Page images
PDF
EPUB

est bien partout! Ah! mon Dieu! s'écrie Suderland tremblant, serait-il question de m'envoyer en Sibérie? — Hélas! on en revient. De me jeter en prison? - Si ce n'était que cela, on en sort. - Bonté divine, voudrait-on me knouter? Ce supplice est affreux, mais il ne tue pas. Eh quoi! dit le banquier en sanglotant, ma vie serait-elle en péril? L'impératrice, si bonne, si clémente, qui me parlait avec tant de bonté encore il y a deux jours, voudrait . . . mais je ne puis le croire. Ah! de grâce, achevez; la mort serait moins cruelle que cette attente insupportable. Eh bien! mon cher, dit enfin l'officier de police avec une voix lamentable, ma gracieuse souveraine m'a donné l'ordre de vous faire empailler. Empailler! s'écrie Suderland, en regardant fixement son interlocuteur: mais vous avez perdu la raison, ou l'impératrice n'aurait pas conservé la sienne; enfin, vous n'auriez pas reçu un pareil ordre sans en faire sentir la barbarie et l'extravagance. Hélas! mon pauvre ami, j'ai fait ce que d'ordinaire nous n'osons tenter; j'ai marqué ma surprise, ma douleur ; j'allais hasarder d'humbles remontrances; mais mon auguste souveraine, d'un ton irrité, en me reprochant mon hésitation, m'a commandé de sortir et d'exécuter sur-le-champ l'ordre qu'elle m'avait donné, en ajoutant ces paroles qui retentissent toujours à mon oreille: Allez, et n'oubliez pas que votre devoir est de vous acquitter, sans murmure, des commissions dont je daigne vous charger."

Il serait impossible de peindre l'étonnement, la colère, le saisissement, le désespoir du pauvre banquier. Après avoir laissé quelque temps un libre cours à l'explosion de sa douleur, l'officier de police lui dit qu'il lui donne un quart d'heure pour mettre ordre à ses affaires. Alors Suderland le prie, le conjure, le presse longtemps en vain de lui laisser écrire un billet à l'impératrice pour implorer sa pitié. Le magistrat, vaincu par ses supplications, cède en tremblant à ses prières, se charge de son billet, sort, et n'osant pas aller au palais, se rend précipitamment chez le comte Bruce. Celui-ci croit que le chef de la police est devenu fou; il lui dit de le suivre, de l'attendre dans le palais, et court, sans tarder, chez l'impératrice. Introduit chez cette princesse, il lui expose le fait. Catherine entendant cet étrange récit, s'écrie: "Juste ciel! quelle horreur! en vérité, Reliew a perdu la tête. Comte, partez, courez et ordonnez à cet insensé d'aller de suite délivrer mon pauvre banquier de ses folles terreurs, et de le mettre en liberté." Le comte sort, exécute cet ordre, revient et trouve Catherine riant aux éclats. "Je vois bien à présent, dit-elle, la cause d'une scène aussi burlesque qu'inconcevable; j'avais, depuis quelques années, un petit chien que j'aimais beaucoup, et je lui avais donné le nom de Suderland, parce que c'était celui d'un Anglais qui m'en avait fait présent. Ce chien vient de3 mourir; j'ai ordonné à Reliew de le faire empailler; et comme il hésitait, je me suis mise en

colère contre lui, pensant que par une sotte vanité il croyait une telle commission au-dessous de sa dignité. Voilà le mot de cette ridicule énigme."

1. I cannot find sufficient courage. 2. to have you stuffed. 3. has just.

XXXIII.

LE COLIS 2775.1

Le 16 janvier, 1880, arrivait de Grenoble à Paris, en destination de la gare de Lyon, bureau restant, une caisse en bois d'assez grandes dimensions et solidement clouée.

[blocks in formation]

La caisse ressemblait, du reste, à toutes les caisses. On la mit dans un hangar, avec d'autres colis. Elle y resta cinq jours.

Le chef magasinier3 était assis, le matin du sixième jour, dans le hangar, déjeûnant et lisant son journal, quand une odeur singulière lui fit lever la tête.

