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autres, ils ne pourraient jamais produire cet ordre, cette harmonie, cette beauté, qu'on remarque dans la nature. Mais cet argument, qui ne paraît être que d'une certitude morale, est poussé à une nécessité tout à fait métaphysique par la nouvelle espèce d'harmonie que j'ai introduite, qui est l'harmonie préétablie. Car chacune de ces âmes exprimant à sa manière ce qui se passe au' dehors, et ne pouvant avoir aucune influence sur les autres êtres particuliers, ou plutôt devant tirer cette expression du propre fonds de sa nature, il faut nécessairement que chacune ait reçu cette nature (ou cette raison interne des expressions de ce qui est au dehors) d'une cause universelle dont ces êtres dépendent tous, et qui fasse que l'un soit parfaitement d'accord et correspondant avec l'autre; ce qui ne se peut sans une connaissance et puissance infinies, et par un artifice grand par rapport surtout au consentement spontané de la machine avec les actions de l'âme raisonnable, qu'un illustre auteur, qui fit des objections à l'encontre dans' son merveilleux dictionnaire, douta quasi s'il ne passait pas toute la sagesse possible en disant que celle de Dieu ne lui paraissait point trop grande pour un tel effet, et reconnut au moins qu'on n'avait jamais donné un si grand relief aux faibles conceptions que nous pouvons avoir de la perfection divine.

§ 12. PHILALÈTHE. Que vous me réjouissez par cet accord de vos pensées avec celles de mon auteur! J'espère que vous ne serez point fâché, monsieur, que je vous rapporte encore le reste de son raisonnement sur cet article. Premièrement, il examine si l'être pensant, dont tous les autres êtres intelligents dépendent (et à plus forte raison tous les autres ètres), est matériel ou non. § 43. Il s'objecte qu'un être pensant pourrait être matériel; mais il répond que, quand cela serait, c'est assez que ce soit un être éternel, qui ait une science et une puissance infinie. De plus, si la pensée' et la matière peuvent être séparées, l'existence éternelle de la matière ne sera pas une suite de l'existence éternelle d'un être pensant. § 14. On demandera encore à ceux qui font Dieu matériel s'ils croient que chaque partie de la matière pense. En ce cas, il s'ensuivra qu'il y aurait autant de dieux que de particules de la matière. Mais si chaque partie de la matière ne pense point, voilà encore un être pensant composé de parties non pensantes, qu'on a déjà réfuté. § 15. Que si quelque atome de matière pense seule-' ment, et que les autres parties, quoique également éternelles, pensent point, c'est dire gratis qu'une partie de la matière est infiniment au-dessus de l'autre et produit les êtres pensants non éternels. § 16. Que si l'on veut que l'être pensant éternel et ma→

ne

tériel soit un certain amas particulier de matière, dont les parties sont non pensantes; nous retombons dans ce qui a été réfuté : car les parties de matière ont beau être jointes, elles n'en peuvent acquérir qu'une nouvelle relation locale qui ne saurait leur communiquer la connaissance. § 17. Il n'importe si cet amas est en repos ou en mouvement. S'il est en repos, ce n'est qu'une masse sans action qui n'a point de privilége sur un atome; s'il est en mouvement, ce mouvement, qui le distingue d'autres parties, devant produire la pensée, toutes ces pensées seront accidentelles et limitées, chaque partie à part étant sans pensées et n'ayant rien qui règle ses mouvements. Ainsi il n'y aura ni liberté, ni choix, ni sagesse, non plus que dans la simple matière brute. § 48. Quelquesuns croiront que la matière est au moins coéternelle avec Dieu. Mais ils ne disent point pourquoi: la production d'un être pensant, qu'ils admettent, est bien plus difficile que celle de la matière, qui est moins parfaite. Et peut-être (dit l'auteur) si nous voulions nous éloigner un peu des idées communes, donner l'essor à notre esprit et nous engager dans l'examen le plus profond que nous pourrions faire de la nature des choses, « nous pourrions en venir à bout, >> jusqu'à concevoir, quoique d'une manière imparfaite, comment » la matière peut d'abord avoir été faite, et comment elle a com» mencé d'exister par le pouvoir de ce premier être éternel. » Mais on verrait en même temps que de donner l'ètre à un esprit, c'est un effet de cette puissance éternelle et infinie, beaucoup plus malaisé à comprendre. Mais parce que cela m'écarterait peut-être trop (ajoute-t-il) des « notions, sur lesquelles la philosophie est » présentement fondée dans le monde, » je ne serais pas excusable de m'en éloigner si fort, ou de rechercher, autant que la grammaire le pourrait permettre, si dans le fond l'opinion communément établie est contraire à ce sentiment particulier; j'aurais tort, dis-je, de m'engager dans cette discussion, surtout dans cet endroit de la terre, où la doctrine reçue est assez bonne pour mon dessein, puisqu'elle pose comme une chose indubitable que si l'on admet une fois la création ou le commencement de quelque substance que se soit tirée du néant, on peut supposer avec la même facilité la création de toute autre substance, excepté le Créateur lui-même.

