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(qu'on pourrait exprimer ainsi, quoique moins joliment : Ce qui peut arriver à l'un peut arriver à chacun) ne fait que nous faire souvenir de la condition humaine, quod nihil humani a nobis alienum putare debemus. Cette règle des jurisconsultes : Qui jure suo utitur, nemini facit injuriam (Celui qui use de son droit ne fait tort à personne) paraît frivole. Cependant elle a un usage fort bon en certaines rencontres, et fait penser justement à ce qu'il faut. Comme si quelqu'un haussait sa maison autant qu'il est permis par les statuts et usances, et qu'ainsi il ôtât quelque vue à un voisin, on paierait ce voisin d'abord de cette même règle de droit s'il s'avisait de se plaindre. Au reste, les propositions de fait ou les expériences, comme celle qui dit que l'opium est narcotique, nous mėnent plus loin que les vérités de la pure raison, qui ne nous peuvent jamais faire aller au delà de ce qui est dans nos idées distinctes. Pour ce qui est de cette proposition, que tout homme a une notion de Dieu, elle est de la raison quand notion signifie idée. Car l'idée de Dieu, selon moi, est innée dans tous les hommes; mais si cette notion signifie une idée où l'on pense actuellement, c'est une proposition de fait qui dépend de l'histoire du genre humain. § 7. Enfin, dire qu'un triangle a trois côtés, cela n'est pas si identique qu'il semble, car il faut un peu d'attention pour voir qu'un polygone doit avoir autant d'angles que de côtés: aussi y aurait-il un côté de plus si le polygone n'était point supposé, fermé.

§ 5. PHILALETHE. Il semble que les propositions générales qu'on forme sur les substances sont pour la plupart frivoles si elles sont certaines. Et qui sait les significations des mots substance, homme, animal, forme, âme végétative, sensitive, raisonnable, en formera plusieurs propositions indubitables, mais inutiles, particulièrement sur l'âme, dont on parle souvent sans savoir ce qu'elle est réellement. Chacun peut voir une infinité de propositions, de raisonnements et de conclusions de cette nature dans les livres de métaphysique, de théologie scolastique, et d'une certaine espèce de physique, dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des esprits et des corps, que ce qu'il en savait avant que d'avoir parcouru ces livres.

THEOPHILE. Il est vrai que les abrégés de métaphysique, et tels autres livres de cette trempe qui se voient communément, n'apprennent que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la science de l'ètre en général, qui en explique les principes et les affections qui en émanent; que les principes de l'être, sont l'essence et l'existence, et que les affections sont, ou primi

tives, savoir: l'un, le vrai, le bon; ou dérivatives, savoir, le même et le divers, le simple et le composé, etc.; et, en parlant de chacun de ces termes, ne donner que des notions vagues, et des distinctions de mots, c'est bien abuser du nom de science. Cependant il faut rendre cette justice aux scolastiques plus profonds, comme Suares (dont Grotius faisait si grand cas), de reconnaître qu'il y a quelquefois chez eux des discussions considérables, comme sur le continuum, sur l'infini, sur la contingence, sur la réalité des abstraits, sur le principe de l'individuation, sur l'origine et le vide des formes, sur l'âme et sur ses facultés, sur le concours de Dieu avec les créatures, etc.; et même en morale, sur la nature de la volonté et sur les principes de la justice: en un mot, il faut avouer qu'il y a encore de l'or dans ces scories, mais il n'y a que des personnes éclairées qui en puissent profiter; et de charger la jeunesse d'un fatras d'inutilités, parce qu'il y a quelque chose de bon par ci par là, ce serait mal ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps. Au reste nous ne sommes pas tout à fait dépourvus de propositions générales sur les substances qui soient certaines et qui méritent d'être sues. Il y a de grandes et belles vérités sur Dieu et sur l'âme, que notre habile auteur a enseignées, ou de son chef, ou en partie après d'autres. Nous y avons peutêtre ajouté quelque chose aussi. Et quant aux connaissances générales touchant les corps, on en ajoute d'assez considérables à celles qu'Aristote avait laissées; et l'on doit dire que la physique, même la générale, est devenue bien plus réelle qu'elle n'était auparavant. Et quant à la métaphysique réelle, nous commençons quasi à l'établir, et nous trouvons des vérités importantes, fondées en raison et confirmées par l'expérience, qui appartiennent aux substances en général. J'espère aussi d'avoir avancé un peu la connaissance générale de l'âme et des esprits. Une telle métaphysique est ce qu'Aristote demandait; c'est la science qui s'appelle chez lui Entovuévn, la désirée, ou qu'il cherchait, qui doit être à l'égard des autres sciences théorétiques ce que la science de la félicité est aux arts dont elle a besoin, et ce que l'architecte est aux ouvriers. C'est pourquoi Aristote disait que les autres sciences dépendent de la métaphysique comme de la plus générale, et en devraient emprunter leurs principes démontrés chez elle. Aussi faut-il savoir que la vraie morale est à la métaphysique ce que la pratique est à la théorie, parce que de la doctrine des substances en commun dépend la connaissance des esprits, et particulièrement de Dieu et de l'âme, qui donne une juste étendue à la justice et à la vertu. Car, comme j'ai remarqué ailleurs, s'il n'y avait ni Providence, ni vie

