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CHAPITRE XXXI.

PARALLÈLE DE CARTHAGE ET DE L'ANGLETERRE.
LEURS CONSTITUTIONS.

J'ai souvent considéré avec étonnement les similitudes de meurs et de génie qui se trouvent entre les anciens souverains des mers et les maîtres de l'Océan d'aujourd'hui. Ils se ressemblent et par leurs constitutions politiques, et par leur esprit à la fois commerçant et guerrier 1. Examinons le premier de ces deux rapports.

Que leurs gouvernements étoient les mêmes, c'est ce qui se prouve évidemment par les principes. La chose publique se composoit à Carthage, ainsi qu'en Angleterre, d'un roi 2 et de deux chambres: la première appelée le sénat, et représentant les communes; la seconde connue sous le nom du conseil des cent. Cette puissance, en s'ajoutant ou se retranchant, selon les temps, aux deux autres membres de la législature, devenoit, de même que les pairs de la Grande-Bretagne, le poids régulateur de la balance de l'État. Mais comment arrivoit-il que la constitution punique fût républicaine, et la constitution angloise monarchique? Par une de ces opérations merveilleuses de politique. que je vais tâcher d'expliquer.

Supposons une proportion politique, dont les moyens soient P, S, R. Si vous intervertissez l'ordre de ces lettres, vous aurez des rapports différents, mais les termes resteront les mêmes. Le gouvernement de Carthage étoit composé de trois parties : le peuple, le sénat et les rois, P, S, R. Elle étoit une république, parce que le peuple en corps étoit législateur et formoit le premier terme de la proportion. Pour rendre cette constitution monarchique, sans en altérer les principes, c'est-àdire sans la rendre despotique, qu'auroit-il fallu faire? Changer notre proportion, P, S, R, en cette autre, R, S, P, c'est-à-dire transposant les

1. Là finit la ressemblance. On ne peut comparer l'humanité et les lumières des Anglois avec l'ignorance et la cruauté des Carthaginois.

2. Les Grecs ont quelquefois appelé du nom de roi ce que nous connoissons sous celui de suffète : ceux-ci, comme nous l'avons vu, étoient au nombre de deux et changeoient tous les ans. Carthage eût-elle été gouvernée par un seul, conservant sa place à vie, sa constitution n'en auroit pas moins été républicaine, parce que tout découle du principe de l'assemblée ou de la non-assemblée générale du peuple. Je m'étonne que les publicistes n'aient pas établi solidement ce grand axiome, qui simplifie la politique et donne l'explication d'une multitude de problèmes, sans cela insolubles. (Voy. les auteurs cités aux notes 1 et 2 de la page 356, sur la forme du gouvernement.)

moyens extrêmes, P et R, le pouvoir législatif se trouvant alors dévolu aux rois et au sénat, en même temps que le peuple en retient encore une troisième partie. Mais si le peuple, n'étant plus qu'un tiers du législateur, continue d'exercer en corps ses fonctions, la proportion est illusoire, car là où la nation s'assemble en masse là existe une république. Le peuple dans ce cas ne peut donc qu'être représenté1. De là la constitution angloise. Et l'un et l'autre gouvernement seront excellents le premier à Carthage, chez un petit peuple simple et pauvre; le second en Angleterre, chez une grande nation, cultivée et riche.

A présent, si dans notre proportion politique, après avoir changé les deux termes extrêmes, toujours en conservant les trois moyens primitifs P, S, R, nous voulions trouver la pire des combinaisons, que ferions-nous ? Ce seroit de n'admettre ni de roi ni de peuple, mais d'avoir je ne sais quoi qui en tiendroit lieu; et c'est précisément ce que nous avons vu faire en France. En laissant dehors les deux termes P et R, la Convention a rejeté les deux principes sans lesquels il n'y a point de gouvernement. Les François ne sont points sujets, puisqu'ils n'ont point de roi ; ni républicains, parce que le peuple est représenté. Qu'est-ce donc que leur constitution? Je n'en sais rien: un chaos qui a toutes les formes sans en avoir aucune, une masse indigeste où les principes sont tous confondus. Ou plutôt c'est le terme moyen de notre proportion S, multiplié par les deux extrêmes P et R; c'est le sénat enflé de tout le pouvoir du roi et du peuple. Que sortira-t-il de ce corps gros de puissance et de passions? Une foule de sales tyrans qui, nés et nourris dans ses entrailles, en sortiront tout à coup pour dévorer le peuple et le monstre politique qui les aura enfantés ".

Quant aux autres colonnes de la législation punique, simples appen

1. Cet important sujet sur la représentation du peuple sera traité à fond dans la seconde partie de cet ouvrage. J'y montrerai en quoi J.-J. Rousseau s'est mépris, et en quoi il a approché de la vérité sur cette matière, la base de la politique. Je ne demande que du temps. Il m'est impossible de tout mettre hors de sa place, de mêler tout.

