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essayé de donner un fil aux écrivains qui viendront après moi. Que de choses me resteroient encore à dire! mais le temps, ma santé, ma manière, tout me précipite vers la fin de cet ouvrage.

Ainsi, dès notre premier début dans la carrière tout fourmille autour de nous de leçons et d'exemples. Déjà Athènes nous a montré nos factions dans le règne de Pisistrate et la catastrophe de ses fils; Sparte vient de nous offrir dans ses lois des origines étonnantes. Plus nous avancerons dans ce vaste sujet, plus il deviendra intéressant. Nous avons vu l'établissement des gouvernements populaires chez les Grecs; nous allons parler maintenant du génie comparé de ces peuples et des François, de l'état des lumières, de l'influence de la révolution républicaine sur la Grèce, sur les nations étrangères, enfin de la position. politique et morale des mêmes nations à cette époque.

CHAPITRE XVIII.

CARACTÈRE DES ATHENIENS ET DES FRANÇOIS.

Quels peuples furent jamais plus aimables dans le monde ancien et moderne que les nations brillantes de l'Attique et de la France? L'étranger, charmé à Paris et à Athènes, ne rencontre que des cœurs compatissants et des bouches toujours prêtes à lui sourire. Les légers habitants de ces deux capitales du goût et des beaux-arts semblent formés pour couler leurs jours au sein des plaisirs. C'est là qu'assis à des banquets1 vous les entendrez se lancer de fines railleries, rire avec grâce de leurs maîtres; parler à la fois de politique et d'amour, de l'existence de Dieu et du succès de la comédie nouvelle, et répandre profusément les bons mots et le sel attique, au bruit des chansons d'Anacréon et de Voltaire, au milieu des vins, des femmes et des fleurs 5.

Mais où court tout ce peuple furieux ? D'où viennent ces cris de rage dans les uns et de désespoir dans les autres? Quelles sont ces victimes égorgées sur l'autel des Euménides"? Quel cœur ces monstres à la

1. ESCHIN., in Ctes.; VOLT., Contes et Mél.

2. PLUT., de Præcep. reip. ger.; Caract. de La Bruy.

3. PLUT., in Pericl.; Satir. Ménipp.; Noëls de la Cour, etc.

4. PLUT., Conviv.; XÉNOPH., ib.; PLUT., Sept. Sapient. Conviv.; J.-J., Confes. et N. Hél.

5. ANACR., Od.; VOLT., Corresp. gén.

6. THUCYD.

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bouche teinte de sang ont-ils dévoré 1?... Ce n'est rien: ce sont ces Épicuriens que vous avez vus danser à la fête, et qui ce soir assisteront tranquillement aux farces de Thespis ou aux ballets de l'Opéra. A la fois orateurs, peintres, architectes, sculpteurs, amateurs de l'existence, pleins de douceur et d'humanité, du commerce le plus enchanteur dans la vie, la nature a créé ces peuples pour sommeiller dans les délices de la société et de la paix. Tout à coup la trompette guerrière se fait entendre; soudain toute cette nation de femmes lève la tête. Se précipitant du milieu de leurs jeux, échappés aux voluptés et aux bras des courtisanes 7, voyez ces jeunes gens, sans tentes, sans lits, sans nourriture, s'avancer en riant contre ces

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1. M. de Belzunce et plusieurs autres. J'ai vu moi-même un de ces cannibales assez proprement vêtu, ayant pendu à sa boutonnière un morceau du cœur de l'infortuné Flesselles. Deux traits que j'ai entendu citer à un témoin oculaire méritent d'être connus pour effrayer les hommes. Ce citoyen passoit dans les rues de Paris dans les journées des 2 et 3 septembre; il vit une petite fille pleurant auprès d'un chariot plein de corps, où celui de son père, qui venoit d'être massacré, avoit été jeté. Un monstre, portant l'uniforme national, qui escortoit cette digne pompe des factions, passe aussitôt sa baionnette dans la poitrine de cette enfant; et pour me servir de l'expression énergique du narrateur, la place aussi tranquillement qu'on auroit fait d'une botte de paille sur une pile de morts, à côté de son père.

Le second trait, peut-être encore plus horrible, développe le caractère de ce peuple à qui l'on prétend donner un gouvernement républicain. Le même citoyen rencontra d'autres tombereaux, je crois vers la porte Saint-Martin: une troupe de femmes étoient montées parmi ces lambeaux de chair, et, à cheval sur les cadavres des hommes (je me sers encore des mots du rapporteur), cherchoient avec des rires affreux à assouvir la plus monstrueuse des lubricités. Les réflexions ne serviroient de rien ici. Je dirai seulement que le témoin de cette exécrable dépravation de la nature humaine est un ancien militaire, connu par ses lumières, son courage et son intégrité *. Hérodote raconte que les Grecs auxiliaires à la solde du roi d'Égypte contre Cambyse, ayant été trahis par leur général, qui déserta à l'ennemi, saisirent ses enfants, les égorgèrent, et en burent le sang à la vue des deux armées. Je dirai dans la suite les raisons pour lesquelles je semble m'appesantir sur ces détails.

