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monnaie, c'est une mauvaise pratique, qui porte naturellement la détérioration avec elle. Mais comment exercerons-nous, disent-ils, notre régale d'en battre? La réponse est aisée. Contentez-vous de faire battre quelque peu de bon argent, même avec une petite perte, si vous croyez qu'il vous importe d'être mis sous le marteau, sans que vous ayez besoin ni droit d'inonder le monde de méchant billon.

§ 11. PHILALETHE. Après avoir dit un mot du rapport de notre raison aux autres hommes, ajoutons quelque chose de son rapport à Dieu, qui fait que nous distinguons entre ce qui est contraire à la raison et ce qui est au-dessus de la raison. De la première sorte est tout ce qui est incompatible avec nos idées claires et distinctes; de la seconde est tout sentiment dont nous ne voyons pas que la vérité ou la probabilité puisse être déduite de la sensation ou de la réflexion par le secours de la raison. Ainsi l'existence de plus d'un Dieu est contraire à la raison, et la résurrection des morts est audessus de la raison.

THEOPHILE. Je trouve quelque chose à remarquer sur votre définition de ce qui est au-dessus de la raison, au moins si vous la rapportez à l'usage reçu de cette phrase; car il me semble que de la manière que cette définition est couchée, elle va trop loin d'un côté et pas assez loin de l'autre ; et si nous la suivons, tout ce que nous ignorons et que nous ne sommes pas en pouvoir de connaître dans notre présent état serait au-dessus de la raison, par exemple, qu'une telle étoile fixe est plus ou moins grande que le soleil, item que le Vésuve jettera du feu dans une telle année, ce sont des faits dont la connaissance nous surpasse, non pas parce qu'ils sont au-dessus des sens, car nous pourrions fort bien juger de cela si nous avions des organes plus parfaits et plus d'information des circonstances. Il y a aussi des difficultés qui sont au-dessus de notre présente faculté, mais non pas au-dessus de toute la raison : par exemple, il n'y a point d'astronome ici-bas qui puisse calculer le détail d'une éclipse dans l'espace d'un Pater et sans mettre la plume à la main, cependant il y a peut-être des génies à qui cela ne serait qu'un jeu. Ainsi toutes ces choses pourraient être rendues connues ou praticables par le secours de la raison, en supposant plus d'information des faits, des organes plus parfaits et l'esprit plus élevé.

PHILALÈTHE. Cette objection cesse si j'entends ma définition nonseulement de notre sensation ou réflexion, mais aussi de celle de tout autre esprit créé possible.

THEOPHILE. Si vous le prenez ainsi, vous avez raison. Mais il

restera l'autre difficulté, c'est qu'il n'y aura rien au-dessus de la raison suivant votre définition, parce que Dieu pourra toujours donner des moyens d'apprendre par la sensation et la réflexion quelque vérité que ce soit; comme, en effet, les plus grands mystères nous deviennent connus par le témoignage de Dieu, qu'on reconnaît par les motifs de crédibilité sur lesquels notre religion est fondée, et ces motifs dépendent sans doute de la sensation et de la réflexion. Il semble donc que la question est, non pas si l'existence d'un fait ou la vérité d'une proposition peut être déduite des principes dont se sert la raison, c'est-à-dire de la sensation et de la réflexion, ou bien des sens externes et internes; mais si un esprit créé est capable de connaître le comment de ce fait ou la raison a priori de cette vérité; de sorte qu'on peut dire que ce qui est audessus de la raison peut bien être appris, mais il ne peut pas être compris par les voies et les forces de la raison créée, quelque grande et relevée qu'elle soit. Il est réservé à Dieu seul de l'entendre, comme il appartient à lui seul de le mettre en fait.

PHILALETHE. Cette considération me paraît bonne, et c'est ainsi que je veux qu'on prenne ma définition. Et cette même considération me confirme aussi dans l'opinion où je suis que la manière de parler qui oppose la raison à la foi, quoiqu'elle soit fort autorisée, est impropre; car c'est par la raison que nous devons croire. La foi est un ferme assentiment, et l'assentiment réglé comme il faut ne peut être donné que sur de bonnes raisons. Ainsi celui qui croit sans avoir aucune raison de croire peut être amoureux de ses fantais es, mais il n'est pas vrai qu'il cherche la vérité, ni qu'il rende une obéissance légitime à son divin maître, qui voudrait qu'il fit usage des facultés dont il l'a enrichi pour le préserver de l'erreur. Autrement, s'il est dans le bon chemin, c'est par hasard; et s'il est dans le mauvais, c'est par sa faute, dont il est comptable à Dieu.

