Page images
PDF
EPUB

suggèrent pas, qu'elle vient après coup pour les expliquer, mais ne s'en tire point. Leibniz voit dans cette objection un éloge; il répond que toutes les hypothèses sont faites exprès et viennent après coup pour sauver les phénomènes et les apparences; et si la réponse satisfait peu, elle est au moins très-conséquente à l'esprit du système, très-conséquent lui-même à l'esprit général de la philosophie cartésienne.

Telle est l'hypothèse de l'harmonie préétablie. Son arrêt est prononcé depuis long-temps; et elle n'est plus guère aujourd'hui qu'un de ces phénomènes historiques qu'on recherche par curiosité, pour leur bizarrerie plutôt que pour le profit qu'on en tire; et cependant, il est permis d'excuser, sinon le système, au moins le philosophe, sinon la conséquence, au moins le principe. Le principe, c'est cette magnanime confiance dans la puissance de la raison, s'élevant au-dessus du monde pour l'expliquer d'en haut et se mettant à la place de Dieu, pour pénétrer d'un coup ses secrets; c'est cette méthode hardie qui fait la gloire de toute école rationaliste, qui a engendré et qui soutient toutes les sciences mathématiques, que la physique elle-même ne répudie qu'au détriment de ses progrès, et dont la ruine, si elle était possible, serait pour l'esprit humain, même dans ses recherches expérimentales, la perte de toute lumière; mais elle est indestructible, comme l'esprit humain dont elle représente une face, et la meilleure, celle qui regarde du côté de Dieu; si Bacon n'en a pas triomphé, c'est qu'on ne triomphe pas de la nature humaine. Quant au philosophe, son excuse est dans ses écarts mêmes: il n'y a que les esprits médiocres qui sachent se toujours tenir dans les limites du bon sens, 'parce qu'en eux, tout étant égal, rien ne domine et par conséquent rien n'excède; sentir ou penser fortement, c'est presque toujours penser ou sentir exclusivement, de sorte qu'en philosophie quelque peu d'extravagance est presque toujours l'accompagnement du génie; Platon et Malebranche ont passé pour des fous aussi bien que Leibniz. D'ailleurs, ces aberrations ont une autre utilité : elles enferment toutes cette profitable leçon que les meilleures choses ont leur défaut, les meilleurs principes leurs excès, et par là fixent de mieux en mieux à notre témérité les bornes infranchissables de la puissance intellectuelle de l'homme.

Parti de la nature humaine, sciemment ou à son insu, Leibniz, de ce point fixe, ou s'élève à Dieu ou descend la série des créatures, toujours fidèle à ces principes suprêmes dont l'universelle suffisance à expliquer les choses fait à ses yeux la principale excellence. Nous ne pouvons le suivre dans les détours de cette longue course; mais, pourvus comme nous le sommes de la doctrine sur la nature humaine, il nous devient aisé à cette lumière de reconnaître la route, et d'y marquer la limite de chaque région distincte.

La nature ne va pas par sauts, disait l'école. Leibniz répète et adopte le principe: n'en faisons-nous pas l'expérience au dedans de nous, où se déroule sans interruption la chaîne continue de nos perceptions? Puis, la loi de continuité, c'est ainsi qu'il la nomme, est très-conforme à la sagesse de Dieu : l'enchaînement et la gradation, c'est déjà de l'ordre, et au contraire, le vide des formes, comme disaient les scholastiques, est quelque chose d'inculte; c'est un défaut d'agencement 1. Leibniz en tire à priori cette conséquence négative qu'il n'y a pas d'atomes de matière, contre Épicure et Gassendi, et que les bêtes ne sont pas de pures machines, contre Descartes; car il y aurait un abîme entre l'atome matériel, incapable de perception et d'appétit, et l'être vivant, d'une part; il y en aurait un autre, et plus profond, entre l'âme humaine et toutes les créatures, d'autre part. Conséquence positive: il y a des âmes au-dessous de l'âme humaine ; il y en a jusqu'au bout de la chaîne des êtres; le tout est d'en marquer les degrés par leurs attributs.

