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service au public, et je prie Dieu que ce soit pour long-temps. Il est vrai qu'il y va de mon intérêt; mais c'est un intérêt louable, qui me peut donner moyen d'apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m'instruiront, si le peu de loisir que vous avez me permet d'espérer encore quelquefois cet avantage.

Comme ce voyage a servi en partie à me délasser l'esprit des occupations ordinaires, j'ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs habiles gens en matière de sciences et d'érudition, et j'ai communiqué à quelques-uns mes pensées particulières que vous savez, pour profiter de leurs doutes et difficultés; et il y en a eu qui, n'étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satisfaction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments; ce qui m'a porté à les coucher par écrit, afin qu'on les puisse com-muniquer plus aisément; et peut-être en ferai-je imprimer un jour quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis seulement, afin d'en avoir leur jugement. Je voudrais que vous les pussiez examiner premièrement, et c'est pour cela que j'en ai fait l'abrégé que voici.

Le corps est un agrégé de substances et n'est pas une substance à proprement parler. Il faut par conséquent que partout dans le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et incorruptibles, ayant quelque chose de répondant aux àmes; que toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à des corps organiques, diversement transformables; que chacune de ces substances contient dans sa nature legem continuationis seriei suarum operationum, et tout ce qui lui est arrivé et arrivera; que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dépendance de Dieu; que chaque substance exprime l'univers tout entier, mais l'une plus distinctement que l'autre, surtout chacune à l'égard de certaines choses et selon son point de vue; que l'union de l'âme avec le corps, et même l'opération d'une substance sur l'autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel, établi exprès par l'ordre de la première création, en vertu duquel chaque substance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent les autres, et les opérations de l'une suivent ou accompagnent ainsi l'opération ou le changement de l'autre ; que les intelligences ou âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éternelles et de Dieu ont bien des priviléges qui les exemptent des révolutions des corps; que pour elles il faut joindre les lois morales aux physiques; que toutes les choses sont faites pour elles principalement; qu'elles forment ensemble la république de l'univers,

dont Dieu est le monarque; qu'il y a une parfaite justice et police observée dans cette cité de Dieu, et qu'il n'y a point de mauvaise action sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée; que plus on connaîtra les choses, plus on les trouvera belles et conformes aux souhaits qu'un sage pourrait former; qu'il faut toujours être content de l'ordre du passé, parce qu'il est conforme à la volonté de Dieu absolue, qu'on connaît par l'événement; mais qu'il faut tâcher de rendre l'avenir, autant qu'il dépend de nous, conforme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements; orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en mieux; que ceux qui ne sont pas contents de l'ordre des choses ne sauraient se vanter d'aimer Dieu comme il faut; que la justice n'est autre chose que la charité du sage; que la charité est une bienveillance universelle dont le sage dispense l'exécution conformément aux mesures de la raison, afin d'obtenir le plus grand bien; et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d'un même degré de perfection.

A l'égard de la physique, il faut entendre la nature de la force, toute différente du mouvement, qui est quelque chose de plus relatif; qu'il faut mesurer cette force par la quantité de l'effet; qu'il y a une force absolue, une force directive et une force respective; que chacune de ces forces se conserve dans le même degré dans l'univers, ou dans chaque machine non communicante avec les autres, et que les deux dernières forces, prises ensemble, composent la première ou l'absolue; mais qu'il ne se conserve pas la même quantité de mouvement, puisque je montre qu'autrement le mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l'effet serait plus puissant que

sa cause.

Il y a déjà quelque temps que j'ai publié dans les Actes de Leipzig un Essai physique pour trouver les causes physiques des mouvements des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d'un solide dans le fluide qui se fait en ligne courbe, ou dont la vélocité est continuellement difforme, vient du mouvement du fluide même. D'où je tire cette conséquence, que les astres ont des orbes déférents, mais fluides. J'ai démontré une proposition importante générale, que tout corps qui se meut d'une circulation harmonique, c'est-à-dire en sorte que, les distances du centre étant en progression arithmétique, les vélocités soient en progression harmonique, ou réciproques

aux distances, et qui a de plus un mouvement paracentrique, c'est-à-dire de gravité ou de lévité à l'égard du même centre (quelque loi que garde cette attraction ou répulsion), a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que Kepler l'a observé dans les planètes. Puis, considérant, ex observationibus, que ce mouvement est elliptique, je trouve que les lois du mouvement paracentrique, lequel joint à la circulation harmonique décrit des ellipses, doit être tel que les gravitations soient réciproquement comme les carrés des distances, c'est-à-dire comme les illuminations ex sole.