2. L'État étoit opulent; mais le citoyen, quoique riche d'argent, étoit pauvre de ostumes et de goûts.

N'est-il pas assez singulier de trouver cette algèbre politique dans la tête d'un Auteur qui avoit déjà ébauché dans ses manuscrits les premiers tableaux de René et d'Atala? Puisque l'on aime le positif dans ce siècle, j'espère que ce chapitre en renferme assez, et que cette précision mathématique, transportée dans la science des gouvernements, plaira aux esprits les plus sérieux. Ma politique, comme on le voit, n'est pas une politique de circonstance; elle date de loin, elle est l'étude et le penchant de toute ma vie, et l'on pourroit croire que ce chapitre est extrait de la Monarchie selon la Charte ou du Conservateur. (N. ÍD.)

dices à l'édifice, elles ne servoient qu'à en obstruer la beauté, sans ajouter à la solidité de l'architecture.

Au reste, les gouvernements de Carthage et d'Angleterre, qui ont joui des mêmes applaudissements, ont aussi partagé les mêmes censures. Les peuples contemporains leur reprochèrent la vénalité et la corruption dans les places de sénateurs1. Polybe remarque que ce peuple africain, si jaloux de ses droits, ne regardoit pas un pareil usage comme un crime. Peut-être avoit-il senti que de toutes les aristocraties, celle des richesses, lorsqu'elle n'est pas portée à un trop grand excès, est la moins dangereuse en elle-même, le propriétaire ayant un intérêt personnel au maintien des lois, tandis que l'homme sans propriétés tend sans cesse, par sa nature, à bouleverser et à détruire a.

CHAPITRE XXXII.

LES DEUX PARTIS DANS LE SÉNAT DE CARTHAGE.
HANNON, BARCA.

Mêmes institutions, mêmes choses, mêmes hommes, comme de moules pareils il ne peut sortir que des formes égales. Le sénat de Carthage, tel que le parlement d'Angleterre, se trouvoit divisé en deux partis, sans cesse opposés d'opinions et de principes 3. Dirigées par les

1. POLYB., lib. VI, pag. 494.

2. Id., ibid.- Pour pouvoir être élu membre du sénat, il falloit à Carthage, comme en Angleterre, posséder un certain revenu. Aristote blâme cette loi, en quoi il a certainement très tort. Si la France avoit été protégée par un pareil statut, elle n'auroit pas souffert la moitié des maux qu'elle a éprouvés. On dit : Un J.-J. Rousseau n'auroit pu être député? C'est un malheur, mais infiniment moindre que l'admission des non-propriétaires dans un corps législatif. Heureusement les François reviennent à ce principe.

J'aime à me voir défendre ainsi les principes conservateurs de la société; je me suis assez franchement critiqué pour avoir le droit de remarquer le bien quand je le rencontre dans cet ouvrage. Je dirai donc que je n'aperçois pas dans l'Essai une seule erreur politique une peu grave, un seul principe qui dévie de ceux que je pro ́esse aujourd'hui; partout c'est la liberté, l'égalité devant la loi, la propriété, la monarchie, le roi légitime, que je réclame, tandis que les erreurs religieuses et morales cont malheureusement trop nombreuses. Mais dans ces erreurs mêmes il n'y a rien Jui ne soit racheté par quelque sentiment de charité, de bienveillance, d'humanité. l'en appelle au lecteur de bonne foi: qu'il dise si je porte de l'Essai, sous ce rapport, un jugement trop favorable. (N. Éd.)

3. Liv., lib. XXI.

plus grands génies et par les premières familles de l'État, ces factions. éclatoient surtout en temps de guerres et de calamités nationales '. II en résultoit pour la nation cet avantage, que les rivaux se surveillant afin de se surprendre, avoient un intérêt personnel à aimer la vertu, en tant qu'elle leur étoit personnellement utile, et à haïr le vice dans les autres.

L'histoire de ces dissensions politiques, au moment de la révolution républicaine en Grèce, ne nous étant pas parvenue, nous la considérerons dans un âge postérieur à ce siècle, en en concluant, par induction, l'état passé de la métropole africaine.

C'est à l'époque de la seconde guerre Punique que nous trouvons la flamme de la discorde brûlant de toutes parts dans le sénat de Carthage. Hannon, distingué par sa modération, son amour du bien public et de la justice, brilloit à la tête du parti qui, avant la déclaration de la guerre, opinoit aux mesures pacifiques 2. Il représentoit les avantages d'une paix durable sur les hasards d'une entreprise dont les succès incertains coûteroient des sommes immenses et finiroient peutêtre par la ruine de la patrie 3.