future, le sage serait plus borné dans les pratiques de la vertu ; car il ne rapporterait tout qu'à son contentement présent; et même ce contentement, qui paraît déjà chez Socrate, chez l'empereur Marc-Antonin, chez Épictète et autres anciens, ne serait pas si bien fondé toujours sans ces belles et grandes vues que l'ordre et l'harmonie de l'univers nous ouvrent jusque dans un avenir sans bornes; autrement la tranquillité de l'âme ne sera que ce qu'on appelle patience par force: de sorte qu'on peut dire que la théologie naturelle, comprenant deux parties, la théorétique et la pratique, contient tout à la fois la métaphysique réelle et la morale la plus parfaite.

§ 12. PHILALÈTHE. Voilà des connaissances sans doute qui sont bien éloignées d'être frivoles ou purement verbales. Mais il semble que ces dernières sont celles où deux abstraits sont affirmés l'un de l'autre par exemple, que l'épargne est frugalité, que la gratitude est justice; et quelque spécieuses que ces propositions et autres paraissent quelquefois du premier coup d'œil, cependant, si nous en pressons la force, nous trouvons que tout cela n'emporte autre chose que la signification des termes.

THEOPHILE. Mais les significations des termes, c'est-à-dire les définitions jointes aux axiomes identiques, expriment les principes de toutes les démonstrations; et comme ces définitions peuvent faire connaître en même temps les idées et leur possibilité, il est visible que ce qui en dépend n'est pas toujours purement verbal. Pour ce qui est de l'exemple, que la gratitude est justice, ou plutôt une partie de la justice, il n'est pas à mépriser, car il fait connaître que ce qui s'appelle actio ingrati, ou la plainte qu'on peut faire contre les ingrats, devrait être moins négligée dans les tribunaux. Les Romains recevaient cette action contre les libérés ou affranchis; et encore aujourd'hui elle doit avoir lieu à l'égard de la révocation des dons. Au reste, j'ai déjà dit ailleurs qu'encore des idées abstraites peuvent être attribuées l'une à l'autre, le genre à l'espèce; comme en disant: La durée est une continuité, La vertu est une habitude; mais la justice universelle est, non-seulement une vertu, mais même c'est la vertu morale entière.

CHAPITRE IX.

De la connaissance que nous avons de notre existence.

§ 1. PHILALÈTHE. Nous n'avons considéré jusqu'ici que les essences des choses; et comme notre esprit ne les connaît que par abstraction, en les détachant de toute existence particulière autre

que celle qui est dans notre entendement, elles ne nous donnent absolument point de connaissance d'aucune existence réelle et les propositions universelles, dont nous pourrons avoir une connaissance certaine, ne se rapportent point à l'existence. Et d'ailleurs, toutes les fois qu'on attribue quelque chose à un individu d'un genre ou d'une espèce par une proposition qui ne serait point certaine, si le mème était attribué au genre ou à l'espèce en général, la proposition n'appartient qu'à l'existence, et ne fait connaître qu'une liaison accidentelle dans ces choses existantes en particulier, comme lorsqu'on dit qu'un tel homme est docte.

