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et des tambours, le citoyen est réveillé en sursaut au milieu de la nuit, et reçoit l'ordre de partir pour l'armée. Frappé comme de la foudre, il ne sait s'il veille: il hésite, il regarde autour de lui, il aperçoit les têtes pâles et les troncs hideux des malheureux qui n'avoient peut-être refusé de marcher à la première sommation que pour dire un dernier adieu à leur famille! Que fera-t-il ? Où sont les chefs auxquels il puisse se réunir pour éviter la réquisition 1? Chacun, pris séparément, se voit privé de toute défense. D'un côté, la mort assurée; de l'autre, des troupes de volontaires qui, fuyant la famine, la persécution et l'intolérance de l'intérieur, vont chercher dans les armées, ivres de vin, de chansons et de jeunesse, du pain et la liberté. Ce citoyen, la guillotine sous les yeux, et ne trouvant qu'un seul asile, part le désespoir dans le cœur. Bientôt, rendu aux frontières, la nécessité de défendre sa vie, le courage, naturel aux François, l'inconstance et l'enthousiasme dont son caractère est susceptible, la paye considérable a, la nourriture abondante, le tumulte, les dangers de la vie militaire, les femmes, le vin, et sa gaieté native, lui font oublier qu'il a été conduit là malgré lui; il devient un héros. Ainsi la persécution d'un côté et les récompenses de l'autre créent par enchantement des armées. Car une fois les premiers exemples faits et les réquisitions obéies, les hommes, par une pente imitative naturelle à leur cœur, s'empressent, quelles que soient leurs opinions, de marcher sur les traces des autres.

Voilà bien les rudiments d'une force militaire; mais il falloit l'organiser. Un comité, dont on a dit que les talents ne pouvoient être surpassés que par les crimes, s'occupe à lier ces corps déjoints. Et ne croyez pas que les tactiques anciennes des César et des Turenne soient recherchées : non. Tout doit être nouveau dans ce monde d'une ordonnance nouvelle. Il ne s'agit plus de sauver la vie d'un homme et de ne livrer bataille que quand la perte peut être au moins réciproque; l'art se réduit à un calcul de masse, de vitesse et de temps. Les armées se précipitent en nombre double ou triple pour les masses: les soldats et l'artillerie voyagent en poste de Nice à Lille, quant aux vitesses; et les temps sont toujours uns et généraux dans les attaques. On perdra dix mille hommes pour prendre ce bourg; on sera obligé de l'attaquer

1. J'ai déjà dit que l'idée des réquisitions vient de Sparte. Tous les citoyens étoient obligés de servir depuis l'âge de vingt ans jusqu'à soixante. Dans le cas d'urgence, les rois et les éphores pouvoient mettre les chevaux, les esclaves, les chariots, etc., en réquisition. (Voyez PLUTARQUE et XÉNOPHON.)

2. Les hymnes de Tyrtée à Sparte; ceux de Lebrun et de Chénier en France.

La paye est de trop souvent les soldats républicains étoient sans paye et sans vêtements. Les fortunes militaires n'ont commencé que sous l'empire. (N. ÉD.)

vingt fois et vingt jours de suite; mais on le prendra. Quand le sang des hommes est compté pour rien, il est aisé de faire des conquêtes. Les déserteurs et les espions ne sont pas sûrs? C'est au milieu des airs que les ingénieurs vont étudier les parties foibles des armées et assurer la victoire en dépit du secret et du génie. Le télégraphe fait voler les ordres, la terre cède son salpêtre, et la France vomit ses innombrables légions.

CHAPITRE XVI.

SUITE.

