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peupler la solitude: elle porte en soi des essaims de rêves. Plus tard quand les rêves se sont envolés et que bien peu sont revenus avec le rameau, quand l'ombre s'est retournée, qu'elle seule désormais marche et grandit devant nous, et que le soleil déjà couchant est derrière nos têtes, les souvenirs peuvent être doux, mais ils sont tristes aussi; ils sont plus froids, plus lents, ils nous font moins de bruit, et surtout ne remplissent point une âme avec ivresse. De là aussi la solitude a des attraits moins animés. Pourtant la nature en elle-même ne cesserait jamais sans doute pour ses vrais amis d'avoir le même charme puissant, mais c'est à la condition qu'ils lui soient restés fidèles.

IV.

Notre jeune voyageur, encore précédé de tous ses rêves, s'ébattait donc à travers les forêts vierges, méditant tableaux et poëmes, lorsqu'un soir, arrivé proche des défrichements américains à une ferme où il reçut l'hospitalité, il trouva un journal anglais qui racontait la fuite de Louis XVI, son arrestation à Varennes et la réunion de presque tous les officiers de l'armée royale sous les drapeaux des Princes: il crut entendre la voix de l'honneur, et il partit, rompant à l'instant tous ses premiers projets.

ll revint en France, prit terre au Havre (janvier 92), rejoignit sa famille en Bretagne, se maria (moment singulièrement choisi) pour complaire, dit-il, à sa sœur Lucile, et partit le lendemain, ou peu s'en faut, de son mariage pour l'armée des Princes. Ce qu'il raconte dans les Mémoires d'Outre-tombe de ses appréciations politiques à Paris, en y passant, demanderait à être confronté avec ses vraies opinions d'alors sur les hommes et sur les choses, telles qu'on les lit dans l'Essai: mais ce côté nous importe peu ici. Il assista au siége de Thionville, et il a rendu ses propres sensations durant les veilles nocturnes du camp, dans le récit d'Eudore, quand celui-ci est aux avant-postes de l'armée romaine sur les fron

tières de la Germanie. En général, j'aime mieux saisir ses impressions personnelles, là où il ne se pose pas directement pour nous les dire: il y a chance pour qu'elles sortent plus sincères, plus naturelles. Il est plus vrai sous le nom d'Eudore qu'en son propre nom.

Il ne paraît pas d'ailleurs avoir épousé bien vivement cette cause des Princes; il fit alors ce qu'il jugea de son honneur comme émigré, mais rien de plus.

Il a raconté lui-même comment, atteint de maladie durant la retraite des Prussiens, en 92, on le crut mort, et on le laissa au bord d'un fossé, d'où il arriva comme il put à Namur. S'il avait péri là, que de trésors littéraires nous manquaient ! Quelle direction, quelle impulsion puissante aurait fait faute, et comme un seul anneau brisé aurait changé la suite et l'enchaînement de la tradition littéraire, telle qu'elle s'offre à nous aujourd'hui !

Arrivé à Londres, après bien des traverses, malade et se croyant atteint mortellement, M. de Chateaubriand, âgé de vingt-six ans, se mit à écrire en 1794 son Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leur rapport avec la Révolution françoise, dont le premier volume parut à Londres en 1797. La suite n'a jamais été donnée, les idées et les visées de l'auteur ayant changé avant qu'il eût mené l'ouvrage à fin. C'est dans ce livre incohérent, mais vaste et curieux, qu'on peut étudier très-bien, je l'ai dit, le Chateaubriand primitif, non encore façonné, et bien loin d'avoir atteint la perfection de sa forme, mais nous livrant davantage son vrai fond1.

Pour être juste toutefois, il convient d'abord de faire dans ce livre deux parts: il en est une qui est celle encore de l'écolier et du disciple, que l'homme non moins que l'écrivain dépouillera naturellement en avançant, et qu'il ne faudrait pas lui imputer comme essentielle et propre. Ce n'est, à parler franc, qu'une pre

1. Avant même d'aborder l'Essai, si nous voulions suivre exactement l'ordre chronologique, il faudrait nous occuper des Natchez, de cet immense ramas qui se composait d'abord de 2283 pages in-folio; mais, une fois entrés dans cette espèce de forêt primitive du talent de M. de Chateaubriand, nous n'en sortirions pas pour en avoir quelque idée, nous attendrons Atala qui n'en est qu'une portion détachée et un fragment soumis à l'art.

miere gourme qu'il avait à jeter. Mais cette part faite, il en est une autre qui est bien celle de l'homme même, son fond de pensée et de nature primitive, jusques et y compris son tour de talent et de manière, ce que j'ai déjà appelé le tuf, — son fond d'opinions qui se dissimulera souvent ensuite (et parfois à ses propres yeux) dans des inspirations acquises et des excitations passagères, mais qui persistera malgré tout et se retrouvera à chaque intervalle, surtout vers le soir de la vie. Le commencement et la fin se rejoignent plus qu'on ne pense. Ce jeune homme de l'Essai, chez M. de Chateaubriand, ce sera un jour le vieil homme.

- L'idée de l'Essai, s'il fallait chercher une idée principale à un livre aussi peu cohérent, serait celle-ci :

L'expérience sanglante que la France et le monde viennent de faire dans la Révolution n'est pas nouvelle : elle s'est opérée autrefois, la même presque à la lettre, dans les révolutions des anciens peuples, dans celles des Grecs et des Romains. Si l'on sait bien lire l'histoire ancienne dans ses moments principaux qui sont: 1o l'établissement des républiques en Grèce; 2o la sujétion de ces républiques sous Philippe de Macédoine et Alexandre; 3o la chute des rois à Rome; 4o la subversion du gouvernement populaire au profit des Césars; 5° enfin le renversement de l'Empire par les Barbares; si l'on étudie bien ces cinq grands moments, on possédera tous les éléments d'une comparaison qui atteindra à la rigueur d'une science. « L'homme, foible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse; il circule dans un cercle dont il tâche en vain de sortir; les faits mêmes qui ne dépendent pas de lui, et qui semblent tenir au jeu de la fortune, se reproduisent incessamment dans ce qu'ils ont d'essentiel '. » Et l'auteur en conclut contre le goût des innovations, persuadé, comme Salomon, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.