THEOPHILE. Fort bien, et c'est dans ce sens que les philosophes aussi, distinguant si souvent entre ce qui est de l'essence et ce qui est de l'existence, rapportent à l'existence tout ce qui est accidentel ou contingent. Bien souvent on ne sait pas même si les propositions universelles, que nous ne savons que par expérience, ne sont pas peut-être accidentelles aussi, parce que notre expérience est bornée; comme, dans les pays où l'eau n'est point glacée, cette proposition qu'on y formera, que l'eau est toujours dans un état fluide, n'est pas essentielle, et on le connaît en venant dans des pays plus froids. Cependant on peut prendre l'accidentel d'une manière plus rétrécie, en sorte qu'il y a comme un milieu entre lui et l'essentiel; et ce milieu est le naturel, c'est-à-dire ce qui n'appartient pas à la chose nécessairement, mais qui cependant lui convient de soi si rien ne l'empêche. Ainsi, quelqu'un pourrait soutenir qu'à la vérité il n'est pas essentiel à l'eau, mais qu'il lui est naturel au moins d'être fluide. On le pourrait soutenir, dis-je; mais ce n'est pas pourtant une chose démontrée: et peut-être que les habitants de la lune, s'il y en avait, auraient sujet de ne se pas croire moins fondés de dire qu'il est naturel à l'eau d'être glacée. Cependant il y a d'autres cas où le naturel est moins douteux. Par exemple, un rayon de lumière va toujours droit dans le même milieu, à moins que par accident il ne rencontre quelque surface qui le réfléchisse. Au reste, Aristote a coutume de rapporter à la matière la source des choses accidentelles; mais alors il faut entendre la matière seconde, c'est-à-dire le tas ou la masse des corps.

§ 2. PHILALÈTHE. J'ai remarqué déjà, suivant l'excellent auteur anglais qui a écrit l'Essai concernant l'entendement, que nous connaissons notre existence par l'intuition, celle de Dieu par démonstration, et celle des autres par sensation. § 3. Or, cette intuition qui fait connaitre notre existence à nous-mèmes, fait que nous la connaissons avec une évidence entière, qui n'est point capable d'être prouvée et n'en a point besoin; tellement que, lors même que

j'entreprends de douter de toutes choses, ce doute même ne me permet pas de douter de mon existence. Enfin nous avons làdessus le plus haut degré de certitude qu'on puisse imaginer.

THEOPHILE. Je suis entièrement d'accord de tout ceci. Et j'ajoute que l'aperception immédiate de notre existence et de nos pensées nous fournit les premières vérités a posteriori, ou de fait, c'est-àdire les premières expériences; comme les propositions identiques contiennent les premières vérités a priori, ou de raison, c'est-àdire les premières lumières. Les unes et et les autres sont incapables d'ètre prouvées, et peuvent être appelées immédiates: celles-là, parce qu'il y a immédiation entre l'entendement et son objet; celles-ci, parce qu'il y a immédiation entre le sujet et le. prédicat.

CHAPITRE X.

De la connaissance que nous avons de l'existence de Dieu.

§ 1. PHILALETHE. Dieu ayant donné à notre âme les facultés dont elle est ornée, il ne s'est point laissé sans témoignage; car les sens, l'intelligence et la raison nous fournissent des preuves manifestes de son existence.

THEOPHILE. Dieu n'a pas seulement donné à l'âme des facultés propres à le connaître, mais il lui a aussi imprimé des caractères qui le marquent, quoiqu'elle ait besoin des facultés pour s'apercevoir de ces caractères. Mais je ne veux point répéter ce qui a été discuté entre nous sur les idées et les vérités innées, parmi lesquelles je compte l'idée de Dieu et la vérité de son existence. Venons plutôt au fait.

PHILALÈTHE. Or, encore que l'existence de Dieu soit la vérité la plus aisée à prouver par la raison, et que son évidence égale, si je ne me trompe, celle des démonstrations mathématiques, elle demande pourtant de l'attention. Il n'est besoin d'abord que de faire réflexion sur nous-mêmes et sur notre propre existence indubitable. Ainsi, je suppose que chacun connaît qu'il est quelque chose qui existe actuellement, et qu'ainsi il y a un être réel. S'il y a quelqu'un qui puisse douter de sa propre existence, je déclare que ce n'est pas à lui que je parle. § 3. Nous savons encore par unc connaissance de simple vue que le pur néant ne peut point produire un étre réel. D'où il s'ensuit d'une évidence mathématique que quelque chose a existé de toute éternité, puisque tout ce qui a un commencement doit avoir été produit par quelque autre chose. § 4. Or, tout être qui tire son existence d'un autre, tire aussi de

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