2. THEOPHR., Charact., cap. xv.

3. Thespis est l'inventeur de la tragédie; mais la grossièreté de ces premiers essais du drame peut être justement qualifiée de farce.

4. On sait l'attachement des Grecs à la vie. Homère n'a point craint de la faire regretter à Achille même. Avant la révolution je ne connoissois point de peuple qui mourut plus gaiement sur le champ de bataille que les François, ni de plus mauvaise grâce dans leur lit. La cause en étoit dans leur religion.

5. PLUT., in Pelop.; id., in Demosth.; Siècle de Louis XIV; DUCLOS, Consid. sur les mœurs.

6. PLUT., de Præcep. Reip. ger.; LAVATER, Physion.; SMOLL., Voyage en France. 7. HEROD., lib. vIII, cap, xxvIII; VOLT., Henr. et Zaïre.

8. DIOD., lib. IX; VOLT., Henr. et Zaïre; Mémoires du général Dumouriez.

• J'espère pourtant qu'il a été trompé. (N. ED.)

innombrables armées de vieux soldats, et les chasser devant eux comme des troupeaux de brebis obéissantes 1.

Les cours qui gouvernent sont pleines de gaieté et de pompe'. Qu'importent leurs vices? Qu'ils dissipent leurs jours au milieu des orages, ceux-là qui aspirent à de plus hautes destinées; pour nous, chantons 3, rions aujourd'hui. Passagers inconnus, embarqués sur le fleuve du temps, glissons sans bruit dans la vie. La meilleure constitution n'est pas la plus libre, mais celle qui nous laisse de plus de loisirs ... O ciel ! pourquoi tous ces citoyens condamnés à la ciguë ou à la guillotine, ces trônes ensanglantés", ces troupes de bannis, fuyant sur tous les chemins de la patrie ?---Comment! ne savez-vous

1. Herod., lib. ix, cap. LXX; Mémoires du général Dumouriez; Campagnes de Pichegru.

Léonidas, prêt à attaquer les Perses aux Thermopyles, disoit à ses soldats : « Nous souperons ce soir chez Pluton. » Et ils poussoient des cris de joie. Dans les dernières campagnes, un soldat françois, étant en sentinelle perdue, a l'avant-bras gauche emporté d'un coup de canon; il continue de charger sous son moignon, criant aux Autrichiens, en prenant des cartouches dans sa giberne : « Citoyens, j'en ai encore. Voltaire a peint admirablement ce caractère des François :

C'est ici que l'on dort sans lit,

Que l'on prend ses repas par terre.
Je vois, et j'entends l'atmosphère
Qui s'embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre:
Et dans ces horreurs de la guerre
Le François chante, boit et rit.
Bellone va réduire en cendres
Les courtines de Philipsbourg
Par quatre-vingt mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher ces combats meurtriers,
Couverts de fange et de lauriers,
Et pleins d'honneur et de folie.

O nation brillante et vaine!
Illustres fous, peuple charmant,
Que la gloire à son char entraîne.
Il est beau d'affronter gaiment
Le trépas et le prince Eugène!

Le prince Eugène étoit de moins dans cette guerre-ci.

2. ATHEN., lib. xII, cap. vIII; Louis XIV, sa Cour et le Régent.

3. ANACR., Od.; Vie privée de Louis XV et du duc de Richelieu.

4. ATHEN., lib. IV; HEROD., lib. 1, cap. LXII; Recueils de Poésies, romans, etc.

5. PLAT., in Hipparch.; HEROD., lib. v; Conspiration de L.-P. d'Orléans et de

Max. Robespierre.

6. HEROD., lib. v.

pas que ce sont des tyrans qui vouloient retenir un peuple fier et indépendant dans la servitude?

Inquiets et volages dans le bonheur, constants et invincibles dans l'adversité, nés pour tous les arts, civilisés jusqu'à l'excès durant le calme de l'État, grossiers et sauvages dans leurs troubles politiques, flottant comme un vaisseau sans lest au gré de leurs passions impétueuses, à présent dans les cieux, le moment d'après dans l'abîme, enthousiastes et du bien et du mal, faisant le premier sans en exiger de reconnoissance, le second sans en sentir de remords, ne se rappelant ni leurs crimes ni leurs vertus, amants pusillanimes de la vie durant la paix, prodigues de leurs jours dans les batailles, vains, railleurs, ambitieux, novateurs, méprisant tout ce qui n'est pas eux, individuellement les plus aimables des hommes, en corps les plus détestables de tous, charmants dans leur propre pays, insupportables chez l'étranger, tour à tour plus doux, plus innocents que la brebis

