Page images
PDF
EPUB

qu'on a observé que l'eau est durable et que les bouteilles disparaissent. § 12. Enfin, hors de nous et de Dieu nous ne connaissons d'autres esprits que par la révélation, et n'en avons que la certitude de la foi.

THEOPHILE. Il a été remarqué déjà que notre mémoire nous trompe quelquefois; et nous y ajoutons foi ou non, selon qu'elle est plus ou moins vive et plus ou moins liée avec les choses que nous savons; et quand même nous sommes assurés du principal, nous pouvons souvent douter des circonstances. Je me souviens d'avoir connu un certain homme, car je sens que son image ne m'est point nouvelle non plus que sa voix; et ce double indice m'est un meilleur garant que l'un des deux, mais je ne saurais me souvenir où je l'ai vu. Cependant il arrive, quoique rarement, qu'on voit une personne en songe avant que de la voir en chair et en os; et on m'a assuré qu'une demoiselle d'une cour connue vit en songeant et dépeignit à ses amies celui qu'elle épousa depuis et la salle où les fiançailles se célébrèrent; ce qu'elle fit avant que d'avoir vu et connu ni l'homme ni le lieu. On l'attribuait à je ne sais quel pressentiment secret; mais le hasard peut produire cet effet, puisqu'il est assez rare que cela arrive, outre que, les images des songes étant un peu obscures, on a plus de liberté de les rapporter par après à quelques autres.

§ 13. PHILALÈTHE. Concluons qu'il y a deux sortes de propositions, les unes particulières et sur l'existence, comme, par exemple, qu'un éléphant existe; les autres générales sur la dépendance des idées, comme, par exemple, que les hommes doivent obéir à Dieu. § 14. La plupart de ces propositions générales et certaines portent le nom de vérités éternelles, et, en effet, elles le sont toutes. Ce n'est pas que ce soient des propositions formées actuellement quelque part de toute éternité, ou qu'elles soient gravées dans l'esprit d'après quelque modèle qui existât toujours; mais c'est parce que nous sommes assurés que lorsqu'une créature, enrichie de facultés et de moyens pour cela, appliquera ses pensées à la considération de ses idées, elle trouvera la vérité de ces propositions

THEOPHILE. Votre division paraît revenir à la mienne, des propositions de fait et des propositions de raison. Les propositions de fait aussi peuvent devenir générales en quelque façon, mais c'est par l'induction ou observation; de sorte que ce n'est qu'une multitude de faits semblables, comme lorsqu'on observe que tout vif-argent s'évapore par la force du feu; et ce n'est pas une généralité parfaite, parce qu'on n'en voit point la nécessité. Les propositions générales de raison sont nécessaires, quoique la raison en fournisse

[ocr errors]

aussi qui ne sont pas absolument générales et ne sont que vraisemblables, comme, par exemple, lorsque nous présumons qu'une idée est possible, jusqu'à ce que le contraire se découvre par une plus exacte recherche. Il y a enfin des propositions mixtes, qui sont tirées des prémisses, dont quelques-unes viennent des faits et des observations, et d'autres sont des propositions nécessaires : et telles sont quantité de conclusions géographiques et astronomiques sur le globe de la terre et sur le cours des astres, qui naissent par la combinaison des observations des voyageurs et des astronomes avec les théorèmes de géométrie et d'arithmétique. Mais comme, selon l'usage des logiciens, la conclusion suit la plus faible des prémisses et ne saurait avoir plus de certitude qu'elle, ces propositions mixtes n'ont que la certitude et la généralité qui appartient à des observations. Pour ce qui est des vérités éternelles, il faut observer que dans le fond elles sont toutes conditionnelles, et disent en effet : Telle chose posée, telle autre chose est. Par exemple, disant : Toute figure qui a trois côtés aura aussi trois angles, je ne dis autre chose sinon que, supposé qu'il y ait une figure à trois côtés, cetté même figure aura trois angles. Je dis cette même, et c'est en quoi les propositions catégoriques, qui peuvent être énoncées sans condition, quoiqu'elles soient conditionnelles dans le fond, diffèrent de celles qu'on appelle hypothétiques, comme serait cette proposition : Si une figure a trois côtés, ses angles sont égaux à deux droits, où l'on voit que la proposition antécédente (savoir, la figure de trois côtés) et la conséquente (savoir: Les angles de la figure de trois côtés sont égaux à deux droits) n'ont pas le même sujet comme elles l'avaient dans le cas précédent, où l'antécédent était : Cette figure est de trois côtés, et le conséquent Ladite figure est de trois angles; quoique encore l'hypothétique souvent puisse être transformée en catégorique, mais en changeant un peu les termes, comme si, au lieu de l'hypothétique précédente, je disais : Les angles de toute figure à trois côtés sont égaux à deux droits. Les scolastiques ont fort disputé de constantia subjecti, comme ils l'appelaient, c'est-à-dire comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle si ce sujet n'existe point : c'est que la vérité n'est que conditionnelle, et dit qu'en cas que le sujet existe jamais, on le trouvera tel. Mais on demandera encore en quoi est fondée cette connexion, puisqu'il y a de la réalité là-dedans qui ne trompe pas. La réponse sera qu'elle est dans la liaison des idées. Mais on demandera en répliquant où seraient ces idées si aucun esprit n'existait, et que deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités éternelles. Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités,