Tandis que les armées se composent, les prisons se remplissent de tous les propriétaires de la France. Ici on les note par milliers 2; là on ouvre les portes des cachots pleins de victimes, et l'on y décharge du canon à mitraille 3. Le coutelas des guillotines tombe jour et nuit. Ces machines de destruction sont trop lentes au gré des bourreaux ; des artistes de mort en inventent qui peuvent trancher plusieurs têtes d'un seul coup. Les places publiques inondées de sang deviennent impraticables; il faut changer le lieu des exécutions en vain d'immenses carrières ont été ouvertes pour recevoir les cadavres, elles sont comblées; on demande à en creuser de nouvelles . Vieillards de quatre-vingts ans, jeunes filles de seize, pères et mères, sœurs et frères, enfants, maris, épouses, meurent couverts du sang les uns des autres. Ainsi les jacobins atteignent à la fois quatre fins principales, vers l'établissement de leur république : ils détruisent l'inégalité des rangs, nivellent les fortunes, relèvent les finances par la confiscation des biens des condamnés, et s'attachent l'armée en la berçant de l'espoir de posséder un jour ces propriétés.

Cependant le peuple, qui n'est plus entretenu que de conspirations, d'invasion, de trahisons, effrayé de ses amis même et se croyant sur une mine toujours prête à sauter, tombe dans une terreur stupide. Les jacobins l'avoient prévu. Alors on lui demande son pain, et il le

1. A Sparte, lorsqu'un premier combat avoit été désavantageux, le général étoit obligé d'en livrer un autre. (XÉNOPHON, Hist. de Grèce.) 2. A Nantes. (Voy. le procès de Carrier.) 4. A Arras.

3. A Lyon.

5. Voy. les Messages à la Convention.

Les jacobins n'avoient rien prévu; ils tuoient pour tuer. La révolution étoit un combat entre le passé et l'avenir: le champ de carnage étoit partout; on ne songeoit qu'à triompher, sans s'inquiéter de ce que l'on feroit après la victoire. (N. ÉD.)

donne, son vêtement, et il s'en dépouille, sa vie, et il la livre sans regret. Il voit au même moment se fermer tous ses temples, ses ministres sacrifiés et son ancien culte banni sous peine de mort 2. On lui apprend qu'il n'y a point de vengeance céleste 3, mais une guillotine; tandis que par un jargon contradictoire et inexplicable, on lui dit d'adorer les vertus, pour lesquelles on institue des fêtes où de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de roses entretiennent sa curiosité imbécile, en chantant des hymnes en l'honneur des dieux. Ce malheureux peuple, confondu, ne sait plus où il est, ni s'il existe. En vain il se cherche dans ses antiques usages, et il ne se retrouve plus. Il voit, dans un costume bizarre 5, une nation étrangère errer sur les places publiques. S'il demande ses jours de fête ou de devoirs accoutumés, d'autres appellations frappent son oreille. Le jour de repos a disparu. Il compte au moins que le retour fixe de l'année ramènera l'état naturel des choses et apportera quelque soulagement à ses maux : espérances déçues! Comme s'il étoit condamné pour jamais à ce nouvel ordre de misère, des mois ignorés semblent lui dire que la révolution s'étend jusqu'au cours des astres; et dans cette terre de prodiges, il craint de s'égarer au milieu des rues de la capitale, dont il ne reconnoît plus les noms o.

En même temps que tous ces changements dérangent la tête du peuple, les notions les plus étranges viennent bouleverser son cœur. La fidélité dans le secret, la constance dans l'amitié, l'amour de ses enfants, le respect pour la religion, toutes les choses que depuis son enfance il souloit tenir bonnes et vertueuses, ne sont, lui dit-on, que de vains noms dont les tyrans se servent pour enchaîner leurs esclaves. Un républicain ne doit avoir ni amour, ni fidélité, ni respect que pour la patrie 7. Résolus d'altérer la nation jusque dans sa source, les jacobins, sachant que l'éducation fait les hommes, obligent les citoyens &

1. Réquisitions de Sparte.

2. Pour y substituer le culte de la Grèce.

3. L'athéisme de la Convention est bien connu.

4. Imités de Lacédémone et de toute la Grèce. A Sparte, on plaçoit la statue de la Mort à côté de celle du Sommeil; ce qui a pu inspirer aux jacobins l'idée de l'inscription qu'ils vouloient graver sur les tombeaux : La mort est l'éternel sommeil (PAUSAN., lib. ш, cap. xvш).

