Page images
PDF
EPUB

l'endroit où l'on est c'est aller sur mer sans compas dans une nuit obscure, sans voir fond, ni rive, ni étoiles; c'est marcher dans de vastes landes où il n'y a ni arbres, ni collines, ni ruisseaux; c'est aussi comme une chaine à anneaux destinée à mesurer des longueurs où il y aurait quelques centaines d'anneaux semblables entre eux tout de suite, sans une distinction de chapelet, ou de plus gros grains, ou de plus grands ameaux, ou d'autres divisions qui pourraient marquer les pieds, les toises, les perches, etc. L'esprit qui aime l'unité dans la multitude joint donc ensemble quelques-unes des conséquences pour en former des conclusions moyennes, et c'est l'usage des maximes et des théorèmes. Par ce moyen, il y a plus de plaisir, plus de lumière, plus de souvenir, plus d'application et moins de répétition. Si quelque analyste ne voulait point supposer, en calculant ces deux maximes géométriques, ́que le carré de l'hypoténuse est égal aux deux carrés des côtés de l'angle droit, et que les côtés correspondants des triangles semblables sont proportionnels, s'imaginant que, parce qu'on a la démonstration de ces deux théorèmes par la liaison des idées qu'ils enferment, il pourrait s'en passer aisément en mettant les idées mèmes à leur place, il se trouvera fort éloigné de son compte. Mais afin que vous ne pensiez pas, monsieur, que le bon usage de ces maximes est resserré dans les bornes des seules sciences mathé– matiques, vous trouverez qu'il n'est pas moindre dans la jurisprudence; et un des principaux moyens de la rendre plus facile et d'en envisager le vaste océan comme dans une carte de géographie, c'est de réduire quantité de décisions particulières à des principes plus généraux. Par exemple, on trouvera que quantité de lois des Digestes, d'actions ou d'exceptions, de celles qu'on appelle in factum, dépendent de cette maxime: Ne quis alterius damno fiat locupletior, qu'il ne faut pas que l'un profite du dommage qui en arriverait à l'autre; ce qu'il faudrait pourtant exprimer un peu plus précisément. Il est vrai qu'il y a une grande distinction à faire entre les règles de droit. Je parle des bonnes, et non de certains brocards (brocardica) introduits par les docteurs, qui sont vagues et obscurs, quoique ces règles encore pourraient devenir souvent bonnes et utiles si-on les réformait; au lieu qu'avec leurs distinctions infinies (cum suis fallentiis) elles ne servent qu'à embrouiller. Or les bonnes règles sont ou des aphorismes ou des maximes, et sous les maximes je comprends tant axiomes que théorèmes. Si ce sont des aphorismes qui se forment par induction et observation, et non par raison a priori, et que les habiles gens ont fabriqués après une revue du droit établi, ce texte du ju

risconsulte... dans le titre des Digestes qui parle des règles de droit, a lieu Non ex regula jus sumi, sed ex jure quod est regulam fieri, c'est-à-dire qu'on tire des règles d'un droit déjà connu pour s'en mieux souvenir, mais qu'on n'établit pas le droit sur ces rè– gles. Mais il y a des maximes fondamentales qui constituent le droit même et forment les actions, exceptions, réplications, etc., qui, lorsqu'elles sont enseignées par la pure raison et ne viennent pas du pouvoir arbitraire de l'état, constituent le droit naturel; et telle est la règle dont je viens de parler, qui défend le profit dommageable. Il y a aussi des règles dont les exceptions sont rares et par conséquent qui passent pour universelles telle est la règle dos Institutions de l'empereur Justinien dans le § 2 du titre des Actions, qui porte que, lorsqu'il s'agit des choses corporelles. l'acteur ne possède point, excepté dans un seul cas, que l'empereur dit être marqué dans les Digestes; mais on est encore après pour le chercher. Il est vrai que quelques-uns, au lieu de sane uno casu, lisent sane non uno, et d'un cas on peut faire plusieurs quelquefois. Chez les médecins, feu M. Barner, qui nous avait fait espérer un nouveau Sennertus ou système de médecine accommodé aux nouvelles découvertes ou opinions, en nous donnant son Prodromus, avance que la manière que les médecins observent ordinairement dans leurs systèmes de pratique est d'expliquer l'art de guérir en traitant d'une maladie après l'autre, suivant l'ordre des parties du corps humain ou, autrement, sans avoir donné des préceptes de pratique universels communs à plusieurs maladies et symptômes, et que cela les engage à une infinité de répétitions; en sorte qu'on pourrait retrancher, selon lui, les trois quarts de Sennertus et abréger la science infiniment par des propositions générales, et surtout par celles à qui convient le zz πptov d'Aristote, c'est-àdire qui sont réciproques ou y approchent. Je crois qu'il a raison de conseiller cette méthode, surtout à l'égard des préceptes où la médecine est ratiocinative; mais, à proportion qu'elle est empirique, il n'est pas si aisé ni si sûr de former des propositions universelles. Et, de plus, il y a ordinairement des complications dans les maladies particulières qui forment comme une imitation des substances tellement qu'une maladie esi comme une plante ou un animal, qui demande une histoire à part; c'est-à-dire ce sont des modes ou façons d'être à qui convient ce que nous avons dit des corps ou choses substantielles, une fièvre quarte étant aussi difficile à approfondir que l'or ou le vif-argent. Ainsi il est bon, nonobstant les préceptes universels, de chercher dans les espèces des maladies des méthodes de guérir et des remèdes qui satisfassent à

