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choses je dois dénombrer exactement, notions ou réalités, propriétés abstraites ou concrètes, circonstances d'un phénomène, ou conditions d'un problème. Mais ce que n'apprennent point les préceptes ambigus du Discours de la méthode, le traité des Règles pour la direction de l'esprit, surtout la marche constante de Descartes dans l'invention de ses théories, le font clairement connaître. La science et toute science se construit pour lui par deux procédés, l'intuition et la déduction. L'intuition n'est pas le témoignage trompeur des sens, ni le jugement d'une imagination qui s'abuse; c'est l'intellection pure du simple et de l'absolu1, c'est l'aperception interne des concepts distincts, comme sont ceux que le géomètre exprime par les définitions. A ces idées pures de l'entendement s'attache l'évidence, et elle ne s'attache qu'à elles; elle est la condition nécessaire et suffisante de leur vérité. La déduction tire de l'absolu et du simple, le relatif et le composé, par une série de conséquences dont le fil ne doit jamais se rompre; le signe et la condition de sa légitimité, c'est la nécessité. Par l'analyse ou la décomposition de l'objet, par le dénombrement complet, il faut entendre le développement du concept, objet de l'intuition, ou cette sorte d'analyse par laquelle le géomètre résout le composé dans le simple, la notion du triangle, par exemple, dans les notions de surface, ligne, intersection. La méthode de Descartes est donc la méthode qui crée et gouverne les sciences mathématiques, cette méthode qui, au lieu de partir du réel, connu par l'expérience et décrit à sa lumière, part de l'abstrait, conçu par l'entendement et exprimé par la définition; qui, au lieu de réunir plusieurs cas, laborieusement recueillis par l'expérience, en règles inductives dont la généralité est toujours restreinte et la vérité toujours contingente, tire des concepts par la déduction, qui est le procédé de la spéculation rationnelle, des règles nécessaires, dont la valeur est universelle et l'autorité démonstrative. C'est pour cela que Descartes, avant d'appliquer ses préceptes, prend la résolution de s'y préparer par la culture des sciences mathématiques, qui, de son aveu, lui en ont suggéré l'idée, et où se trouvent les seuls exemples de leur pratique régulière : il ne s'agit que d'étendre cette

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application trop bornée et généralisant, pour les transporter dans toute recherche, les procédés employés par le géomètre à l'examen des figures, de trouver, comme il le dit, une mathématique universelle. Cette méthode, Descartes l'a en effet transportée partout : l'existence de Dieu, il n'a pas essayé de la prouver par celle du monde, ni par le mouvement qui veut un premier moteur, ni par l'harmonie qui suppose un ordonnateur suprême, mais par l'analyse des caractères internes de l'idée de l'infini et du parfait, conçue à priori par l'entendement avant l'idée du fini, en laquelle est enfermée l'existence de Dieu, comme en l'idée du triangle l'égalité de ses trois angles à deux droits; et, au lieu que ce soit l'harmonie du monde qui prouve la perfection divine, c'est au contraire la perfection de Dieu qui prouve à priori la nécessité de l'harmonie. Le monde, il ne l'observe pas, il le construit; et cela est si vrai, qu'il a pu sans ridicule dire qu'il ne parlait pas du monde réel, mais d'un monde idéal, de sa constitution et de ses lois possibles, supposé qu'il plût à Dieu de créer maintenant, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer; aussi il établit ces «<lois qui le gouvernent, lesquelles sont nécessaires et univer>> selles, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui le » crée et que ses perfections infinies, sans les tirer d'ailleurs que » de certaines semences de vérité qui sont naturellement en nos >> âmes. » Concevoir et raisonner sur le fondement de ces concep→ tions; définir, démontrer et conclure; poser Dieu, et, d'après lui, deviner le monde, voilà la méthode de Descartes. Par cette mé– thode, il fonde une école ; par là, et par là seulement, il s'oppose à Bacon, qui ouvre une tout autre voie. Le contraste de Bacon et de Descartes est en effet le contraste de l'expérience et de la raison, des sciences mathématiques et des sciences physiques; où l'un recommande d'observer, d'accumuler les expériences, pour induire ensuite de leur comparaison la loi des phénomènes, l'autre prescrit de fermer les yeux, de se boucher les oreilles, afin de se soustraire aux illusions et au tumulte des sens, et, dans leur silence, de n'écouter que l'entendement, l'entendement qui appréhende, juge

