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leur position donnée y fournit la commodité, comme leur comparaison connue en promet des lumières.

CHAPITRE XIII.

Autres considérations sur notre connaissance.

§ 4. PHILALETHE. Il sera peut-être encore à propos d'ajouter que notre connaissance a beaucoup de rapport avec la vue en ceci, aussi bien qu'en autres choses, qu'elle n'est ni entièrement nécessaire, ni entièrement volontaire. On ne peut manquer de voir quand on a les yeux ouverts à la lumière, mais on peut la tourner vers certains objets (§ 2) et les considérer avec plus ou moins d'application. Ainsi, quand la faculté est une fois appliquée, il ne dépend pas de la volonté de déterminer la connaissance; non plus qu'un homme ne peut s'empêcher de voir ce qu'il voit. Mais il faut employer ses facultés comme il faut pour s'instruire.

THEOPHILE. Nous avons parlé autrefois de ce point et établi qu'il ne dépend pas de l'homme d'avoir un tel ou tel sentiment dans l'état présent, mais il dépend de lui de se préparer pour l'avoir et pour ne le point avoir dans la suite; et qu'ainsi les opinions ne sont volontaires que d'une manière indirecte.

CHAPITRE XIV.

Du jugement.

§ 4. PHILALETHE. L'homme se trouverait indéterminé dans la plupart des actions de sa vie, s'il n'avait rien à se conduire dės qu'une connaissance certaine lui manque. § 2. Il faut souvent se contenter d'un simple crépuscule de probabilité. § 3. Et la faculté de s'en servir est le jugement. On s'en contente souvent par nécessité, mais souvent c'est faute de diligence, de patience et d'adresse. § 1. On l'appelle assentiment ou dissentiment, et il a lieu lorsqu'on présume quelque chose, c'est-à-dire, quand on la prend pour vraie avant la preuve. Quand cela se fait conformément à la réalité des choses, c'est un jugement droit.

THEOPHILE. D'autres appellent juger l'action qu'on fait toutes les fois qu'on prononce après quelque connaissance de cause; et il y en aura même qui distingueront le jugement de l'opinion, comme ne devant pas être si incertain. Mais je ne veux point faire le procès à personne sur l'usage des mots, et il vous est permis, monsieur, de prendre le jugement pour un sentiment probable. Quant à la

présomption, qui est un terme des jurisconsultes, le bon usage chez eux le distingue de la conjecture. C'est quelque chose de plus, et qui doit passer pour vérité provisionnellement, jusqu'à ce qu'il y ait preuve du contraire; au lieu qu'un indice et une conjecture doit être pesée souvent contre une autre conjecture. C'est ainsi que celui qui avoue d'avoir emprunté de l'argent d'un autre, est présumé de le devoir payer, à moins qu'il ne fasse voir qu'il l'a fait déjà, ou que la dette cesse par quelque autre principe. Présumer n'est donc pas, dans ce sens, prendre avant la preuve, ce qui n'est pas permis; mais prendre par avance, mais avec fondement, en altendant une preuve contraire.

CHAPITRE XV.

De la probabilité.

§ 1. PHILALETHE. Si la démonstration fait voir la liaison des idées, la probabilité n'est autre chose que l'apparence de cette liaison, fondée sur des preuves où l'on ne voit point de connexion immuable. § 2. Il y a plusieurs degrés d'assentiment, depuis l'assurance jusqu'à la conjecture, au doute, à la défiance. § 3. Lorsqu'on a certitude, il y a intuition dans toutes les parties du raisonnement qui en marquent la liaison; mais ce qui me fait croire est quelque chose d'étranger. § 4. Or, la probabilité est fondée en des conformités avec ce que nous savons, ou dans le témoignage de ceux qui le savent.

THEOPHILE. J'aimerais mieux de soutenir qu'elle est toujours fondée dans la vraisemblance ou dans la conformité avec la vérité, et le témoignage d'autrui est encore une chose que le vrai a coutume d'avoir pour lui à l'égard des faits qui sont à portée. On peut donc dire que la similitude du probable avec le vrai est prise ou de la chose même, ou de quelque chose étrangère. Les rhétori-. ciens mettent deux sortes d'arguments: les artificiels, qui sont tirés des choses par le raisonnement; et les inartificiels, qui ne se fondent que dans le témoignage exprès, ou de l'homme, ou peut-être encore de la chose même, Mais il y en a de mêlés encore, car le témoignage peut fournir lui-même un fait qui tend à former un argument artificiel.