THEOPHILE. Vous m'avez fait un vrai plaisir, monsieur, de me rapporter quelque chose d'une pensée profonde de votre habile auteur, que sa prudence trop scrupuleuse a empêché de produire tout entière. Ce serait grand dommage s'il la supprimait et nous laissait là, après nous avoir fait venir l'eau à la bouche. Je vous assure, monsieur, que je crois qu'il y a quelque chose de beau et

d'important caché sous cette manière d'énigme. La substance en grosses lettres pourrait faire soupçonner qu'il conçoit la production de la matière comme celle des accidents, qu'on ne fait point de difficulté de tirer du néant et distinguant sa pensée singulière de la «< philosophie qui est présentement fondée dans le monde, » ou dans cet endroit de la terre, » je ne sais s'il n'a pas eu en vue les platoniciens, qui prenaient la matière pour quelque chose de fuyant et de passager, à la manière des accidents, et avaient une tout autre idée des esprits et des âmes.

§ 19. PHILALETHE. Enfin, si quelques-uns nient la création, par laquelle les choses sont faites de rien, parce qu'ils ne la sauraient concevoir, notre auteur, écrivant avant qu'il ait su votre découverte sur la raison de l'union de l'âme et du corps, leur objecte qu'ils ne comprennent pas comment les mouvements volontaires sont produits dans les corps par la volonté de l'âme et ne laissent pas de le croire, convaincus par l'expérience; et il réplique avec raison à ceux qui répondent que l'âme, ne pouvant produire un nouveau mouvement, produit seulement une nouvelle détermination des esprits animaux; il leur réplique, dis-je, que l'un est aussi inconcevable que l'autre. Et rien ne peut être mieux dit que ce qu'il ajoute à cette occasion, que vouloir borner ce que Dieu peut faire à ce que nous pouvons comprendre, c'est donner une étendue infinie à notre compréhension, ou faire Dieu lui-même fini.

THEOPHILE. Quoique maintenant la difficulté sur l'union de l'àme et du corps soit levée à mon avis, il en reste ailleurs. J'ai montré a posteriori, par l'harmonie préétablie, que toutes les monades ont reçu leur origine de Dieu et en dépendent. Cependant on n'en saurait comprendre le comment en détail; et dans le fond, leur conservation n'est autre chose qu'une création continuelle, comme les scolastiques l'ont fort bien reconnu.

CHAPITRE XI.

De la connaissance que nous avons de l'existence des autres choses.

$ 4. PHILALETHE. Comme donc la seule existence de Dieu a une liaison nécessaire avec la nôtre, nos idées que nous pouvons avoir de quelque chose ne prouvent pas plus l'existence de cette chose que le portrait d'un homme ne prouve son existence dans le monde. § 2. La certitude cependant que j'ai du blanc et du noir sur ce papier par la voie de la sensation, est aussi grande que celle du mouvement de ma main, qui ne cède qu'à la connaissance de notre