Le corps, le corps brut est déjà animé. Simple, il est l'union intime et indissoluble de deux principes concréés, savoir la forme, la force, l'entéléchie d'abord; puis, la matière première qui n'est autre chose que cette puissance passive d'où naît l'inertie, comme l'entéléchie est la puissance active. Puisque l'entéléchie est force, et qu'il est de l'essence de la force d'agir, elle n'est jamais dans un absolu repos; les expériences de Boyle le prouvent d'ailleurs ; donc, elle est vivante. A l'action interne qui a son principe dans la monade, répond, en vertu de l'harmonie préétablie, l'action externe des autres monades. Or, cette correspondance de l'externe

1. Epist. ad Wagnerum, § 6, p. 467, éd. Erdm.

et de l'interne, cette représentation de l'externe dans l'interne, du composé dans le simple, de la multitude dans l'unité, constitue la perception. Maine de Biran a justement remarqué que cette prétendue perception de la monade ne se peut comprendre que comme une pure dénomination extrinsèque, et non comme une qualité de la monade elle-même, laquelle représente l'univers et en est, si l'on veut, le miroir vivant, mais seulement pour l'intelligence supérieure qui sait y lire. Le secret de cette méprise n'est-il pas dans une faute psychologique de Leibniz, qui admet sur la foi d'un raisonnement que l'âme humaine a des perceptions sans conscience, comme si la conscience n'était pas l'inséparable mode de tout fait intellectuel, comme si l'abstraction de la conscience n'entraînait pas la destruction même du fait? Quoi qu'il en soit, la monade de Leibniz est douée d'action, de perception et par conséquent d'appétit, puisque l'appétit n'est que la tendance, le conatus pour passer d'un acte à un autre, d'une perception à une perception différente.

Le corps composé est un agrégat de monades: il y a dans chacun une infinité réelle de simples, et il n'est aucune partie ou partie de partie qui n'en contienne à l'infini. La connexion de tous les mouvements conspirants des monades simples qui forment le composé, c'est ce qui fait la cohésion; car la séparation ne peut se faire sans qu'il en résulte une certaine perturbation des mouvements, à laquelle il s'oppose toujours quelque résistance. L'agrégation des monades est-elle maintenue par quelque lien substantiel, par un vinculum substantiale, qui donnerait à la matière seconde une sorte d'unité réelle, différente de l'unité physique, de celle d'un tas de pierres par exemple? Si oui, quelle est la nature de ce lien? Si non, les corps ne sont, comme chez Platon, que de purs phénomènes. Nous renvoyons sur ces questions à la curieuse correspondance de Leibniz avec le P. Desbosses.

La plante, l'animal, l'être organique en un mot est un agrégat de monades substantifié (substantiatum) où il y à une monade do minante. Cette monade dominante n'est pas invariablement atla= chée à la même portion de matière seconde; celle-ci au contraire s'écoule perpétuellement comme un fleuve : elle change, augmente et diminue; au milieu de ces changements, l'animal persiste, tou

jours lié à quelque corps organique; sa mort apparente n'est que l'enveloppement ou la diminution de ses organes, comme sa naissance n'a été que leur accroissement ou leur développement. L'animal développé contient en lui une infinité de germes, animalcules déjà organiques, qui viendront à la naissance, quand leur jour aura lui, et qui sont ce qu'était dans les semences celui-là même qui les contient aujourd'hui, attaché à un corps, mais invisible par sa ténuité. L'animal marque une forme de l'existence supérieure à la forme précédente; il possède une âme dans un sens plus vrai que la monade pure, et vit d'une espèce de vie plus noble, la vie sensitive. A la faculté de percevoir, s'ajoute en effet la faculté de sentir, qui suppose l'attention et la mémoire, et qui constitue une sorte d'intelligence empirique, la seule même dont quelques hommes se servent. Et c'est ici surtout que devient manifeste le vice de la philosophie cartésienne et la supériorité des hypothèses nouvelles : déjà démentie par les raisons, celle-là, en refusant toute espèce d'âme aux animaux, s'oppose de plus ici aux croyances du sens commun.

