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éclairer, portant à de pauvres sauvages les besoins de la vie, jurant tranquillité et bonheur sur leurs rives charmantes à ces enfants de la nature, semant parmi les glaces australes les fruits d'un plus doux climat, soigneux du misérable que la tempête peut jeter sur ces bords désolés, et imitant ainsi, par ordre de son souverain, la Providence, qui prévoit et soulage les maux des hommes1; enfin, cet illustre navigateur resserré de toutes parts par les rivages de ce globe, qui n'offre plus de mers à ses vaisseaux, et connoissant désormais la mesure de notre planète, comme le Dieu qui l'a arrondie entre ses mains.

Cependant, il faut l'avouer, ce que nous gagnons du côté des sciences, nous le perdons en sentiment. L'âme des anciens aimoit à se plonger dans le vague infini; la nôtre est circonscrite par nos connoissances. Quel est l'homme sensible qui ne s'est trouvé souvent à l'étroit dans une petite circonférence de quelques millions de lieues? Lorsque dans l'intérieur du Canada je gravissois une montagne, mes regards se portoient toujours à l'ouest, sur les déserts infréquentés qui s'étendent dans cette longitude. A l'orient, mon imagination rencontroit aussitôt l'Atlantique, des pays parcourus, et je perdois mes plaisirs. Mais à l'aspect opposé il m'en prenoit presque aussi mal. J'arrivois incessamment à la mer du Sud, de là en Asie, de là en Europe, de là... J'eusse voulu pouvoir dire, comme les Grecs : « Et là-bas! là-bas! la terre inconnue, la terre immensea! » Tout se balance dans la nature : s'il falloit choisir entre les lumières de Cook et l'ignorance d'Hannon, j'aurois, je crois, la foiblesse de me décider pour la dernière.

1. Si la philosophie a jamais rien présenté de grand, c'est sans doute lorsqu'elle nous montre les Anglois semant de graines nutritives les îles inhabitées de la mer du Sud. On se plaît à se figurer ces colonies de végétaux européens avec leur port, leur costume étranger, leurs mœurs policées, contrastant au milieu des plantes natives et sauvages des terres australes. On aime à se les peindre émigrant le long des côtes, grimpant les collines, ou se répandant à travers les bois, selon les habitudes et les amours qu'elles ont apportées de leur sol natal : comme des familles exilées qui choisissent de préférence, dans le désert, les sites qui leur rappellent la patrie. Qu'un malheureux François, Anglois, Espagnol, se sauve seul sur un rivage peuplé de ces herbes concitoyennes de son village; que, prêt à mourir de faim, il trouve soudain tout au fond d'un désert, à quatre mille lieues de l'Europe, le légume familier de son potager, le compagnon de son enfance, qui semble se réjouir de son arrivée, ce pauvre marin ne croira-t-il pas qu'un dieu est descendu du ciel?

a Je serois moins naïf aujourd'hui, et peut-être aurois-je tort. Quelque chose de ia note sur les végétaux européens semés dans les îles étrangères se retrouve dans les Mélanges littéraires, article MACKENZIE. (N. ÉD.)

CHAPITRE XXXVI.

INFLUENCE DE LA RÉVOLUTION GRECQUE SUR CARTHAGE.

Carthage au moment de la fondation des républiques en Grèce se trouvoit, par rapport à celle-ci, dans la même position que l'Angleterre vis-à-vis de la France actuelle. Possédant à peu près la même constitution, les mêmes richesses, le même esprit guerrier et commerçant que la Grande-Bretagne; séparée comme elle du pays en révolution par des mers; aussi libre, ou plus libre, que ce pays même, elle étoit garantie de l'influence militaire de Sparte et d'Athènes par la supériorité de ses vaisseaux, et du danger de leurs opinions politiques par l'excellence de son propre gouvernement. Les peuples maritimes ont cet avantage inestimable, d'être moins exposés que les nations agricoles à l'action des mouvements étrangers. Outre la barrière naturelle qui les protège contre une force invasive, s'ils sont insulaires, ou placés sur un continent éloigné, la superfluité de leur population trouve sans cesse un écoulement au dehors, sans demeurer en un état croupissant de stagnation dans l'intérieur. Le reste des citoyens, occupé du commerce de la patrie, a peu le temps de s'embarrasser de rêveries politiques. Là où les bras travaillent, l'esprit est en repos.