existence et de celle de Dieu. § 3. Cette certitude mérite le nom de connaissance. Car je ne crois pas que personne puisse être sé-— rieusement si sceptique que d'ètre incertain de l'existence des choses qu'il voit et qu'il sent. Du moins celui qui peut porter ses dontes si avant n'aura jamais aucun différend avec moi, puisqu'i! ne pourra jamais être assuré que je dise quoi que ce soit contre son sentiment. Les perceptions des choses sensibles, § 4, sont produites par des causes extérieures qui affectent nos sens, car nous n'acquérons point ces perceptions sans les organes; et si les organes suffisaient, ils les produiraient toujours. § 3. De plus, j'éprouve quelquefois que je ne saurais empècher qu'elles ne soient produites dans mon esprit, comme, par exemple, la lumière, quand j'ai les yeux ouverts dans un lieu où le jour peut entrer; au lieu que je puis quitter les idées qui sont dans ma mémoire. Il faut donc qu'il y ait quelque cause extérieure de cette impression vive dont je ne puis surmonter l'efficace. § 6. Quelques-unes de ces perceptions sont produites en nous avec douleur, quoique ensuite nous nous en souvenions sans ressentir la moindre incommodité. Bien qu'aussi les démonstrations mathématiques ne dépendent point des sens, cependant l'examen qu'on en fait par le moyen des figures sert beaucoup à prouver l'évidence de notre vue et semble lui donner une certitude qui approche de celle de la démonstration mème. § 7. Nos sens aussi en plusieurs cas se rendent témoignage l'un à l'autre. Celui qui voit le feu, peut le sentir s'il en doute. Et en écrivant ceci, je vois que je puis changer les apparences du papier et dire par avance quelle nouvelle idée il va présenter à l'esprit ; mais quand ces caractères sont tracés, je ne puis plus éviter de les voir tels qu'ils sont, outre que la vue de ces caractères fera prononcer à un autre homme les mêmes sons. § 8. Si quelqu'un croit que tout cela n'est qu'un long songe, il pourra songer, s'il lui plait, que je lui fais cette réponse, que notre certitude fondée sur le témoignage des sens est aussi parfaite que notre nature le permet et que notre condition le demande. Qui voit brùler une chandelle et éprouve la chaleur de la flamme qui lui fait du mal s'il ne retire le doigt, ne demandera pas une plus grande certitude pour régler son action; et si ce songeur ne le faisait, il se trouverait éveillé. Une telle assurance nous suffit donc, qui est aussi certaine que le plaisir ou la douleur, deux choses au delà desquelles nous n'avons aucun intérêt dans la connaissance ou existence des choses. § 9. Mais au delà de notre sensation actuelle il n'y a point de connaissance, et ce n'est que vraisemblance, comme lorsque je crois qu'il y a des hommes dans le monde; en quoi il y a une extrême

probabilité, quoique maintenant, seul dans mon cabinet, je n'en voie aucun. § 40. Aussi serait-ce une folie d'attendre une démonstration sur chaque chose et de ne point agir suivant les vérités claires et évidentes, quand elles ne sont point démontrables. Et un homme qui voudrait en user ainsi ne pourrait s'assurer d'autre chose que de périr en fort peu de temps.

THEOPHILE. J'ai déjà remarqué dans nos conférences précédentes que la vérité des choses sensibles se justifie par leur liaison, qui dépend des vérités intellectuelles, fondées en raison, et des observations constantes dans les choses sensibles mêmes, lors même que les raisons ne paraissent pas. Et comme ces raisons et observations nous donnent moyen de juger de l'avenir par rapport à notre intérêt, et que le succès répond à notre jugement raisonnable, on ne saurait demander ni avoir même une plus grande certitude sur ces objets. Aussi peut-on rendre raison des songes mêmes et de leur peu de liaison avec d'autres phénomènes. Cependant je crois qu'on pourrait étendre l'appellation de la connaissance et de la certitude au delà des sensations actuelles, puisque la clarté et l'évidence vont au delà, que je considère comme une espèce de la certitude: et ce serait sans doute une folie de douter sérieusement s'il y a des hommes au monde lorsque nous n'en voyons point. Douter sérieusement est douter par rapport à la pratique; et l'on pourrait prendre la certitude pour une connaissance de la vérité, avec la– quelle on n'en peut point douter par rapport à la pratique sans folie; et quelquefois on la prend encore plus généralement, et on l'applique aux cas où l'on ne saurait douter sans mériter d'être fort blàmé. Mais l'évidence serait une certitude lumineuse, c'est-à-dire où l'on ne doute point à cause de la liaison qu'on voit entre les idées. Suivant cette définition de la certitude, nous sommes certains que Constantinople est dans le monde, que Constantin et Alexandre-le-Grand et que Jules-César ont vécu. Il est vrai que quelque paysan des Ardennes en pourrait douter avec justice, faute d'information; mais un homme de lettres et du monde ne le pourrait faire sans un grand déréglement d'esprit.

$ 14. PHILALETHE. Nous sommes assurés véritablement par notre mémoire de beaucoup de choses qui sont passées, mais nous ne pourrons pas bien juger si elles subsistent encore. Je vis hier de l'eau et un certain nombre de belles couleurs sur des bouteilles qui se formèrent sur cette eau. Maintenant je suis certain que ces bouteilles ont existé aussi bien que cette eau, mais je ne connais pas plus certainement l'existence présente de l'eau que celle des bouteilles, quoique la première soit infiniment plus probable, parce

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