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François-René (et non Auguste) de Chateaubriand était né à Saint-Malo le 4 septembre 1768, et non le 4 octobre, jour de saint François, comme lui-même semblait le croire. Quant à la date de l'année, il la mettait volontiers en 1769. Cela veut dire qu'il se rajeunissait un peu, soit pour faire coïncider sa naissance avec cette année 69, à laquelle on se plaisait à rapporter plusieurs naissances illustres, soit tout simplement pour se rajeunir.

Il était le dernier de dix enfants dont six vécurent, quatre sœurs et un frère aîné. Lui, le cadet, dit le chevalier de Chateaubriand, était destiné, selon la mode des cadets en Bretagne, à entrer dans la marine royale. En attendant, on le mit en nourrice au village de Plancouët. Sevré et rentré au logis, il y trouva une vie austère, un père silencieux et craint, une mère bonne, mais grondeuse. Nous connaissons cette digne domestique, l'excellente Villeneuve, la seule qui eût quelque soin alors du pauvre délaissé. Le point le plus à noter, le détail le plus touchant et certainement le plus vrai de cette première enfance, de cette éducation si négligée et si dure, c'est l'affection bien délicate dont il s'unit en grandissant à la quatrième de

ses sœurs, négligée comme lui, et qu'il nous peint d'abord l'air malheureux, maigre, trop grande pour son âge, une robe disproportionnée à sa taille, la poitrine droite enfermée dans un corps piqué dont les pointes la blessent, avec un collier de fer garni de velours brun au cou, et une toque d'étoffe noire rattachant ses cheveux retroussés sur le haut de la tête. Mais bientôt un souffle de grâce et de mollesse passera sur ce jeune front et y éveillera l'essaim des rèves. Cette sœur Lucile est le type virginal, innocent, de l'Amélie de René. Il n'en dira rien de trop quand il parlera plus tard de sa beauté, de sa grâce, de sa mélancolie qui la lui fera comparer à un Génie funèbre '.

De Saint-Malo, où l'enfant a passé ses premières années à errer parmi les rochers, à écouter le bruissement des vagues sur les écueils, à béer aux lointains bleuátres, le voilà tout d'un coup transplanté avec sa famille au château de Combourg, autre cadre plus silencieux et tout mystérieux, la secrète patrie du poëte. A peine entré sous ces grands ombrages, le charme mélancolique l'a saisi, l'ennui enchanté commence. Envoyé au collége de Dol, il étudie les mathématiques, et sait par cœur ses logarithmes; il fait des vers latins, surtout il lit le quatrième livre de l'Énėide. Ce quatrième livre, un Horace complet, les volumes de Massillon, où sont les sermons de l'Enfant prodigue et de la Pécheresse, ne sortent bientôt plus de ses mains; il a le temps de couver ces mêmes rêves durant les vacances solitaires de Combourg : un monde nouveau s'entr'ouvre pour lui; un nouvel homme s'éveille, qui ne mourra plus. Notons bien l'aveu. Mais les passions ne viennent jamais seules; « elles se donnent la main comme les Furies ou comme les

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1. Vers 1803, dévorée d'une mélancolie incurable, et versant, disait-elle agréablement, plus de pleurs que l'Aurore, mais sans avoir comme elle le don de produire des fleurs, sa raison reçut quelques atteintes qui ne la laissaient pas moins, à ce qu'il paraît, adorable et d'une décence charmante. Elle se rendait compte de ces atteintes; elle retira vers ce temps la promesse de sa main à un homme qui l'aimait passionnément et voulait l'épouser. Entrée dans une maison de retraite à Paris, elle y mourut, et l'on craint même qu'elle n'ait, dans un instant d'égarement, hâté la fin de ses tristes jours. Les Mémoires d'Outre-tombe contiennent d'elle des lettres, de petites compositions ravissantes.

D

Muses. L'honneur donc (et ceci est un nouveau trait distinctif, désormais aussi ineffaçable), l'honneur, «cette exaltation de l'âme qui maintient le cœur incorruptible au milieu de la corruption, ce principe régénérateur placé auprès du principe dévorant, » allume en cette jeune âme un foyer qui ne va plus s'éteindre, et qui sera jusqu'au dernier jour son culte le plus intime peut-être, en même temps que le plus apparent. Ce sentiment de l'honneur se révèle en lui à l'occasion d'un châtiment déshonorant qu'il se refuse à subir.