1. Voy. Disc. de la méthode, part. II, § 11; et Reg. ad direct. ingen., reg. Iv. 2. Méditat. 3e, au commencement.

et raisonne. Bacon et Descartes ont combattu tous les deux et ruiné la logique de l'école; mais celui-ci, parce qu'elle supprimait l'intuition où la déduction s'appuie et qu'elle suppose avant elle; celui-là, parce qu'elle acceptait toutes faites les notions générales dont les éléments doivent d'abord être puisés dans l'expérience. La philosophie de la raison et la philosophie de l'expérience, le rationalisme et l'empirisme, voilà l'opposition fondamentale de l'école de Descartes et de celle de Bacon, de l'école française et de l'école anglaise, de Malebranche et de Locke. Ces deux écoles se rencontrent sur le terrain de la conscience, terrain vague en quelque sorte, où toutes les doctrines ont leur fondement; et c'est là que le débat s'engage, quand l'une et l'autre ont assez de force pour réfléchir leurs procédés respectifs, et en chercher dans l'esprit humain la justification ou le prétexte : les uns n'y veulent voir que les idées de l'expérience, et ils en concluent que l'expérience est le seul procédé possible et légitime pour construire la science; les autres, contestant la valeur de l'expérience, ne reconnaissent d'autorité qu'aux conceptions de la raison, et ils soumettent à ces conceptions les phénomènes de l'expérience. Mais la psychologie n'appartient ni aux uns ni aux autres, ni à Bacon ni à Descartes; elle appartient à l'esprit moderne, qui, de plus en plus éclairé par les tentatives des philosophes de toutes les écoles, sur le nombre, la nature et la valeur de nos moyens de connaître, s'élève tous les jours à une idée plus précise et plus savante de lui-même. Le Cogito de Descartes n'enferme donc point une méthode qui lui soit propre et qui lui assigne, avec son école, une place et un rang à part dans l'histoire; il exprime une vérité de fait primitive, la première de toutes dans l'ordre d'acquisition; mais cette vérité n'est pas un système, c'est un point de départ commun à tous les systèmes; les uns savent et disent qu'ils en partent, les autres ou l'ignorent ou négligent de le dire; toute la différence est là. La divergence des routes qu'ils suivent pour aller plus loin fait la diversité de leurs méthodes, et, par suite, de leurs solutions. C'est pourquoi l'école de Bacon a été une école psychologique aussi bien que celle de Descartes; elle a produit Locke; elle a porté Reid, le vrai fondateur de la psychologie expérimentale, entreprise pour elle-même, sans aucune intention que celle de connaître l'homme.

Par sa méthode, par ses habitudes de pensée et de langage, par ses faiblesses mêmes, l'école écossaise est fille et héritière de Bacon; et si elle admire médiocrement Descartes, si elle dédaigne tout à fait Malebranche et Leibniz, c'est qu'elle a conscience de cette parenté.