Il croit même qu'on pourrait tirer de cette étude du passé un

1. Chateaubriand a retrouvé cette idée de l'Essai dans ses Mémoires d'Outretombe (tome VI, page 261): « L'histoire n'est qu'une répétition des mêmes faite appliqués à des hommes et à des temps divers. » — L'abbé Galiani avait eu la même Idée: « L'histoire moderne n'est que de l'histoire ancienne sous d'autres noms.

pronostic certain sur l'avenir de la Révolution française et sur la question de savoir si elle se consolidera. Il incline tout à fait à croire que non; mais on entrevoit cette solution négative plutôt qu'il ne la donne explicitement.

« Le passé prédit l'avenir, » a dit énergiquement Mably; l'auteur de l'Essai exprime la même pensée en poëte: « Celui qui lit l'histoire ressemble à un homme voyageant dans le désert, à travers ces bois fabuleux de l'Antiquité qui prédisaient l'avenir. >>

Les pensées de ce genre sont continuelles dans l'Essai et sortent à chaque pas. L'idée générale peut paraître très-contestable. L'illustre auteur, critiquant son ouvrage en 1826, a protesté contre ce cercle dans lequel il voulait alors enfermer l'humanité : devenu libéral et partisan de la perfectibilité tout autant que Mme de Staël, qu'il avait d'abord combattue sur ce point-là, il assigne à la marche de l'humanité une série de cercles concentriques qui vont en s'élargissant, et dont la circonférence s'accroîtra sans cesse dans un espace infini, c'est-à-dire qu'il a substitué à l'image du cercle simple celle de la spirale, montant en cercles de plus en plus élargis. Plus vieux et jeté hors de l'arène, je ne sais trop ce qu'au fond il pensait et du cercle et de la spirale. Ce qui est certain, c'est que, tout en ne voulant pas se brouiller avec la république future, il ne parlait jamais de l'avenir que comme d'un épouvantable chaos, et que sa prédiction habituelle revenait à dire : Après moi le déluge! Je ne prétends pas chercher un lien entre ces contradictions trop visibles aux différents àges '. Je me garderai encore moins d'exprimer un avis sur ces immenses et, selon moi, insondables questions; je remarquerai seulement que l'auteur de 1826 paye tribut à l'esprit et, si j'ose le dire, au lieu commun de son temps le jeune auteur de 1797 y résistait mieux. Certes, même en faisant la part des différences essentielles propres aux sociétés modernes, on pourrait encore soutenir, après avoir étudié les

1. Ce serait, je crois, un soin superflu. Il y avait de sa part, sur ces questions plutôt des boutades qu'une haute et constante vue: ce qui fait qu'il n'a pas été proprenent un grand esprit.

révolutions anciennes avec les Thucydide et les Aristote, que toutes les formes sont déjà sorties du cours naturel des choses et de la roue de la fortune, et que l'expérience toujours perdue et toujours vaine recommence'. Les sciences, il est vrai, comme le remarque l'auteur de l'Essai, sont des inconnues qui se dégagent sans cesse ; mais aussi, comme il ne le remarque pas moins (après Pascal), le vice et la vertu, selon l'histoire, paraissent une somme donnée qui n'augmente ni ne diminue. Or (et c'est toujours lui que je cite) il est bien moins question de la ressemblance de position, en politique, et de la similitude d'événements, que de la situation morale du peuple les mœurs, voilà le point où il faut se tenir, la clef qui ouvre le livre secret du Sort. Tout cela n'est pas si déraisonnable, 'même aujourd'hui.

J'ai besoin d'ajouter qu'une telle analyse de l'Essai, réduite à ces termes généraux, bien que fondée sur des textes, donnerait de l'ensemble une idée très-incomplète, très-infidèle, et ie ferait juger beaucoup trop raisonnable, et pas assez extraordinaire. L'Essai est un livre étrange et désordonné. Sous prétexte d'écrire pour lui et pour lui seul, l'auteur y a tout mis, y a versé pêiemêle toutes ses pensées, toutes ses rêveries, toutes ses lectures. J'y devine d'avance l'auteur des Études historiques, et ce procédé commode qu'il s'est trop permis, et qui fait qu'à part les courtes œuvres de René, d'Atala et de l'Abencerage, et le poëme des Martyrs, il n'a donné que des pages et n'a plus composé d'ouvrage véritablement joint et consistant. On y reconnaît un talent inquiet, hardi, avide de toutes les questions, les abordant, les traitant un peu trop cavalièrement, à bâtons rompus, avec des éclairs perçants, ici et là, beaucoup de décousu, et l'absence totale d'unité;

1. Un homme d'État éclairé a pu écrire le 23 décembre 1819: « Je passe mes soirées avec Thucydide, Démosthène et Plutarque, et plus j'avance, plus j ́admire ce peuple auquel nous devons toutes nos lumières. Tout ce que nous savons en science de la vie et du gouvernement, les Grecs l'ont su avant nous, avec cette différence que chez nous c'est l'apanage du petit nombre, tandis que chez eux c'était répand dans la masse; souvent un seul mot grec définit mieux la chose que des traités entiers des modernes.» (Lettre d'Albert Rengger, ancien ministre de la République helvé. tique, au général La Harpe.)

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