C'était une odeur fade, comme celle des viandes avancées. Il appela un magasinier.

Y a-t-il ici du gibier?

Il n'y en avait pas.

C'est étrange! Le chef de magasin fit le tour du hangar, flaira les colis l'un après l'autre et finalement reconnut que l'odeur partait de la caisse en question.

Il dégelait depuis plusieurs jours: c'était cela sans doute qui avait déterminé l'échauffement à l'intérieur.

Il était étonnant, en tout cas, qu'une caisse renfermant des matières sujettes à détérioration eût été expédiée comme un simple colis: il était surtout étonnant qu'on ne l'eût pas réclamée depuis six jours.

Et puis, ce M. Alfred Jolybois écrit à la main sur la carte, sans adresse, qui le connaissait? L'expéditeur était un M. Louis, de Grenoble. Tout le monde s'appelle Louis, Pierre, Paul. On n'en était pas plus avancé.

[ocr errors]
[ocr errors]

De là à la pensée d'un crime, il n'y avait qu'un pas. Tout le monde avait encore présente à l'esprit la caisse où l'on avait trouvé le corps

d'une femme coupée en morceaux, dans la gare d'une des principales villes de l'Europe. Les émanations, le mystère, l'insuffissance des indications, la caisse elle-même, longue, étroite, avec les planches à peine rabotées, suffisaient amplement dans le cas actuel, à réveiller le souvenir de cette horrible découverte.

Justement passait le sous-chef de la gare: le chef-magasinier lui fit part de ses soupçons.

C'est vrai, au fait . . .!

Et le sous-chef manda le commissaire de police.

Tout annonçait un crime. Le commissaire de police ordonna l'ouverture de la caisse.

On vit quelque chose d'horrible. Couchée à plat dans de la sciure, sans mains, sans pieds, une forme d'une apparence vaguement humaine, tant les mutilations l'avaient rendue méconnaissable, occupait le fond de la caisse. Pas de tête: on l'avait coupée. La peau avait été enlevée sur tout le corps. Quant aux chairs, elles étaient devenues d'un bleu noir, hideux. Le cadavre portait à la poitrine une large blessure, suite d'un coup de couteau, assurément. Le crime paraissait remonter à huit ou dix jours. Le commissaire fit aussitôt transporter la caisse dans un magasin spécial, et télégraphia à Grenoble.

[ocr errors]

Connaissez-vous un M. Jolybois?

- Non.

Connaissez-vous un M. Louis?

- Non.

C'était formel. On était en présence d'un crime monstrueux accompli au milieu des plus mystérieuses circonstances.

En même temps qu'il télégraphiait à Grenoble, le commissaire faisait prévenir le procureur de la République.

Déjà le bruit s'était répandu: des voyageurs se pressaient aux abords du cabinet du commissaire de police. Il fallut disperser les rassemblements. On disait qu'on avait cru reconnaître le cadavre d'un des principaux négociants de Grenoble ; d'autres parlaient d'un grand-père assassiné par son petit-fils. Une chose seule paraissait claire: le cadavre était celui d'une personne d'âge, naturellement affaissée et très obèse.

L'agitation était à son comble dans la gare.

Tout-à-coup un mouvement se fit à l'intérieur; un petit homme à lunettes, l'air digne et froid, chauve, venait d'entrer en compagnie d'un autre petit homme, à lunettes bleues, celui-là, dans le cabinet du commissaire de police.

Tout le monde sut en un instant que c'étaient le procureur de la République avec son greffier."

L'attention était si universellement dirigée de ce côté qu'un monsieur,

qui descendait du train de Lyon et désirait un renseignement, put à peine se faire entendre.

[ocr errors][merged small][merged small]

C'est la seconde fois que je vous demande si vous n'avez pas reçu une caisse bureau restant?

- Quelle caisse?

- Une caisse déposée à Grenoble, il y a six jours.

L'employé fit un bond.

Grenoble! Six jours! C'était peut-être l'assassin.