THEOPHILE. Je vous applaudis fort, monsieur, lorsque vous voulez que la foi soit fondée en raison: sans cela pourquoi préférerionsnous la Bible à l'Alcoran ou aux anciens livres des bramines? Aussi nos théologiens et autres savants hommes l'ont bien reconnu, et c'est ce qui nous a fait avoir de si beaux ouvrages de la vérité de la religion chrétienne, et tant de belles preuves qu'on a mises en avant contre les païens et autres mécréants anciens et modernes. Aussi les personnes sages ont toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu qu'il ne fallait point se mettre en peine des raisons et preuves quand il s'agit de croire; chose impossible en effet, à moins que croire ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer

sans s'en mettre en peine, comme font bien des gens, et comme c'est même le caractère de quelques nations plus que d'autres. C'est pourquoi quelques philosophes aristotéliciens des quinzième et seizième siècles, dont les restes ont subsisté encore long-temps depuis (comme l'on peut juger par les lettres de feu M. Naudé et les Naudeana), ayant voulu soutenir deux vérités opposées, l'une philosophique et l'autre théologique, le dernier concile dè Latran sous Léon X eut raison de s'y opposer comme je crois avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable s'éleva à Helmstaedt autrefois entre Daniel Hoffmann, théologien, et Corneille Martin, philosophe; mais avec cette différence que le philosophe conciliait la philosophie avec la révélation, et que le théologien en voulait rejeter l'usage. Mais le duc Jules, fondateur de l'université, prononça pour le philosophe. Il est vrai que de notre temps une personne de la plus grande élévation disait qu'en matière de foi il fallait se crever les yeux pour voir clair, et Tertullien dit quelque part : Ceci est vrai, car il est impossible; il le faut croire, car c'est une absurdité. Mais si l'intention de ceux qui s'expliquent de cette manière est bonne, toujours les expressions sont outrées et peuvent faire du tort. Saint Paul parle plus juste lorsqu'il dit que la sagesse de Dieu est folie devant les hommes; c'est parce que les hommes ne jugent des choses que suivant leur expérience, qui est extrêmement bornée, et tout ce qui n'y est point conforme leur paraît une absurdité. Mais ce jugement est fort téméraire, car il y a même une infinité de choses naturelles qui nous passeraient pour absurdes si on nous les racontait, comme la glace, qu'on disait couvrir nos rivières, le parut au roi de Siam. Mais l'ordre de la nature même, n'étant d'aucune nécessité métaphysique, n'est fondé que dans le bon plaisir de Dieu, de sorte qu'il s'en peut éloigner par des raisons supérieures de la grâce, quoiqu'il n'y faille point aller que sur de bonnes preuves, qui ne peuvent venir que du témoignage de Dieu lui-même, où l'on doit déférer absolument lorsqu'il est dûment vérifié.

CHAPITRE XVIII.

De la foi et de la raison, et de leurs bornes distinctes,

§ 1. PHILALETHE. Accommodons-nous cependant de la manière de parler reçue, et souffrons que dans un certain sens on distingue la foi de la raison. Mais il est juste qu'on explique bien nettement ce sens, et qu'on établisse les bornes qui sont entre ces deux choses; car l'incertitude de ces bornes a certainement produit dans le