§ 5. PHILALETHE. C'est faute de similitude avec le vrai que nous ne croyons pas facilement ce qui n'a rien d'approchant à ce que nous savons. Ainsi, lorsqu'un ambassadeur dit au roi de Siam, que l'eau s'endurcissait tellement en hiver chez nous qu'un élé

phant pourrait marcher dessus sans enfoncer, le roi lui dit : « Jusqu'ici je vous ai cru homme de bonne foi, maintenant je vois que vous mentez. » § 6. Mais si le témoignage des autres peut rendre un fait probable, l'opinion des autres ne doit point passer par elle-même pour un vrai fondement de probabilité. Car il y a plus d'erreur que de connaissance parmi les hommes; et si la créance de ceux que nous connaissons et estimons est up fondement légitime d'assentiment, les hommes auront raison d'ètre païens dans le Japon, mahométans en Turquie, papistes en Espagne, calvinistes en Hollande, et luthériens en Suède.

THEOPHILE. Le témoignage des hommes est sans doute de plus de poids que leur opinion, et on y fait aussi plus de réflexion en justice. Cependant l'on sait que le juge fait quelquefois prêter serment de crédulité, comme on l'appelle; et dans les interrogatoires on demande souvent aux témoins, non-seulement ce qu'ils ont vu, mais aussi ce qu'ils jugent, en leur demandant en même temps les raisons de leur jugement et on y fait telle réflexion qu'il appartient. Les juges aussi défèrent beaucoup aux sentiments et opinions des experts en chaque profession; les particuliers ne sont pas moins obligés de le faire à mesure qu'il ne leur convient pas de venir au propre examen. Ainsi un enfant et un autre homme dont l'état ne vaut guère mieux à cet égard, est obligé, même lorsqu'il se trouve dans une certaine situation, de suivre la religion du pays, tant qu'il n'est pas en état de chercher s'il n'y voit aucun mal et qu'il y en a une meilleure; et un gouverneur des pages, de quelque parti qu'il soit, les obligera d'aller chacun dans l'église où vont ceux de la créance que ce jeune homme professe. On peut consulter les disputes entre M. Nicole et autres sur l'argument du grand nombre en matière de foi, où quelquefois l'un lui défère trop, et l'autre ne le considère pas assez. Il y a d'autres préjugés semblables, par lesquels les hommes seraient bien aises de s'exempter de la discussion. C'est ce que Tertullien, dans un traité exprès, appelle prescriptions, se servant d'un terme que les anciens jurisconsultes, dont le langage ne lui était point inconnu, entendaient de plusieurs sortes d'exceptions ou allégations étrangères et prévenantes, mais qu'aujourd'hui on n'entend guère que de la prescription temporelle lorsqu'on prétend rebuter la demande d'autrui parce qu'elle n'a point été faite dans le temps fixé par les lois. C'est ainsi qu'on a eu de quoi publier des préjugés légitimes tant du côté de l'Église romaine que de celui des protestants. On a trouvé qu'il y a moyen d'opposer la nouveauté, par exemple, tant aux uns qu'aux autres à certains égards; comme, par exemple, lorsque les protestants, pour la plupart, ont quitté la forme des an

ciennes ordinations des ecclésiastiques, et que les romanistes ont changé l'ancien canon des livres de la sainte écriture du vieux Testament, comme j'ai montré assez clairement dans une dispute que j'ai eue par écrit et à reprises avec M. l'évêque de Meaux, qu'on vient de perdre, suivant les nouvelles qui en sont venues depuis quelques jours. Ainsi ces reproches étant réciproques, la nouveauté, quoiqu'elle donne quelque soupçon d'erreur en ces matières, n'en est pas une preuve certaine.

CHAPITRE XVI.

Des degrés d'assentiment.