Il pria l'inconnu de le suivre, lui fit traverser rapidement le groupe de personnes qui piétinaient à la porte du commissaire de police, et tout à coup, le poussant dans le cabinet:

C'est le monsieur qui vient réclamer le No. 2775, dit-il.

Le personnage introduit ainsi était un homme de haute taille, la barbe longue, la peau bistrée, l'air résolu. Il portait une petite pelisse; ses manières étaient distinguées.

A coup sûr, si c'était l'assassin, ce n'était pas un assassin vulgaire. Il parut légèrement impressionné à la vue des personnes qui remplissaient le cabinet et qui toutes le regardaient. Le silence était énorme. Il fit pourtant quelques pas et réitéra la question qu'il avait passée à l'employé, mais cette fois d'une voix moins assurée.

8

Ce fut le procureur de la République qui lui répondit lui-même:

[blocks in formation]

- Vous êtes alors M. Alfred . . .

- Jolybois . . . j'ai cet honneur.

Depuis quelques instants, le monsieur à la pelisse semblait mal à l'aise, et jetait à droite et à gauche des regards inquiets, comme s'il eût redouté une surprise. Ses regards furent remarqués. Peut-être se sentait-il deviné, menacé. Peut-être cherchait-il une issue?

Le commissaire fit un signe : les issues furent aussitôt occupées par les agents.9

Le monsieur se troubla visiblement.

Vous pâlissez, monsieur, lui dit le magistrat.

- Du tout, mais cette odeur

Cette odeur, monsieur, vient de votre caisse.

De ma caisse! grands dieux! aurait-on découvert? .

Et son visage se décomposa entièrement.

Nul doute: on tenait l'auteur du crime.

La caisse était dans un coin du cabinet: on l'y mena.
Le procureur de la République reprit de nouveau la parole.
Vous reconnaissez que cette caisse est la vôtre?

Je vous ai déjà dit que oui.

-Permettez

...

vous êtes en présence de la justice.

Procédons

logiquement, s'il vous plaît. Reconnaissez-vous aussi la victime?

Je m'en flatte c'est moi qui ai fait le coup.
Précisez. Dans quelles circonstances?

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

- J'étais à Briançon. . . . Nous avions un vieux compte à régler. Depuis longtemps déjà, je le guettais. Un jour, je le rencontre au détour d'un chemin, dans la montagne. Il vient à moi je le couche en joue. Je le manque une première fois. La seconde fois, ma balle ne fait que l'effleurer, 10 . Déjà il est sur moi, il me serre dans ses bras, il va m'étouffer. Je parviens heureusement à mettre la main sur mon couteau, et le temps de le regarder dans les yeux, je lui plonge la lame dans le ventre jusqu'à la garde. . . . Cette blessure que vous voyez là, monsieur, c'est moi qui la lui ai faite. . . . Il roule à terre, je me relève : il était mort. (En ricanant:11) On l'a mis dans une caisse. Je comptais être en même temps à Paris que la caisse. . . . Par malheur, j'ai été retenu en chemin.

...

Rarement on avait vu pareil cynisme: peut-être avait-on affaire à un fou. - Ainsi donc, vous avouez, dit le magistrat. Mais il ne vous a pas suffi de frapper. . . Ces mutilations

[blocks in formation]

...

[ocr errors]
[ocr errors]

-La justice appréciera. Je vous poserai12 une dernière question. Son nom!

[ocr errors][ocr errors][merged small]

- Son nom! . . . Cela n'est pas sérieux, monsieur.

- Soyez convenable. Quel est son nom?

Je vous promets que je ne me suis jamais soucié de le lui demander.

- Vous avez donc frappé un être que vous connaissiez à peine?

Vous auriez agi comme moi.

- Vous avait-il causé quelque dommage, au moins?

Aucun, personnellement.

- Pourtant on ne tue pas sans raison son semblable! 13

Mon semblable!

Le monsieur eut un rire nerveux, qui glaça les assistants.

Cette conduite est inconvenante, fit le magistrat. Monsieur le commissaire, emparez-vous11 de cet homme.

Mais du tout, je ne veux pas moi, exclama le monsieur au colis. . . Il y a malentendu.

[ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors]
« PreviousContinue »