monde de grandes disputes, et peut-être causé même de grands désordres. Il est au moins manifeste que, jusqu'à ce qu'on les ait déterminées, c'est en vain qu'on dispute, puisqu'il faut employer la raison en disputant de la foi. § 2. Je trouve que chaque secte se sert avec plaisir de la raison autant qu'elle en croit pouvoir tirer quelque secours; cependant, dès que la raison vient à manquer, on s'écrie que c'est un article de foi, qui est au-dessus de la raison. Mais l'antagoniste aurait pu se servir de la mème défaite lorsqu'on se mêlait de raisonner contre lui, à moins qu'on ne marque pourquoi cela ne lui était pas permis dans un cas qui semble pareil. Je suppose que la raison est ici la découverte de la certitude ou de la probabilité des propositions tirées des connaissances que nous avons acquises par l'usage de nos facultés naturelles, c'est-à-dire par sensation et par réflexion, et que la foi est l'assentiment qu'on donne à une proposition fondée sur la révélation, c'est-à-dire sur une communication extraordinaire de Dieu, qui l'a fait connaître aux hommes. § 3. Mais un homme inspiré de Dieu ne peut point communiquer aux autres aucune nouvelle idée simple, parce qu'il ne se sert que des paroles ou d'autres signes qui réveillent en nous des idées simples que la coutume y a altachées, ou de leur combinaison; et, quelques idées nouvelles que saint Paul eût reçues, lorsqu'il fut ravi au troisième ciel, tout ce qu'il en a pu dire fut que <«< ce sont des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point >> ouïes, et qui ne sont jamais entrées dans le cœur de l'homme. »> Supposez qu'il y eût des créatures dans le globe de Jupiter, pourvues de six sens, et que Dieu donnât surnaturellement à un homme d'entre nous les idées de ce sixième sens, il ne pourra point les faire naftre par des paroles dans l'esprit des autres hommes. Il faut donc distinguer entre révélation originelle et traditionnelle. La première est une impression que Dieu fait immédiatement sur l'esprit, à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes; l'autre ne vient que par les voies ordinaires de la communication, et ne saurait donner de nouvelles idées simples. § 4. Il est vrai qu'encore les vérités qu'on peut découvrir par la raison, nous peuvent être communiquées par une révélation traditionnelle, comme si Dieu avait voulu communiquer aux hommes des théorèmes géométri– ques; mais ce ne serait pas avec autant de certitude que si nous en avions la démonstration tirée de la liaison des idées. C'est aussi comme Noé avait une connaissance plus certaine de déluge que celle que nous en acquérons par le livre de Moïse; et comme l'assurance de celui qui a vu que Moïse l'écrivait actuellement et qu'il faisait les miracles qui justifient son inspiration, était plus grande

que la nôtre. § 5. C'est ce qui fait que la révélation ne peut aller contre une claire évidence de raison, parce que, lors même que la révélation est immédiate et originelle, il faut savoir avec évidence que nous ne nous trompons point en l'attribuant à Dieu, et que nous en comprenons le sens ; et cette évidence ne peut jamais être plus grande que celle de notre connaissance intuitive, et par conséquent nulle proposition ne saurait être reçue pour révélation divine lorsqu'elle est opposée contradictoirement à cette connaissance immé→ diate; autrement il ne resterait plus de différence dans le monde entre la vérité et la fausseté, nulle mesure du croyable et de l'incroyable. Et il n'est point concevable qu'une chose vienne de Dieu, ce bienfaisant auteur de notre être, laquelle, étant reçue pour véritable, doit renverser les fondements de nos connaissances et rendre toutes nos facultés inutiles. § 6. Et ceux qui n'ont la révélation que médiatement, ou par tradition de bouche en bouche, ou par écrit, ont encore plus besoin de la raison pour s'en assurer. § 7. Cependant il est toujours vrai que les choses qui sont au delà de ce que nos facultés naturelles peuvent découvrir, sont les propres matières de la foi, comme la chute des anges rebelles, la ressuscitation des morts. § 9. C'est là où il faut écouter uniquement la révélation; et, même à l'égard des propositions probables, une révélation évidente nous déterminera contre la probabilité.

THEOPHILE. Si vous ne prenez la foi que pour ce qui est fondé dans des motifs de crédibilité (comme on les appelle), et la détachez de la grâce interne, qui y détermine l'esprit immédiatement, tout ce que vous dites, monsieur, est incontestable. Il faut avouer qu'il y a bien des jugements plus évidents que ceux qui dépendent de ces motifs. Les uns y sont plus avancés que les autres, et même il y a quantité de personnes qui ne les ont jamais connus et encore moins pesés, et qui, par conséquent, n'ont pas même ce qui pourrait passer pour un motif de probabilité. Mais la grâce interne du Saint-Esprit y supplée immédiatement d'une manière surnaturelle, et c'est ce qui fait ce que les théologiens appellent proprement une foi divine. Il est vrai que Dieu ne la donne jamais que lorsque ce qu'il fait croire est fondé en raison; autrement il détruirait les moyens de connaître la vérité, et ouvrirait la porte à l'enthousiasme; mais il n'est point nécessaire que tous ceux qui ont cette foi divine connaissent ces raisons, et encore moins qu'ils les aient toujours devant les yeux. Autrement les simples et idiots, au moins aujourd'hui, n'auraient jamais la vraie foi, et les plus éclairés ne l'auraient pas quand ils pourraient en avoir le plus de besoin, car ils ne peuvent pas se souvenir toujours des raisons de croire. La

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