Nous voilà donc graduellement, et sans franchir aucun intermédiaire, revenus jusqu'à l'homme. A la perception et à l'appétit qui est déjà dans la monade simple, premier élément de toute matière, ajoutez la mémoire, l'attention, le sentiment, et, d'un mot, l'expérience, voilà l'animal : à l'expérience, ajoutez encore la raison, qui est la faculté de concevoir les vérités universelles et d'en tirer des conséquences, et, de plus, que toutes ces facultés se redoublent dans l'aperception de la conscience, qui est notre exclusif privilége, voilà l'homme. La conscience et la raison sont ses titres par elles, il entre en société avec Dieu et devient citoyen de la république des esprits; par elles aussi, capable de conserver dans la vie future le souvenir de la vie actuelle, il est destiné à cette immortalité morale qui est la vraie, immortalité de bonheur pour l'homme juste et de maux pour le méchant. Tandis que l'animal, destitué de la conscience, est seulement indestructible, mais non immortel.

Un pas de plus, et nous voici à Dieu; nous voici introduits dans cet admirable livre, le plus savant, le plus beau, et, ce qui vaut mieux, le plus sensé qu'on ait écrit sur le plus grand sujet qui

puisse occuper l'esprit humain, nous voulons parler de la Théodicée de Leibniz, qu'il faut renoncer à analyser, parce que nul effort d'analyse ne réussirait à rendre la salutaire impression de ses beautés ou à extraire le suc abondant de cette fortifiante nourriture.

Le principe de la raison suffisante nous élève à Dieu : «< il est » la première raison des choses, car celles qui sont bornées, comme >> tout ce que nous voyons et expérimentons, sont contingentes et >»> n'ont rien en elles qui rende leur existence nécessaire. Il faut >> donc chercher la raison de l'existence du monde, qui est l'as» semblage entier des choses contingentes, et il faut la chercher >> dans la substance qui porte la raison de son existence avec elle, » et laquelle, par conséquent, est nécessaire et éternelle. » Puis, Dieu conçu par la raison comme l'être absolu et infini, c'est la connaissance de nous-mêmes, c'est encore la notion de notre propre nature qui en complète, et, pour ainsi dire, en remplit l'idée ; ses attributs, ce sont les nôtres élevés à l'infinité, et, par conséquent, de nos attributs ceux-là seulement qui ne se détruisent pas par l'infinitude. << Pour l'aimer, il suffit d'en envisager les perfections, >> ce qui est aisé, parce que nous trouvons en nous leurs idées. Les >> perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mais il les possède » sans bornes : il est un océan dont nous n'avons reçu que des » gouttes; il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, » quelque bonté, mais elles sont tout entières en Dieu. L'ordre, >> les proportions, l'harmonie nous enchantent : la peinture et la >> musique en sont des échantillons. Dieu est tout ordre; il garde » toujours la justesse des proportions, il fait l'harmonie univer>> selle toute la beauté est un épanchement de ses rayons. >>

Dieu est donc intelligence: «< car ce monde qui existe étant con» tingent, et une infinité d'autres mondes étant également possibles » et également prétendants à l'existence, pour ainsi dire, il faut » que la cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces >> mondes possibles pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport >> d'une substance existante à de simples possibilités ne peut être >> autre chose que l'entendement, qui en a les idées. » Son entendement est la région des vérités éternelles, et ce que l'esprit borné de l'homme en conçoit trouve ainsi en Dieu la raison de son absolue et universelle vérité. Le géomètre, combinant et mesurant les

« PreviousContinue »