§ 4. PHILALÈTHE. Pour ce qui est des degrés d'assentiment, il faut prendre garde que les fondements de probabilité que nous avons n'opèrent point en cela au delà du degré de l'apparence qu'on y trouve ou qu'on y a trouvé lorsqu'on l'a examinée. Car il faut avouer que l'assentiment ne saurait être toujours fondé sur une vue actuelle des raisons qui ont une mémoire admirable, de toujours retenir toutes les preuves qui les ont engagés dans un certain sentiment, et qui pourraient quelquefois remplir un volume sur une seule question. Il suffit qu'une fois ils aient épluché la matière sincèrement et avec soin, et qu'ils aient pour ainsi dire arrété le compte. § 2. Sans cela il faudrait que les hommes fussent fort sceptiques, ou changeassent d'opinion à tout moment pour se rendre à tout homme qui, ayant examiné la question depuis peu, leur propose des arguments auxquels ils ne sauraient satisfaire entièrement sur-le-champ, faute de mémoire ou d'application à loisir. § 3. Il faut avouer que cela rend souvent les hommes obstinés dans l'erreur; mais la faute est, non pas de ce qu'ils se reposent sur leur mémoire, mais de ce qu'ils ont mal jugé auparavant. Car souvent il tient lieu d'examen et de raison aux hommes de remarquer qu'ils n'ont jamais pensé autrement. Mais ordinairement ceux qui ont le moins examiné leurs opinions y sont les plus attachés. Cependant l'attachement à ce qu'on a vu est louable, mais non pas toujours à ce qu'on a cru, parce qu'on peut avoir laissé quelque considération en arrière capable de tout renverser. Et il n'y a peut-être personne au monde qui ait le loisir, la patience et les moyens d'assembler toutes les preuves de part et d'autre sur les questions où il a ses opinions, pour comparer ces preuves et pour conclure sûrement qu'il ne lui reste plus rien à savoir pour une plus ample instruction. Cependant le soin de notre vie et de nos plus grands intérêts ne saurait souffrir de délai, et il est abso

lument nécessaire que notre jugement se détermine sur des articles où nous ne sommes pas capables d'arriver à une connaissance certaine.

THEOPHILE. Il n'y a rien que de bon et de solide dans ce que vous venez de dire, monsieur. Il serait à souhaiter, cependant, que les hommes eussent en quelques rencontres des abrégés par écrit (en forme de mémoires) des raisons qui les ont portés à quelque sentiment de conséquence, qu'ils sont obligés de justifier souvent dans la suite à eux-mêmes ou aux autres. D'ailleurs, quoiqu'en matière de justice il ne soit pas ordinairement permis de rétracter les jugements qui ont passé et de revoir des comptes arrêtés (autrement il faudrait être perpétuellement en inquiétude, ce qui serait d'autant plus intolérable qu'on ne saurait toujours garder les notices des choses passées), néanmoins on est reçu quelquefois, sur de nouvelles lumières, à se pourvoir en justice et à obtenir même ce qu'on appelle restitution in integrum contre ce qui a été réglé; de même, dans nos propres affaires, surtout dans les matières fort importantes où il est encore permis de s'embarquer ou de reculer, et où il n'est point préjudiciable de suspendre l'exécution et d'aller bride en main, les arrêts de notre esprit, fondés sur des probabilités, ne doivent jamais tellement passer in rem judicatam, comme les jurisconsultes l'appellent, c'est-à-dire, pour établis, qu'on ne soit disposé à la révision du raisonnement lorsque de nouvelles raisons considérables se présentent à l'encontre. Mais quand il n'est plus temps de délibérer, il faut suivre le jugement qu'on fait avec autant de fermeté que s'il était infaillible, mais non pas toujours avec autant de rigueur.

§ 4. PHILALÈTHE. Puis donc que les hommes ne sauraient éviter de s'exppser à l'erreur en jugeant et d'avoir de divers sentiments lorsqu'ils ne sauraient regarder les choses par les mèmes côtés, ils doivent conserver la paix entre eux et les devoirs d'humanité parmi cette diversité d'opinions, sans prétendre qu'un autre doive changer promptement sur nos objections une opinion enracinée, surtout s'il a lieu de se figurer que son adversaire agit par intérêt ou ambition, ou par quelque autre motif particulier. Et le plus souvent ceux qui voudraient imposer aux autres la nécessité de se rendre à leurs sentiments n'ont guère bien examiné les choses. Car ceux qui sont entrés assez avant dans la discussion pour sortir du doute sont en si petit nombre et trouvent si peu de sujet de condamner les autres, qu'on ne doit s'attendre à rien de violent de leur part.

THEOPHILE. Effectivement, ce qu'on a le plus de droit de blâmer

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