1. Voyez tous les auteurs cités aux pages précédentes. Les seuls traits nouveaux que j'aie ajoutés ici sont ceux qui commencent au mot rains et finissent au mot étranger. Ce malheureux esprit de raillerie et cette excellente opinion de nousmêmes qui nous font tourner les coutumes des autres nations en ridicule, en même temps que nous prétendons ramener tout à nos usages, ont été bien funestes aux Athéniens et aux François. Les premiers s'attirèrent par ce défaut la haine de la Grèce, la guerre du Poloponèse, et mille troubles; et c'est ce qui a valu aux seconds la même haine du reste de l'Europe, et les a fait chasser plus d'une fois de leurs conquêtes. Il est assez curieux de remarquer sur les anciennes médailles d'Athènes ce caractère général de la nation imprimé sur des fronts particuliers. On retrouve aussi le même trait parmi mes compatriotes. Il n'y a personne qui n'ait rencontré en France dans la société de ces hommes dont les yeux pétillent d'ironie, qui vous répondent à peine en souriant, et affectent les airs de la plus haute supériorité. Combien ils doivent paroître haïssables au modeste étranger qu'ils insultent ainsi de leurs regards! Ce qu'il y a de déplorable, c'est que ces mêmes hommes ne portent que trop souvent sur leur figure la marque indélébile de la médiocrité. Ils seroient bien punis s'ils se doutoient seulement de la pitié qu'ils vous font, ou s'ils pouvoient lire dans le fond de votre âme l'humiliant « Comme je te vois, comme je te mesure. » L'art de la physionomie offre d'excellentes études à qui voudroit s'y livrer. Notre siècle raisonneur a trop dédaigné cette source inépuisable d'instructions. Toute l'antiquité a cru à la vérité de cette science, et Lavater l'a portée de nos jours à une perfection inconnue. La vérité est que la plupart des hommes la rejettent parce qu'ils s'en trouveroient mal. Nous pourrions du moins porter son flambeau dans l'histoire. Je m'en suis servi souvent avec succès dans cette partic. Quelquefois aussi je me suis plu à descendre dans le cœur de mes contemporains. J'aime à aller m'asseoir, pour ces espèces d'observations, dans quelque coin obscur d'une promenade publique, d'où je considère furtivement les personnes qui passent autour de moi. Ici, sur un front à demi ridé, dans ces yeux couverts d'un nuage, sur cette bouche un peu entr'ouverte, je lis les chagrins cachés de cet homme qui essaye de sourire à la société; là je vois sur la lèvre inférieure de cet autre, sur les deux rides descendantes des parines, le mépris et la connoissance des hommes percer à travers le

qu'on égorge, et plus féroces que le tigre qui déchire les entrailles de sa victime tels furent les Athéniens d'autrefois, et tels sont les François d'aujourd'hui.

Au reste, loin de moi la pensée de chercher à diffamer le caractère des François. Chaque peuple a son vice national, et si mes compatriotes sont cruels, ils rachètent ce grand défaut par mille qualités estimables. Ils sont généreux, braves, pères indulgents, amis fidèles; je leur donne d'autant plus volontiers ces éloges, qu'ils m'ont plus persécuté a

CHAPITRE XIX.

DE L'ÉTAT DES LUMIÈRES EN GRÈCE

AU MOMENT DE LA RÉVOLUTION RÉPUBLICAINE.
SIÈCLE DE LYCURGUE.

Lorsque je parlerai des lumières dans cet Essai, je ne m'attacherai principalement qu'à la partie morale et politique. Ce qui regarde masque de la politesse; un troisième me montre les restes d'une sensibilité native étouffée à force d'avoir été déçue, et maintenant recouverte par une indifférence systématique. Dans la classe la plus basse du peuple on rencontre quelquefois des figures étonnantes. Il y a quelque temps qu'au bas de Hay-Market, vis-à-vis le café d'Orange, je m'arrêtai à écouter un de ces Allemands qui tournent des orgues à cylindre. Je n'eus pas plus tôt jeté les yeux sur cet étranger que je fus frappé de son air grand et énergique, en même temps que le vice se montroit de toutes parts sur sa physionomie. Il joua un air devant notre groupe, puis se détourna froidement, en nous jetant un regard du plus souverain mépris, comme s'il nous avoit dit : « Je vous connois, race d'hommes; vous me prenez pour votre dupe, je n'attendois rien de vous. » Il est possible que ce malheureux fût né avec des qualités supérieures; jeté par la destinée dans un rang au-dessous de son génie, il peut avoir souffert de longues infortunes, être devenu vicieux par misère; et la même vigueur d'âme qui l'auroit conduit aux premières vertus en a peut-être fait un scélérat :

Some mute inglorious Milton here may rest.

Some village Hampden, etc.

Où seroient les Pichegru, les Jourdan, les Buonaparte sans la révolution? Mais je crains d'en avoir trop dit *.

a J'ai transporté quelque chose de ce portrait des François dans le Génie du Christianisme, en parlant de la manière d'écrire l'histoire. Il y a dans tous ces chapitres des incorrections que les hommes qui savent leur langue apercevront, et qu'il m'a semblé inutile de relever je n'en finirois pas. (N. ED.)

:

* Volei maintenant du Lavater et des promenades romanesques. Heureusement elles ne sont qu'en notes. Mais il est curieux de rencontrer le nom de Buonaparte jeté en passant, dans une note, avec ceux de quelques autres généraux. Tout émigré que j'étois, j'avois une admiration involontaire pour cette même gloire qui me fermoit les portes de ma patrie. (x, ¿D.)

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