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l'impression qu'ils veulent produire, et qui, bien qu'exacte, semblerait une faute de ton. Ils se souviennent du précepte:

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Ils savent au besoin sacrifier les accessoires à l'unité d'intérêt et à ia fusion des couleurs.

Mais à la troisième époque, sous prétexte de revenir à la première, on se met à rechercher ces détails singuliers qui pouvaient se rencontrer naturellement chez les premiers poëtes simples qui disaient tout: on croit revenir par cette affectation à plus de vérité, on ne fait que marquer son effort. On manque à l'unité vraie, en voulant à la fois toucher par la passion du récit et piquer l'attention par la curiosité du costume et du paysage.

- Cependant Atala apparaît pour la première fois à Chactas:

Une nuit que les Muscogulges avoient placé leur camp sur le bord d'une forêt, j'étois assis auprès du feu de la guerre avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j'entendis le murmure d'un vêtement sur l'herbe, et une femme à demi voilée vint s'asseoir à mes côtés. Des pleurs rouloient sous sa paupière; à la lueur du feu un petit crucifix d'or brilloit sur son sein. Elle étoit régulièrement belle; l'on remarquoit sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné dont l'attrait étoit irrésistible. Elle joignoit à cela des grâces plus tendres; une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respiroit dans ses regards; son sourire étoit céleste. »

A propos de ce charmant portrait d'Atala nous avons déjà queiques remarques à faire et du même genre que celles qui s'appliquent au caractère de Chactas.

Voici donc Atala qui nous apparaît à première vue avec je ne sais quoi de vertueux et de passionné: il est difficile de dire ce que peut être dans cette circonstance ce je ne sais quoi de vertueux. L'auteur,

ou du moins Chactas, assure qu'elle y joignait une extrême sensibilité qu'il distingue de la mélancolie profonde. Atala est-elle ou n'estelle pas une Sauvage? Est-elle une personne civilisée? Je sais qu'elle est chrétienne par sa mère, mais il faut convenir qu'elle l'est par le vœu et par le désir plutôt que par l'esprit. Elle dira d'elle-même qu'enfant elle croissait fière comme une Espagnole et comme une Sauvage. On laisse dire ces choses aux autres plutôt . qu'on ne les sait dire soi-même de soi. En un mot Atala, pas plus que Chactas, n'a une physionomie morale, une et reconnaissable. C'est un mélange d'impressions, d'observations déjà raffinées, et de sentiments qui veulent être primitifs. Le christianisme en elle est plaqué. M. Vinet, comparant ces deux caractères à ceux de Paul et de Virginie, a mis en relief l'infériorité, à cet égard, des deux personnages du poëme de M. de Chateaubriand :

« Atala, dit l'excellent critique que nous ne pourrions qu'affaiblir, est l'exagération, je n'ose pas dire la charge de Paul et Virginie. Ici la sainte, l'éternelle loi de la pudeur, là le respect d'un vœu prononcé par une autre; ici la mort préférée à l'ombre du mal, là le suicide, c'est-à-dire un crime réel prévenant un crime imaginaire : j'ai le droit de parler ainsi, puisque c'est au vœu coupable de sa mère, et non au devoir imprescriptible de la chasteté. que la jeune Indienne offre sa vie en sacrifice. A la lettre, il est vrai qu'Atala elle-même a fait un vœu, mais ce vœu lui a été arraché par la violence. L'intérêt du dénouement est préparé dans Paui et Virginie par l'aimable histoire de leur enfance et de leurs amours; on les connaît l'un et l'autre; on a vécu avec eux; chacun d'eux a un caractère, une physionomie morale. Chactas et Atala n'en ont point, non pas même celle de leur patrie; s'ils sont trop sauvages pour des prosélytes de la civilisation, ils sont trop civilisés pour des sauvages; leur langage mêle constamment et sans aucune mesure la naïveté des races primitives aux idées abstraites et générales des Européens du XIXe siècle. Cette même Atala qui dit, en parlant de sa mère : « Ensuite le chagrin d'amour vint la chercher, et elle descendit dans la petite cave garnie

a de peaux d'où l'on ne sort jamais, » elle dira plus tard: Sentant une Divinité qui m'arrêtoit dans mes horribles transports,

◄ j'aurois désiré que cette Divinité se fût anéantie, pourvu que, ◄ serrée dans tes bras, j'eusse roulé d'abîme en abime avec les a débris de Dieu et du monde. » Chactas dit quelque part « qu'il < avoit désiré de dire les choses du mystère à celle qu'il aimoit déjà ‹ comme le soleil, » et que « le Génie des airs secouoit sa cheve◄ lure bleue, embaumée de la senteur des pins; » à la bonne heure, quoiqu'il soit étrange que l'homme qui a conversé avec Fénelon et qui reproduit si fidèlement le langage du Père Aubry, puisse encore s'exprimer ainsi qu'il soit donc sauvage tant qu'il lui plaira; mais qu'après avoir parlé de « la chevelure bleue du Génie des airs, » il ne vienne pas nous dire, en parlant d'Atala, <qu'on remarquoit sur son visage je ne sais quoi de vertueux et ⚫ de passionné, dont l'attrait étoit irrésistible; qu'elle joignoit à • cela des grâces plus tendres, et qu'une extrême sensibilité, unie « à une mélancolie profonde, respiroit dans ses regards; » surtout qu'il se garde bien de dire au missionnaire : « Périsse le Dieu qui contrarie la nature! » Les hommes de la nature, comme on Ics appelle, ne parlent guère de la nature; ce mot n'existe pas pour eux; c'est à peine s'il existait pour les Français du siècle de Louis XIV dans le sens que lui donne Chactas1. »