Carthage encore lors de la chute des Pisistratides, élevée à l'empire des mers et à la traite du monde entier sur les débris du commerce de Tyr1, comme l'Angleterre de nos jours sur les ruines de celui de la Hollande, approchoit du faîte de la prospérité. Par une autre ressemblance de fortune non moins singulière, elle crut devoir prendre une part active contre la révolution républicaine d'Athènes, en faveur de la monarchie. Xerxès, qui, en prétendant rétablir Hippias sur le trône, méditoit la conquête de l'Attique et du Péloponèse, engagea les Carthaginois à attaquer en même temps les colonies grecques en Sicile2. Amilcar, à la tête de plus de trois cent mille hommes et d'une flotte nombreuse, aborde à Panorme, et met le siége devant Himère 3. Gélon accourt de Syracuse avec cinquante mille citoyens au secours de la place, tombe sur le général africain, détruit son armée, et le force de se jeter lui-même dans un bûcher allumé pour un sacrifice1. C'est ainsi qu'une fortune ennemie voulut nommer ensemble Himère et Dunkerque.

1. L'explication de ceci se trouve à l'article Tyr. 3. DIOD., lib. xi, p. 16 et 22.

2. DIOD., lib. x, p. 1.

4. HEROD., lib. vi, p. 168,

L'enthousiasme dans la victoire, le découragement dans la défaite, est un trait de caractère que les souverains des mers d'autrefois1 ont possédé avec les maîtres de l'Océan de nos jours: que de fois durant le cours des hostilités présentes, sans la mâle fermeté des ministres, l'Angleterre ne se seroit-elle pas jetée aux pieds de sa rivale!

La nouvelle de la destruction de l'armée n'arriva pas plus tôt en Afrique, que le peuple tomba dans le désespoir. Il voulut la paix à quelque prix que ce fût. On députa humblement vers Gélon, qui mérita sa victoire par la modération dont il en usa envers ses ennemis : il exigea seulement qu'ils payassent les frais de la campagne, qui ne s'élevoient pas au-dessus de deux mille talents3.

Ainsi se termina pour les Carthaginois cette guerre si funeste à tous les alliés, qui eut encore cela de remarquable, qu'elle cessa peu à peu, telle que la guerre actuelle a déjà fini en partie, par les paix forcées et partielles des différents coalisés. Depuis le traité entre l'Afrique et la Grèce, les deux pays vécurent longtemps en intelligence, et l'influence de la révolution républicaine du dernier, se trouvant arrêtée par les causes que j'ai ci-dessus assignées, se borna quant à Carthage au malheur passager que je viens de décrirea.

1. PLUT., De Ger. Rep., p. 799.

2. RAMSAY'S Revol. of Amer.; D'ORLÉANS, Rév. d'Angl.; Hume's list. of Engl., etc., etc. 3. HEROD., lib. VII; DIOD, lib. xi. 10,800,000 liv. de notre monnoie, en les supposant talents attiques, et 12,600,000 liv., en les comptant sur la valeur du talent d'Orient, ce qui est plus probable. Si nous avions le déchet exact des talents carthaginois, que l'on fit refondre à Rome à la fin de la seconde guerre Punique, nous saurions au juste la vérité. (Voy. Liv., lib. xxxII, n° 2.)

4. On verra ceci au tableau général de la guerre Médique.

a Le vice radical de tous ces parallèles, sans parler des bizarreries qu'ils produisent, est de supposer que la société à l'époque de la révolution républicaine de la Grèce étoit semblable à la société telle qu'elle existe aujourd'hui : or, rien n'étoit plus différent.

Les hommes avoient peu ou point de relations entre eux; les chemins manquoient, la mer étoit inconnue; on voyageoit rarement et difficilement; la presse, ce moyen extraordinaire d'échange et de communication d'idées, n'étoit point inventée; chaque peuple, vivant isolé, ignoroit ce qui se passoit chez le peuple voisin. Comparer la chute des Pisistratides à Athènes (qui d'ailleurs n'étoient que des usurpateurs de l'autorité populaire) à la chute des Bourbons en France; rechercher laborieusement quelle fut l'influence républicaine de la Grèce sur l'Égypte, sur Carthage, sur l'Ibérie, sur la Scythie, sur la Grande-Grèce, trouver des rapports entre cette influence et l'influence de notre révolution sur les divers gouvernements de l'Europe, c'est un complet oubli, ou plutôt une falsification manifeste de l'histoire. Il est très-douteux que la Scythie, l'Égypte, et même Carthage, aient jamais entendu parler d'Hippias; et si Carthage attaqua les colonics grecques à l'instigation du roi de Perse, on ne peut voir là qu'un de ces faits isolés, qu'un résultat de cette ambition particulière

CHAPITRE XXXVII.

L'IBÉRIE.

Sur le bord opposé du détroit de Gades, qui séparoit les possessions africaines de Carthage de ses colonies européennes, on trouvoit l'Ibérie, pays sauvage et à peine connu des anciens, à l'époque dont nous retraçons l'histoire. Il étoit habité par plusieurs peuples, Celtes d'origine, dont les uns se distinguoient par leur courage et leur mépris de la mort1; les autres, pleins d'innocence, passoient pour les plus justes des hommes. Malheureusement leurs fleuves rouloient un métal qui

qui dans tous les temps a excité un peuple à profiter des divisions d'un autre peuple.