5. Le bonnet des hommes et la presque nudité des femmes sont encore originairement de Sparte, quoique j'en donnerai d'autres exemples. (MEURS., Miscell. Lacon., lib. I, cap. xvII.)

6. Les changements des noms des rues, des mois, etc., sont trop connus pour avoir besoin de notes.

7. Ici évidemment toute la morale de Lycurgue pervertie est pliée à leur vue. (Voy. PLUT., in Lyc.)

envoyer leurs enfants à des écoles militaires, où on va les abreuver de fiel et de haine contre tous les autres gouvernements. Là, préparés par les jeux de Lacédémone à la conquête du monde 1, on leur apprend à se dépouiller des plus doux sentiments de la nature pour des vertus de tigres, qui ne leur nourrissent que des cœurs d'airain.

Tel étoit, ballotté entre les mains puissantes de cette faction, ce peuple infortuné, transporté tout à coup dans un autre univers, étonné des cris des victimes et des acclamations de la victoire retentissant de toutes les frontières, lorsque Dieu, laissant tomber un regard sur la France, fit rentrer ces montres dans le néant 2.

1. Les gymnases. On sait que le caractère dominant de Sparte étoit la haine des autres peuples et l'esprit d'ambition. « Où fixerez-vous vos frontières? » disoit-on à Agésilas. « Au bout de nos piques, » répondoit-il. Les François diront: « A la pointe de nos baionnettes. «<

2. J'ai vu rire de la minutie avec laquelle les François ont essayé de changer leur costume, leurs manières, leurs langage; mais le dessein est vaste et médité. Ceux qui savent l'influence qu'ont sur les hommes des mots en apparence frivoles, lorsqu'ils nous rappellent d'anciennes mœurs, des plaisirs ou des peines, sentiront la profondeur du projet.

Que si d'ailleurs on considère que ce sont les jacobins qui ont donné à la France des armées nombreuses, braves et disciplinées, que ce sont eux qui ont trouvé moyen de les payer, d'approvisionner un grand pays sans ressources et entouré d'ennemis; que ce furent eux qui créèrent une marine comme par miracle, et conservèrent par intrigue et argent la neutralité de quelques puissances; que c'est sous leur règne que les grandes découvertes en histoire naturelle se sont faites, et les grands généraux se sont formés; qu'enfin ils avoient donné de la vigueur à un corps épuisé, et organisé, pour ainsi dire, l'anarchie, il faut nécessairement convenir que ces monstres échappés de l'enfer en avoient apporté tous les talents.

Je n'ignore pas que depuis leur chute le parti régnant s'est efforcé de les représenter comme ineptes et ignorants; les Campagnes de Pichegru, dernièrement publiées à Paris, tendent à prouver qu'ils ne faisoient que détruire sans organiser. Ce livre, par sa modération, fait honneur à son auteur; mais je n'ai pas présenté des conjectures, j'ai rassemblé des faits. Au reste, on peut juger de la vigueur de ce parti par les secousses qu'il donne encore au gouvernement. Les jacobins sont évidemment la seule faction républicaine qui ait existé en France : toutes celles qui l'ont précédée ou suivie (excepté les brissotins) ne l'ont point été.