Les vrais disciples de Descartes, ceux qui sont tels par la méthode, c'est Malebranche et c'est Spinosa. Leurs doctrines, si différentes d'ailleurs, fournissent par le caractère commun qui domine cette dissemblance, la meilleure preuve du rationalisme de leur commun maître. Le système des causes occasionnelles est-il autre chose qu'une hypothèse, conçue à priori, et imposée ensuite aux trompeuses apparences de l'expérience? Malebranche n'a-t-il pas écrit que nous n'avons aucune idée claire, non-seulement de la nature, mais de l'âme elle-même, et que la conscience n'est, comme le témoignage des sens, qu'un sentiment vague et indistinct dont il est impossible de rien déduire? Et enfin la vision en Dieu n'est-elle pas comme une apothéose de cette méthode rationnelle, qui véritablement fait envisager les choses du point de vue même où Dieu les regarde? Pour Malebranche, ce n'est plus seulement une méthode, c'est un fait et une nécessité que cette contemplation de l'intelligible en Dieu où nous voyons tout, même les corps que nous apercevons dans l'idée absolue et éternelle de l'espace, qui est l'archétype de la matière? Que fait de son côté Spinosa? Son entreprise est la suivante : étant donnée la notion de la substance, telle que la raison la conçoit et que la définition l'exprime, tirer par une déduction rigoureuse, sans l'expérience ou même au mépris de l'expérience, de cette notion tout ce qu'elle enferme; puis, cette construction logique obtenue, quelque monstrueuse quelle paraisse, la mettre à la place de l'univers. Spinosa a employé dans ses écrits la forme géométrique : on lui en a fait un reproche, et de tous les reproches qu'on pût lui adresser, c'é tait assurément le plus mal fondé. La méthode des cartésiens est la méthode déductive, rationnelle, à priori, la même qui préside aux sciences mathématiques; la forme peut donc, et à la rigueur elle doit être la même. Entre l'Ethique de Spinosa et un traité de

1. Jouffroy, Cours de droit naturel, t. 1, première leçon sur le panthéisme.

géométrie, il n'y a au fond qu'une seule différence, celle de l'idée fondamentale qu'on y développe; c'est pour le géomètre la notion rationnelle de l'espace, et pour Spinosa la notion, rationnelle aussi, de la substance. Que le géomètre donne son livre pour une explication de l'univers, et il n'aura ni plus de tort, ni plus de raison que Spinosa. Sid'ailleurs il a commis une faute en adoptant la forme géométrique, tous les cartésiens, par une étrange rencontre, la partagent. Descartes lui-même avait commencé un résumé de ses méditations métaphysiques sous forme géométrique, et Leibniz enfin, qu'il faut placer avec Spinosa et Malebranche, au rang des disciples de Descartes, est coupable d'une semblable faute ; il a plus d'une fois exprimé avec éloquence le sincère regret de ne pas rencontrer, dans les écrits des métaphysiciens, ses beaux théorèmes de géométrie qui l'enchantent, et qui conféreraient à la métaphysique le même privilége de certitude démonstrative qui n'appartient qu'aux mathématiques 1.

C'est qu'en effet Leibniz relève aussi de Descartes par la méthode, ou pour mieux dire, il relève de cette même faculté de l'esprit humain qui, dans l'antiquité la plus haute, a déjà produit les nombres de Pythagore et l'immobile unité de l'école éléatique; qui, sous le nom de dialectique, conduisait Platon dans ce monde intelligible des idées d'où il regardait et jugeait le monde sensible; qui dès la naissance de la philosophie moderne, réhabilitée par Descartes, s'est appelée, dans les pages sublimes de Malebranche, la vision en Dieu, et a engendré entre les mains du sévère Spinosa le plus absurde et le plus logique des systèmes, qui aujourd'hui encore fait la puissance du mathématicien; qui enfin, plus discrètement employée et mieux gouvernée, sans cesser d'ètre la même, enfante chez Leibniz la monadologie et l'harmonie préétablie : elle ne cessera d'être et de porter de pareils fruits que quand l'humanité disparaîtra de ce monde. Leibniz a seulement un avantage sur tous ces illustres devanciers; c'est le spectacle de leurs erreurs, nées d'une application trop étroite du procédé commun, et partant une plus complète intelligence de ses véritables ressources.

Mais voyons les faits et les textes. Les notions des sens sont quel

1. Voy. spécialement De vera methodo philosophiæ et theologiæ, p. 109, éd. Erdm.

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