Je ne vous dirai rien de mon calcul des incréments ou différences, par lequel je donne les touchantes sans lever les irrationalités et fractions, lors même que l'inconnue y est enveloppée, et j'assujettis les quadratures et problèmes transcendants à l'analyse. Et je ne parlerai pas non plus d'une analyse toute nouvelle, propre à la géométrie, et différente entièrement de l'algèbre; et moins encore de quelques autres choses dont je n'ai pas encore eu le temps de donner des essais, que je souhaiterais de pouvoir toutes expliquer en peu de mots, pour en avoir votre sentiment, qui me servirait infiniment si vous aviez autant de loisir que j'ai de déférence pour votre jugement. Mais votre temps est trop précieux, et ma lettre est déjà assez prolixe.

C'est pourquoi je finis ici, et je suis avec passion,

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

A Venise, ce 23 mars 1690.

LEIBNIZ.

LETTRE

SUR LA QUESTION

SI L'ESSENCE DU CORPS

CONSISTE DANS L'ÉTENDUE.

Vous me demandez, monsieur, les raisons que j'ai de croire que l'idée du corps ou de la matière est autre que celle de l'étendue. Il est vrai, comme vous dites, que bien d'habiles gens sont prévenus aujourd'hui de ce sentiment, que l'essence du corps consiste dans la longueur, la largeur et la profondeur. Cependant il y en a encore, qu'on ne peut accuser de trop d'attachement à la scolastique, qui n'en sont pas contents.

M. Nicole, dans un endroit de ses Essais, témoigne être de ce nombre, et il lui semble qu'il y a plus de prévention que de lumière dans ceux qui ne paraissent pas effrayés des difficultés qui s'y ren

contrent.

Il faudrait un discours fort ample pour expliquer bien distinctement ce que je pense là-dessus. Cependant, voici quelques considérations que je soumets à votre jugement, dont je vous supplie de me faire part.

Si l'essence du corps consistait dans l'étendue, cette étendue seule devrait suffire pour rendre raison de toutes les propriétés du corps. Mais cela n'est point. Nous remarquons dans la matière une qualité que quelques-uns ont appelée l'inertie naturelle, par laquelle le corps résiste en quelque façon au mouvement; en sorte qu'il faut employer quelque force pour l'y mettre (faisant même abstraction

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LETTRE SUR L'ESSENCE DU CORPS.

de la pesanteur), et qu'un grand corps est plus difficilement ébranlé qu'un petit corps. Par exemple :

A B

il est

Si le corps A en mouvement rencontre le corps B en repos, clair que si le corps B était indifférent au mouvement ou au repos, il se laisserait pousser par le corps A sans lui résister, et sans diminuer la vitesse ou changer la direction du corps A; et après le concours, A continuerait son chemin, et B irait avec lui de compagnie en le devançant. Mais il n'en est pas ainsi dans la nature. Plus le corps B est grand, plus il diminuera la vitesse avec laquelle vient le corps A, jusqu'à l'obliger même de réfléchir si B est beaucoup plus grand qu'A. Or s'il n'y avait dans les corps que l'étendue ou la situation, c'est-à-dire ce que les géomètres y connaissent joint à la seule notion du changement, cette étendue serait entièrement indifférente à l'égard de ce changement, et les résultats du concours des corps s'expliqueraient par la seule composition géométrique des mouvements; c'est-à-dire, le corps, après le concours, irait toujours d'un mouvement composé de l'impression qu'il avait avant le choc et de celle qu'il recevrait du concourant pour ne le pas empêcher, c'est-à-dire, en ce cas de rencontre, il irait avec la différence des deux vitesses et du côté de la direction.

Lorsque le plus prompt atteindrait un plus lent qui le devance, le plus lent recevrait la vitesse de l'autre, et généralement ils iraient toujours de compagnie après le concours, et particulièrement, comme j'ai dit au commencement, celui qui est en mouvement emporterait avec lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune diminution de sa vitesse, et sans qu'en tout ceci la grandeur, égalité ou inégalité des deux corps pût rien changer; ce qui est entièrement inconciliable avec les expériences. Et quand on supposerait que la grandeur doit faire un changement au mouvement, on n'aurait point de principe pour déterminer le moyen de l'estimer en détail et pour savoir la direction et la vitesse résultante. En tout cas on pencherait à l'opinion de la conservation du mouvement; au lieu que je crois avoir demontré que la même force se conserve et que sa quantité est différente de la quantité du mouvement.

Tout cela fait connaître qu'il y a dans la matière quelque autre chose que ce qui est purement géométrique, c'est-à-dire que l'éten

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