Après tout, je n'ai pas la folie d'avancer que les jacobins prétendissent ramener expressément le siècle de Lycurgue en France. La plupart ne surent même jamais qu'il eût existé un homme de ce nom. J'ai seulement voulu dire que les chefs de ce parti visoient à une réforme sévère, dont ils auroient sans doute après fait leur profit, et que Sparte leur en fournissoit un plan tout tracé. J'écris sans esprit de système*. Je ne cherche point de ressemblance où il n'y en a point, ni ne donne à de certains rapports des événements plus d'importance qu'ils n'en méritent. La foule des leçons devant moi est trop grande pour avoir besoin de recourir à des remarques fri

⚫ Tous les hommes qui ont embrassé un système ont la prétention de n'en pas avoir; je sentois bien la foiblesse du mien que je le désavoue ici formellement. (N. ÉD.)

CHAPITRE XVII.

FIN DU SUJET.

Tels furent les jacobins. On a beaucoup parlé d'eux, et peu de gens les ont connus. La plupart se jettent dans les déclamations, publient les crimes de cette société, sans vous apprendre le principe général qui en dirigeoit les vues. Il consistoit, ce principe, dans le système de perfection vers lequel le premier pas à faire étoit la restauration des lois de Lycurgue. Nous avons trop donné aux passions et aux circonstances. Un trait distinctif de notre révolution, c'est qu'il faut admettre la voie spéculative et les doctrines abstraites pour infiniment dans ses causes. Elle a été produite en partie par des gens de lettres, qui, plus habitants de Rome et d'Athènes que de leur pays, ont cherché à ramener dans l'Europe les mœurs antiques'. Par cette légère esquisse, j'ai voles. J'ai souvent regretté qu'un sujet si magnifique ne soit pas tombé en des mains plus habiles que les miennes.

1. Que ceci soit dit sans prétendre insulter aux gens de lettres de France. La différence d'opinion ne m'empêchera jamais de respecter les talents. Quand il n'y auroit que les rapports que j'ai entretenus autrefois avec plusieurs de ces hommes célèbres, c'en seroit assez pour me commander la décence. Je me souviendrai toujours avec reconnoissance que quelques-uns d'entre eux, qui jouissent à juste titre d'une grande réputation, tels que M. de La Harpe, ont bien voulu, en des jours plus heureux, encourager les foibles essais d'un jeune homme qui n'avoit d'autre mérite qu'un peu de sensibilité. Le malheur rend injuste. Nous autres émigrés avons tort de déprécier la littérature de France. Outre l'auteur que je viens de nommer, on y compte encore Bernardin de Saint-Pierre, Marmontel, Fontanes, Parny, Lebrun, Ginguené, Flins, Lemierre, Collin d'Harleville, etc. J'avoue que ce n'est pas sans émotion que je rappelle ici ces noms, dont la plupart reportent à ma mémoire d'anciennes liaisons et des temps de bonheur qui ne reviendront plus. Je remarque avec plaisir que MM. Fontanes, Lebrun et plusieurs autres semblent avoir redoublé de talents en proportion des maux qui affligent leurs compatriotes. On diroit que ce seroit le sort de la poésie que de briller avec un nouvel éclat parmi les débris des empires, comme ces espèces de fleurs qui se plaisent à couvrir les ruines.

D'un autre côté, les gens de lettres restés en France ont mis trop d'aigreur dar.s leurs jugements des gens de lettres émigrés. Je n'ai pas le bonheur de connoitre ceux-ci autant que les premiers; mais MM. Peltier, Rivarol, etc., occupent une place distinguée dans notre littérature. MM. d'Ivernois et Mallet-du-Pan ne sont pas à la vérité François; cependant, comme ils écrivent dans cette langue, ainsi que le fit leur illustre compatriote Jean-Jacques, les émigrés peuvent s'honorer de leurs grands talents. La plupart des membres de l'Assemblée constituante, les Lally, les Mounier, les Montlosier, ont écrit d'une manière qui fait autant d'honneur à leur esprit qu'à leur cœur. Je voudrois qu'on fût juste; comment l'être avec des passions* * Je ne renie point les sentiments de bienveillance et de modération exprimés dans cette note: Je réformerois seulement quelques jugements. (N. ÉD.)

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