savoir, à cet esprit suprême et universel qui ne peut manquer d'exister, dont l'entendement, à dire vrai, est la région des vérités éternelles, comme saint Augustin l'a reconuu, et l'exprime d'une manière assez vive; et afin qu'on ne pense pas qu'il n'est point nécessaire d'y recourir, il faut considérer que ces vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régulatif des existences mêmes, et, en un mot, les lois de l'univers. Ainsi ces vé– rités nécessaires étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu'elles soient fondées dans l'existence d'une substance nécessaire. C'est là où je trouve l'original des idées et des vérités qui sont gravées dans nos âmes, non pas en forme de propositions, mais comme des sources dont l'application et les occasions feront naître des énonciations actuelles.

CHAPITRE XII.

Des moyens d'augmenter nos connaissances.

§4. PHILALÈTHE. Nous avons parlé des espèces de connaissances que nous avons; maintenant venons aux moyens d'augmenter la connaissance ou de trouver la vérité. C'est une opinion reçue parmi les savants que les maximes sont les fondements de toute connaissance, et que chaque science en particulier est fondée sur certaines choses déjà connues (præcognita). § 2. J'avoue que les mathématiques semblent favoriser cette méthode par leur bon succès; et ́ vous avez assez appuyé là-dessus. Mais on doute encore si ce ne sont pas plutôt les idées qui y ont servi par leur liaison bien plus que deux ou trois maximes générales qu'on a posées au commencement. Un jeune garçon connaît que son corps est plus grand que son petit doigt, mais non pas en vertu de cet axiome, que le tout est plus grand que sa partie. La connaissance a commencé par les propositions particulières; mais depuis on a voulu décharger la mémoire par le moyen des notions générales d'un tas embarrassant d'idées particulières. Si le langage était si imparfait qu'il n'y eût point les termes relatifs tout et partie, ne pourrait-on point connaitre que le corps est plus grand que le doigt? Au moins je vous représente les raisons de mon auteur, quoique je croie entrevoir ce que vous y pourrez dire, en conformité de ce que vous avez déjà dit.

THEOPHILE. Je ne sais pourquoi l'on en veut tant aux maximes pour les attaquer encore de nouveau; si elles servent à décharger la mémoire de quantité d'idées particulières, comme on le reconnaît, elles doivent être fort utiles, quand elles n'auraient point d'autre

usage; mais j'ajoute qu'elles n'en naissent point, car on ne les trouve point par l'induction des exemples. Celui qui connaît que dix est plus que neuf, que le corps est plus grand que le doigt, et que la maison est trop grande pour pouvoir s'enfuir par la porte, connaît chacune de ces propositions particulières, par une même raison générale qui y est comme incorporée et enluminée, tout comme l'on voit des traits chargés de couleurs où la proportion et la configuration consiste proprement dans les traits, quelle que soit la couleur. Or, cette raison commune est l'axiome même, qui est connu pour ainsi dire implicitement, quoiqu'il ne le soit pas d'abord d'une manière abstraite et séparée. Les exemples tirent leur vérité de l'axiome incorporé, et l'axiome n'a pas son fondement dans les exemples; et, comme cette raison commune de ces vérités particulières est dans l'esprit de tous les hommes, vous voyez bien qu'elle n'a point besoin que les mots tout et partie se trouvent dans le langage de celui qui en est pénétré.