Après le collège de Dol, vient le collége de Rennes, où le chevalier en entrant hérite du lit du chevalier de Parny (un pan de cette robe de Nessus lui est toujours resté), et où il devient le condisciple de Moreau et de Limoëlan. De Rennes il va à Brest, pour y chercher son brevet d'aspirant qui n'y est pas ses instincts de voyageur s'excitent à contempler tout le jour cet Océan sans bornes, à la pointe de ce Cap extrême. Il est comme ces cygnes sauvages, qui, retenus malgré eux parce que les ailes ne leur sont pas encore venues, souffrent je ne sais quoi d'inexprimable à la saison des migrations, et ressentent une nostalgie immense '.

Mais le vent tout d'un coup a sauté, comme disent les marins : de Brest il retourne sans savoir pourquoi à Combourg. Ce « château paternel, situé au milieu des forêts, près d'un lac, dans une province reculée, » dont il parlait sans le nommer dans René, il nous le décrit, dans les Mémoires, avec ses tours et ses salles pleines de mystères. C'est là qu'il nous donne une nouvelle peinture de son rêve, de sa poursuite de l'idéal, sous le nom de sa Sylphide. Cette Sylphide qu'en l'écoutant autrefois je n'ai pas été des derniers à applaudir, je ne l'aime pourtant pas de tout point autant que je l'admire encore. Décidément il se joue un peu en vieillissant avec ce qui était plus triste et plus simple dans le premier Renė 2.

1. Toute sa vie M. de Chateaubriand garda de cet instinct natal du navigateur et du marin. Passant bien des années après en Angleterre où il était ambassadeur (1822), à peine le pied sur le bateau, dans une pénible traversée de Calais à Douvres par une grosse mer, il était d'une gaieté folle, chantait, sautait, grimpait aux mâts, se moquait des autres passagers malades: l'élève de Brest, le pur Malouin se retrouvait.

2. L'inconvénient de ces Mémoires, s'il faut le dire, et l'effet qu'ils produisent tels

Il raconte qu'un jour, dégoûté de la vie, il voulut rejeter la coupe de ses lèvres et la lancer vers le ciel. Il s'enfonça dans un bois avec un fusil, et ne fut arrêté dans son projet sinistre que par la rencontre d'un gardé. Que la scène soit plus ou moins réelle ou poétique, elle ne fait que résumer et fixer une pensée funeste qui est au fond de cette disposition mentale, de cette maladie de Renė, laquelle était déjà la maladie de Rousseau. Et celui-ci finalement y a succombé; car, il n'y a guère moyen d'en douter aujourd'hui, Rousseau s'est tué en effet.

Le chevalier était retourné à Saint-Malo, près de partir pour les grandes Indes, lorsqu'un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre le retient en France, et l'envoie à Cambrai; de là jusqu'à Paris et à Versailles il n'y a qu'un pas.

A Paris (c'était vers 1788), il voit les gens de Lettres, et aspire, comme il le dit plus tard en plaisantant, à insérer quelque idylle dans le Mercure ou dans l'Almanach des Muses'. L'impression qui résulte des illustres Mémoires ne m'a jamais paru la plus exacte et la plus vraie sur cette époque de sa vie 2. En fait, le jeune officier

qu'on les lit de suite aujourd'hui, c'est que le narrateur arrange un peu tout cela à distance, et qu'il ne réussit pas à l'arranger complétement. Un très-bon juge me dit à l'oreille « Quant au fond il se rappelle les faits, mais il semble avoir oublié quelque peu les impressions, ou du moins il les change, il y ajoute après coup, il surcharge. Ce sont les gestes d'un jeune homme et les retours d'imagination d'un vieillard, ou, s'il n'était pas vieillard alors qu'il écrivait, d'un homme politique entre deux âges qui revient à sa jeunesse dans les intervalles de son jeu, de sorte qu'il y a bigarrure, et que par moments l'effet qu'on reçoit est double: c'est vrai et c'est faux à la fois. » - Ce genre d'inconvénient est précisément celui qui se fait sentir dans le Raphaël de M. de Lamartine. La vraie poésie, celle même de notre propre jeunesse, est comme une maîtresse jalouse; elle ne nous veut pas demi.

