru entendre les cris de son premier-né, qui lui demande la douce nourriture...»

Ces signes naturels empruntés à l'ordre moral ajoutent l'émotion à la réalité. On se rappelle les beaux vers de Virgile:

Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras, silvæque et sæva quierant
Equora cum medio volvuntur sidera lapsu,
Cum tacet omnis ager, pecudes, pictæque volucres...

Mais cette mère indienne est mieux ici que le pecudes et le volucres. Elle me rappelle, dans l'épisode de la Médée d'Apollonius, cette autre mère que Virgile a, je ne sais pourquoi, oubliée : C'était déjà l'heure où tout voyageur et tout gardien aux portes des villes commence à désirer le sommeil; un assoupissement profond s'emparait même des mères dont les enfants sont morts... » La mèrc qui se réveille en sursaut, et celle qui succombe au sommeil, sont diversement belles, et Chateaubriand ici a égalé l'antique.

La conclusion que j'ai à offrir sur Atala me sera facile, et je l'emprunterai à M. Joubert, le plus délicat des amis et des juges. Avec M. Joubert, remarquons-le, nous entrons dans une critique plus raffinée, plus subtile que celle du xvIIe siècle, et toute d'accord avec la nouveauté de son objet. M. Joubert écrivait donc le 6 mars 1801 à Mme de Beaumont, qui mettait au succès de l'auteur tout l'intérêt et toute l'anxiété qu'y pouvait apporter le cœur de femme le plus dévoué et le plus aimant :

« Je ne partage point vos craintes, car ce qui est beau ne peut manquer de plaire; et il y a dans cet ouvrage une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous.

« Ce livre-ci n'est point un livre comme un autre. Son prix ne dépend point de sa matière, qui sera cependant regardée par les uns comme son mérite, et par les autres comme son défaut; il ne dépend pas même de sa forme, objet plus important, et où les bons juges trouveront peut-être à reprendre, mais ne trouveront rien à désirer. Pourquoi? Parce que, pour être content, le goût n'a pas besoin de trouver la perfection. Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l'ouvrier. Il l'aura mis partout, parce qu'il a tout manié, et partout où sera ce charme, cette empreinte, ce caractère, là sera aussi un plaisir dont l'esprit sera satisfait'. Je voudrois avoir

1. Je lis quelque chose de tout semblable chez un écrivain très-spirituel, qui est, dans un autre art, un talent extraordinaire et puissant, dans les Questions sur le Beau, par Eugène Delacroix ( Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1834): « La nature a donné à chaque talent un talisman particulier que je comparerais à ces métaux inestimables formés de l'alliage de mille métaux précieux et qui rendent des sons

le temps de vous expliquer tout cela, et de vous le faire sentir, pour chasser vos poltronneries; mais je n'ai qu'un moment à vous donner aujourd'hui, et je ne veux pas différer de vous dire combien vous êtes peu raisonnable dans vos défiances. Le livre est fait, et, par conséquent, le moment critique est passé. Il réussira, parce qu'il est de l'Enchanteur. S'il y a laissé des gaucheries, c'est à vous que je m'en prendrai'; mais vous m'avez paru si rassurée sur ce point, que je n'ai aucune inquiétude. Au surplus, eût-il cent mille défauts, il a tant de beautés qu'il réussira : voilà mon mot. J'irai vous le dire incessamment. »

Le mot de M. Joubert est aussi le dernier mot de la postérité. Irai-je maintenant revenir et m'arrêter sur les critiques qu'essuya le livre dans le temps de son apparition? J'ai déjà cité Chénier qui passait pour très-piquant et que je n'ai trouvé qu'inintelligent sur ce point. Une autre critique résumera pour nous toutes les autres, car elles roulaient toutes sur les mêmes phrases à peu près. Voici un philosophe du xvIe siècle, l'abbé Morellet, qui passe pour mordant (l'abbé mords-les, disait Voltaire) et qui vient essayer sa dent usée sur cette œuvre forte et jeune, mais sans

ou charmants ou terribles suivant les proportions diverses des éléments dont ils sont formés. »> Pour qu'il y ait charme, il faut qu'il y ait talisman, et quand celui-ci manque, il peut y avoir travail, effort, mérite, tout ce qui est de la critique, il n'y a ni magie, ni poésie. Et pour appliquer cela à la peinture, je dirai: Sans le talisman il y a du Delaroche, il n'y a pas de Delacroix.

1. Par gaucheries (et il en était resté quelques-unes en effet) il entend ce qui tient à la situation délicate des deux amants dans le désert et qui pouvait prêter à la plaisanterie. Sur ces points-là les femmes ont le tact plus fin et plus sûr que les hommes.

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2. Pensées et Maximes de M. Joubert, tome II, p. 273. Il faudrait citer aussi la lettre suivante du 1er août 1801, par laquelle M. Joubert fait dire à son ami de ne pas trop céder aux conseils soi-disant classiques, et de ne pas trop se corriger : • Recommandez à l'auteur, écrit-il à M. de Beaumont, d'être plus original que amais, et de se montrer constamment ce que Dieu l'a fait. Les étrangers, qui composent les trois quarts et demi de l'Europe, ne trouveront que frappant ce que les habitudes de notre langue nous portent machinalement à croire bizarre dans le premier moment. L'essentiel est d'être naturel pour soi on le paroit bientôt aux autres. Que chacun garde donc avec soin les singularités qui lui sont propres, s'il en a de telles... L'accent personnel plaît toujours. Il n'y a que l'accent d'imitation qui déplaise, quand il n'est pas celui de tout le monde. »

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