§ 4. PHILALÈTHE. Mais n'est-il pas dangereux d'autoriser les suppositions sous prétexte d'axiomes? L'un supposera, avec quelques anciens, que tout est matière; l'autre, avec Polémon, que le monde est Dieu; un troisième mettra en fait que le soleil est la principale divinité. Jugez quelle religion nous aurions si cela était permis. Tant il est vrai qu'il est dangereux de recevoir des principes sans les mettre en question, surtout s'ils intéressent la morale; car quelqu'un attendra une autre vie semblable plutôt à celle d'Aristippe, qui mettait la béatitude dans les plaisirs du corps, qu'à celle d'Antisthène, qui soutenait que la vertu suffit pour rendre heureux. Et Archélais, qui posera pour principe que le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête sont uniquement déterminés par les lois et non par la nature, aura sans doute d'autres mesures du bien et du mal moral que ceux qui reconnaissent des obligations antérieures aux constitutions humaines, § 5. Il faut donc que les principes soient certains. § 6. Mais cette certitude ne vient que de la comparaison des idées. Ainsi nous n'avons point besoin d'autres principes; et, suivant cette seule règle, nous irons plus loin qu'en soumettant notre esprit à la discrétion d'autrui.

THEOPHILE. Je m'étonne, monsieur, que vous tourniez contre les maximes, c'est-à-dire contre les principes évidents, ce qu'on peut et doit dire contre les principes supposés gratis. Quand on de-, mande des præcognita dans les sciences, ou des connaissances antérieures qui servent à fonder la science, on demande des principes connus, et non pas des positions arbitraires dont la vérité n'est point connue; et même Aristote l'entend ainsi, que les sciences infé

rieures et subalternes empruntent leurs principes d'autres sciences que nous appelons la métaphysique, qui, selon lui, ne demande rien aux autres et leur fournit les principes dont elles ont besoin; et quand il dit : Δεῖ πιστεύειν τὸν μανθάνοντα, L'apprenti doit croire son maître, son sentiment est qu'il ne le doit faire qu'en attendant, lorsqu'il n'est pas encore instruit dans les sciences supérieures, de sorte que ce n'est que par provision. Ainsi l'on est bien éloigné de recevoir des principes gratuits. A quoi il faut ajouter que même des principes dont la certitude n'est pas entière peuvent avoir leur usage si l'on ne bâtit là-dessus que par démonstration; car, quoique toutes les conclusions en ce cas ne soient que conditionnelles et vaillent seulement en supposant que ce principe est vrai, néanmoins cette liaison même et ces énonciations conditionnelles seraient au moins démontrées; de sorte qu'il serait fort à souhaiter que nous eussions beaucoup de livres écrits de cette manière, où il n'y aurait aucun danger d'erreur, le lecteur ou disciple étant averti de la condition; et on ne règlera point la pratique sur ces conclusions qu'à mesure que la supposition se trouvera vérifiée ailleurs. Cette méthode sert encore elle-même bien souvent à vérifier les suppositions ou hypotheses, quand il en naît beaucoup de conclusions dont la vérité est connue d'ailleurs; et quelquefois cela donne un parfait retour suffisant à démontrer la vérité de l'hypothèse. M. Conring, médecin de profession, mais habile homme en toute sorte d'érudition, excepté peut-être les mathématiques, avait écrit une lettre à un ami occupé à faire réimprimer, à Helmstædt, le livre de Viottus, philosophe péripatéticien estimé, qui tâche d'expliquer la démonstration et les analytiques postérieures d'Aristote. Cette lettre fut jointe au livre, et M. Conring y reprenait Pappus, lorsqu'il dit que l'analyse propose de trouver l'inconnu en le supposant, et en parvenant de là par conséquent à des vérités connues; ce qui est contre la logique, disait-il, qui enseigne que des faussetés on ne peut conclure des vérités. Mais je lui fis connaître par après que l'analyse se sert des définitions et autres propositions réciproques, qui donnent moyen de faire le retour et de trouver des démonstrations synthétiques. Et même, lorsque ce retour n'est point démonstratif, comme dans la physique, il ne laisse pas quelquefois d'ètre d'une grande vraisemblance lorsque l'hypothèse explique facilement beaucoup de phénomènes difficiles sans cela et fort indépendants les uns des autres. Je tiens à la vérité, monsieur, que le principe des principes est en quelque façon le bon usage des idées et des expériences; mais, en l'approfondissant, on trouvera qu'à l'égard des idées ce n'est autre chose que de lier les défini

« PreviousContinue »