L'état de la société n'étoit point assez avancé chez les anciens pour que les idées politiques devinssent la cause d'un mouvement général. On vit quelques guerres religieuses, mais encore furent-elles rares et renfermées dans d'étroites limites. L'antiquité ne fit de grandes révolutions que par la conquête; les Perses, les Grecs, les Romains n'étendirent leur empire que par les armes : c'étoit la force physique et non la force morale qui régnoit. Quand cette force fut passée, il resta des dominateurs, quelques monuments des arts, quelques lois civiles, quelques ordonnances municipales, quelques règles d'administration, mais pas une idée politique.

Rome étoit déja formidable, elle étoit prête à étendre sa main sur l'Orient, que les Grecs connoissoient à peine son existence, qu'ils ignoroient et les révolutions et les lois du peuple qui alloit envahir leur patrie; et je prétendrois qu'une petite révolution domestique, advenue dans la petite ville de bois de Thémistocle, lorsque l'antiquité tout entière étoit encore à demi barbare, je prétendrois que cette petite révolution communiqua son mouvement à l'univers connu!

Dans les temps modernes même le contre-coup des révolutions a été plus ou moins fort, selon le degré de civilisation à l'époque où ces révolutions ont éclaté. La catastrophe de Charles Ier ne put avoir sur l'Europe, par mille raisons faciles à déduire, l'influence qu'a dù cxercer l'assassinat juridique de Louis XVI. En remontant plus haut, le pape qui, au milieu de la France barbare, vint mettre la couronne sur la tête d'un roi de la seconde race, ne fit pas un acte aussi décisif pour certains principes que celui du pontife qui couronna Buonaparte au commencement du XIXe siècle.

Tout est donc faux dans les parallèles que j'ai prêtendu établir. Il ne reste de ces rapprochements que quelques vérités de détails, indépendantes du fond et de la forme. (N. ED.)

1. STRABO, lib. 1, p. 158; Liv., lib. XXVIII; MARIAN., SIL. ITAL., lib. 1.

2. La Bétique, dont Fénelon fait une peinture si touchante. Le tableau n'est pas entièrement d'imagination; il est fondé sur la vérité de l'histoire. Je ne sais où j'ai lu que Mariana a omis quelque chose sur l'origine des nations ibériennes, dans sa traduction en langue vulgaire de son Histoire latine originale. Malheureusement je ne possède que l'édition espagnole de cet excellent ouvrage.

les décela à l'avarice. Les Tyriens, pour l'obtenir, trompèrent d'abord leur simplicité1. Les Carthaginois bientôt les asservirent, et les forçant à ouvrir les mines, les y plongèrent tout vivants. Si ce livre traversoit les mers, s'il parvenoit jusqu'à l'Indien enseveli sous les montagnes du Potose, il apprendroit que ses cruels maîtres ont autrefois, comme ui, péri esclaves sous leur terre natale, qu'ils y ont fouillé ce même or pour une nation étrangère apportée chez eux par les flots. Cet Indien adoreroit en secret la Providence et reprendroit son hoyau moins pesant.

Au reste, il est probable que les troubles de la Grèce réagirent sur les malheureux habitants de l'Ibérie. Carthage pour payer les frais de la guerre contre la Sicile multiplia sans doute les sueurs de ses esclaves3. A chaque écu dépensé par le vice en Europe, les larmes de sang coulent dans les abîmes de la terre en Amérique. C'est ainsi que tout se lie, et qu'une révolution, comme le coup électrique, se fait sentir au même instant à toute la chaîne des peuples.

CHAPITRE XXXVIII.

LES CELTES.

Par delà les Pyrénées habitoit un peuple nombreux, connu sous le nom de Celte, dont la puissance s'étendoit sur la Bretagne, les Gaules et la Germanie. Uni de mœurs et de langage, il ne lui manquoit que de se gouverner en unité, pour enchaîner le reste du monde.

Le tableau des nations barbares offre je ne sais quoi de romantique qui nous attire. Nous aimons qu'on nous retrace des usages différents des nôtres, surtout si les siècles y ont imprimé cette grandeur qui règne dans les choses antiques, comme ces colonnes qui paroissent plus belles lorsque la mousse des temps s'y est attachée. Plein d'une horreur religieuse, avec le Gaulois à la chevelure bouclée, aux larges bracca, à la tunique courte et serrée par la ceinture de cuir, on se plaît à assister dans un bois de vieux chênes, autour d'une grande pierre, aux mystères redoutables de Teutatès. La jeune fille, à l'air sauvage et aux yeux bleus, est auprès : ses pieds sont nus, une longue

1. DIOD., lib. v, p. 312.

2. Id., lib. iv, cap. cccxII; POLYB., lib. 1'.

3. L'Ibérie fournit aussi des soldats, ainsi que les Gaules et l'Italie, à Carthage, pour l'expédition contre Syracuse.

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