1. Il parvint en effet à faire insérer une idylle (l'Amour des Champs, par le chevalier de C.) dans l'Almanach des Muses de 1790 (p. 205), entre des vers de Pons de Verdun et d'Hoffman: elle n'était pas indigne du voisinage, et aurait pu être signée de Berquin ou de Léonard. Il est curieux de voir comme M. de Chateaubriand, dès qu'il écrit en vers, devient un talent pacifique et doux. Ce n'est plus du tout la même imagination. Il a perdu son instrument, son élément. Il me fait l'effet de ces coursiers indomptés qu'on embarque, et qui, une fois en l'air, sont les plus apprivoisés du monde.

2. Non pas, encore une fois, que ces Mémoires ne soient sincères, mais ils sont surtout poétiques et n'ont que ce genre de sincérité-là, une vérité d'artiste. Or, l'artiste ici rend son émotion, son impression telle qu'il l'a au moment où il écrit, non pas toujours telle qu'il l'a eue dans le moment qu'il raconte. Il substitue à son

fut beaucoup plus homme de Lettres alors, il le fut plus sérieusement dès l'abord qu'il ne veut nous le sembler aujourd'hui. Pour s'en assurer, il suffit de lire ce qu'il disait sur les gens de Lettres de cette époque dans l'Essai sur les Révolutions: on y trouve les vrais jugements qu'il portait sur eux. Il vit dès lors Fontanes, et noua avec lui une première liaison qui se resserra ensuite à Londres et y devint la plus étroite amitié. Dès 1788, il visitait Parny qu'il appelait le Tibulle françois, comme il surnommait Fontanes le Simonide. Il consultait La Harpe qui lui témoignait de la bienveillance; il avait un faible pour Flins, un ami, un diminutif de Fontanes; et même il ne repoussait pas le Philosophe de la Nature, Delisle de Sales, dont il a tracé plus tard un gai portrait en caricature '. Le jeune Breton voyait beaucoup son compatriote Ginguené, déjà pro duit honorablement dans les lettres; et par lui il connaissait le počte Le Brun, surtout Chamfort qu'il invitait quelquefois à souper dans sa famille, et dont la conversation piquante, pleine de saillies, lui faisait passer des moments heureux. Dans son Essai sur les Révolutions où se retrouve un Chateaubriand primitif, sauvage, non encore dégrossi ni dégagé, mais plus vrai et plus naïf' que depuis, un Chateaubriand sans parti pris et avant la gloire, il parle de la

insu ses impressions et ses effets d'aujourd'hui à ses sentiments d'autrefois. En voici un petit exemple que j'ai pu vérifier. Je lis dans une lettre de M. de Chateaubriand à Fontanes, datée d'Avignon, samedi 6 novembre 1802 : « J'arrive de Vaucluse; je Yous dirai ce que c'est. Cela vaut sa réputation. Quant à Laure la bégueule et Pétrarque le bel esprit, ils m'ont gâté la fontaine. J'ai pensé me casser le cou en voulant grimper sur une montagne où les voyageurs ne vont jamais, et où le guide a refusé de me suivre... » Eh bien, on n'a qu'à lire dans les Mémoires d'Outretombe la page émue qu'il a écrite sur Pétrarque et sur Laure, en racontant après coup ce voyage. Il n'y a de tout à fait vrai que ce qui est un témoignage presque involontaire échappé dans le temps même.

1. « Chaque année, au printemps, il faisoit ses remontes d'idées en Allemagne. ■ Ce trait plaisant me paraît faire anachronisme dans le portrait de lui que donnent les Mémoires d'Outre-tombe. Je ne vois pas que Delisle de Sales soit allé plus d'une fois à Berlin. L'auteur semble avoir eu ici en vue le germanisme de certains de nos philosophes modernes, et il leur a lâché sa chiquenaude sur la joue du pauvre Delisle de Sales qui n'en peut mais. Celui-ci a payé pour M. Cousin ou pour tel autre.

2. Un critique à la fois sagace et indulgent (M. Vinet) a dit : « M. de Chateaubriand dans son Essai n'est pas plus sincère que dans ses autres ouvrages (voulant dire qu'il l'est partout), mais il est plus naturel. » J'accepte cette rédaction-là.

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