Amilcar, surnommé Barca, père d'Annibal, d'une famille chère au peuple, soutenu de beaucoup de crédit et d'un grand génie, entraînoit après lui la majorité du sénat. Après sa mort, la faction Barcine continua de se prononcer en faveur des armes. Sans doute, elle faisoit valoir l'injustice des Romains, qui, sans respecter la foi des traités, s'étoient emparés de la Sardaigne . Ainsi la Hollande a amené de nos jours la rupture entre la France et l'Angleterre.

Durant le cours des hostilités, la minorité ne cessa de combattre les résolutions adoptées tantôt elle s'efforçoit de diminuer les victoires d'Annibal, tantôt d'exagérer ses revers. Elle jetoit mille entraves dans la marche du gouvernement; et sans le génie du général carthaginois, son armée, faute de secours, périssoit totalement en Italie. Vers la fin de la guerre, les partis changèrent d'opinions. Annibal, bien que de la majorité, après la bataille de Zama, parla avec chaleur en faveur

1. Comme au temps de la guerre d'Agathocle et de celle des Mercenaires. 2. Liv., lib. xxi. 3. Id., ibid.

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4. Liv., lib. xxI; POLYB., lib. ш, pag. 162. 5. Liv., lib. xxi, nos 11, 14, 23. Lorsqu'au récit de la bataille de Cannes un membre de la faction Barcine demandoit à Hannon s'il étoit encore mécontent de la guerre, celui-ci répondit « qu'il étoit toujours dans les mêmes sentiments, et que (supposé que CES VICTOIRES FÚSSENT VRAIES) il ne s'en réjouissoit qu'autant qu'elles mèneroient à une paix avantageuse ». Ne croit-on pas entendre parler un membre de l'opposition? N'est-il pas étonnant qu'on doutât à Carthage, comme en Angleterre, des succès mêmes des armées? Ou plutôt cela n'est pas étonnant.

de la paix. Un seul sénateur eut le courage de s'y opposer; Gisgon représenta que ses concitoyens devoient plutôt périr généreusement les armes à la main que se soumettre à des conditions honteuses 2. L'homme illustre répliqua qu'on devoit remercier les dieux qu'en des circonstances si alarmantes les Romains se montrassent encore disposés à des négociations 3. Son avis prévalut. L'on dépêcha en Italie des ambassadeurs du parti d'Hannon, qui, amusant leurs vainqueurs du récit de leurs querelles domestiques, se vantoient que, si l'on eût suivi d'abord leurs conseils, ils n'auroient pas été obligés de venir mendier la paix à Rome 1 a.

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CHAPITRE XXXIII.

MINORITÉ ET MAJORITÉ DANS LE PARLEMENT
D'ANGLETERRE.

Les troubles qui commencèrent à agiter l'Angleterre vers la fin du règne de Jacques Ier donnèrent naissance aux deux divisions qui sont depuis cette époque restées distinctes dans le parlement de la GrandeBretagne. L'opposition, d'abord connue sous le nom du parti de la campagne (country party), traîna peu après le malheureux Charles Jer à l'échafaud. Sous le règne de son successeur, la minorité prit la célèbre appellation de whig 6, et sous un homme dévoré de l'esprit de faction, lord Shaftesbury, fut sur le point de replonger l'État dans les malheurs d'une révolution nouvelle 7. Jacques II, par son imprudence, fit triompher le parti des whigs, et Guillaume III s'empara d'une des plus belles couronnes de l'Europe. La reine Anne, longtemps gouvernée par les whigs, retourna ensuite aux tories. Le rappel du duc de Marlborough sauva la France d'une ruine presque inévitable. Georges Ier, électeur de Hanovre, soutenu de toute la puissance des premiers, qui le portoient au trône, se livra à leurs conseils 10. Ce fut sous le règne de Gorges II que la minorité commença à se faire connoître sous le nom de parti de l'opposition, qu'elle retient encore de

1. POLYB., lib. xv. 2. Id., ibid.; Liv., xxx. 3. Id., ibid.

4. Liv., ibid.

• Quoiqu'il y ait toujours quelque chose de forcé dans ce parallèle de l'Angleterre de Carthage, il me semble moins étrange que les autres, et les faits historiques nt curieux. (N. éd.)

5. HUME'S Hist. of Engl., vol. vii. 6. Id., vol. vm, cap. LXVIII, pag. 126. 7. Id., ibid., cap. LXIX, pag. 166.

8. Id., cap. LXXI, pag. 294.

9. SMOLL., Contin. to Hume's Hist. of Engl.; VOLT., Siècle de Louis XIV. 10. Id., SMOLL., Contin., etc.

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