M. Vinet remarque encore très-justement que les détails qui nous sont présentés dans le roman sur le caractère et sur les actions d'Atala ne répondent pas à l'idée compliquée qu'en veut donner Chactas: « C'est ainsi que ce dernier nous parle de l'élévation de l'áme d'Atala dans les grandes choses, et de sa susceptibilité dans les petites; c'est ainsi qu'Atala elle-même, au lit de mort, s'accuse d'avoir beaucoup tourmenté Chactas par son orgueil et par ses caprices. » C'est là, disait l'abbé Morellet, la confession d'une coquette très-civilisée. Ce sont du moins des nuances qui appartiendraient à un caractère de femme du monde, à un personnage de roman européen.

1. Études sur la Littérature française au xixe siècle, t. 1, p. 267 (1849).

Je n'analyserai pas Atala page par page; c'est un livre trop facile à lire et trop difficile à analyser. Je courrai seulement à travers, relevant au passage quelques traits. Parfois le vieux Chactas dans son récit est forcé de s'interrompre par ses larmes.

Les souvenirs se pressèrent en foule dans son âme; ses yeux éteints inɔndèrent de larmes ses joues flétries: telles deux sources, cachées dans la profonde nuit de la terre, se décèlent par les eaux qu'elles laissent filtrer entre les rochers. »

Plus loin l'auteur fera dire à Chactas, qui cherche en vain à rappeler sur ses lèvres les brûlantes paroles de sa jeunesse :

Le vent du midi, mon cher fils, perd sa chaleur en passant sur des montagnes de glace. Les souvenirs de l'amour dans le cœur d'un vieillard sont comme les feux du jour réfléchis par l'orbe paisible de la lune, lorsque le soleil est couché et que le silence plane sur les huttes des Sauvages. »

Toujours l'image; mais comme elle est grande, heureuse, poétique! comme elle atteste la hauteur naturelle de l'imagination qui l'a portée. L'inconvénient sera dans l'habitude; car plus tard, et même quand l'image ne viendra pas, la plume de l'auteur la cherchera toujours, et l'inventera, la forgera plutôt que de s'en passer. La verge continuera, même à sec, de frapper le rocher.

La tribu est toujours en marche vers le grand village où le prisonnier doit être brûlé. Le soir Atala vient quelquefois visiter à la dérobée le prisonnier sous les liquidambars de la fontaine: elle trouve moyen d'éloigner le guerrier qui le garde; elle lui détache ses liens, et ils font une promenade ensemble dans la forêt :

Sans lui répondre, je pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d'errer avec moi dans la forêt. La nuit étoit délicieuse. Le Génie des airs secouoit sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l'on respiroit la foible odeur d'ambre qu'exhaloient les crocodiles couchés sous les tamarins des

fleuves. La lune brilloit au milieu d'un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendoit sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisoit entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnoit dans la profondeur des bois: on eût dit que l'àme de la solitude soupiroit dans toute l'étendue du désert. >

Est-il besoin d'indiquer cet effet magique d'harmonie qui rend l'effet de lumière vague et d'ombre: sur la cime indéterminée des foréts? Plus loin il dira, rendant également le vague de l'étendue par le vague des sons: « Le désert dérouloit maintenant devant nous ses solitudes démesurées *..... »

Remarquons aussi ces expressions créées : Sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins... Quand on en est là en prose dans une littérature, on est arrivé à saisir aussi près que possible et à égaler les nuances pittoresques les plus indéfinissables: il n'y a plus un seul progrès à faire qui ne soit un excès.

Et plus loin, parlant toujours des promenades à deux dans ces solitudes enchantées, il montre Atala s'appuyant sur sa foi religieuse pour l'opposer au torrent des passions, « lorsque, dit-il, tout les favorise, et le secret des bois, et l'absence des hommes, et la fidélité des ombres. » La fidélité des ombres, c'est encore ce que j'appelle une expression créée, un reflet moral mêlé dans une même teinte et faisant nuance avec l'obscurité qu'il s'agissait de peindre.

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Cette création dans l'expression est particulière à M. de Chateaubriand, et aussi à Bernardin de Saint-Pierre; ce sont les premiers dans notre littérature qui s'en soient avisés expressément.

Arrivé au grand village, Chactas qui n'est pas délivré se voit à la veille de son supplice. Il y a là un conseil tenu à son sujet entre les

1. Et dans les Martyrs, pour rendre la douceur des horizons de l'Arcadie sous les rayons de la lune : « Les hauts sommets du Cyllène, les croupes du Pholoé et du Thelphusse, les forêts d'Anémose et de Phalante, formoient de toutes parts un horizon confus et vaporeux. » (Liv. XII.) Jamais avec des sons et par l'oreille on n'a mieux réussi à rendre un effet de vue et de couleur.

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