plusieurs indications et concours de causes ensemble, et surtout de. recueillir ceux que l'expérience a autorisés; ce que Sennertus n'a pas assez fait, car d'habiles gens ont remarqué que les compositions des recettes qu'il propose sont souvent plus formées ex ingenio par estime qu'autorisées par l'expérience, comme il le faudrait pour être plus sûr de son fait. Je crois donc que le meilleur sera de joindre les deux voies et de ne pas se plaindre des répétitions dans une matière si délicate et si importante comme est la médecine, où je trouve qu'il nous manque ce que nous avons de trop, à mon avis, dans la jurisprudence, c'est-à-dire des livres des cas particuliers et des répertoires de ce qui a déjà été observé; car je crois que la millième partie des livres des jurisconsultes nous suffirait, mais que nous n'aurions rien de trop en matière de médecine, si nous avions mille fois plus d'observations bien circonstanciées, puisque la jurisprudence est toute fondée en raisons à l'égard de ce qui n'est pas expressément marqué par les lois ou par les coutumes. Car on le peut toujours tirer ou de la loi, ou du droit naturel au défaut de la loi, par le moyen de la raison, et les lois de chaque pays sont finies et déterminées ou peuvent le devenir; au lieu qu'en médecine les principes d'expérience, c'est-à-dire les observations, ne sauraient être trop multipliées pour donner plus d'occasion à la raison de déchiffrer ce que la nature ne nous donne à connaître qu'à demi. Au reste, je ne sache personne qui emploie les axiomes de la manière que l'auteur habile dont vous parlez le fait faire (§§ 16, 17); comme si quelqu'un, pour démontrer à un enfant qu'un nègre est un homme, se servait du principe: Ce qui est est, en disant: Un nègre a l'âme raisonnable; or l'âme raisonnable et l'homme est la même chose; et par conséquent, si, ayant l'àme raisonnable, il n'était pas homme, il serait faux que ce qui est est, ou bien une même chose serait et ne serait pas en même temps. Car, sans employer ces maximes, qui ne sont point de saison ici et n'entrent pas directement dans le raisonnement, comme aussi elles n'y avancent rien, tout le monde se contentera de raisonner ainsi : Un negre a l'àme raisonnable; quiconque a l'àme raisonnable est homme; donc le nègre est homme; et si quelqu'un, prévenu qu'il n'y a point d'âme raisonnable quand elle ne nous paraît point, concluait que les enfants qui ne viennent que de naitre et les imbéciles ne sont point de l'espèce humaine (comme en effet l'auteur rapporte avoir discouru avec des personnes fort raisonnables qui le niaient), je ne crois point que le mauvais usage de la maxime qu'il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas, les séduirait, ni qu'ils y pensent même en faisant ce raisonnement. La

source de leur erreur serait une extension du principe de notre auteur, qui nie qu'il y a quelque chose dans l'âme dont elle ne s'aperçoit pas; au lieu que ces messieurs iraient jusqu'à nier l'àme même lorsque d'autres ne l'aperçoivent point.

CHAPITRE VIII.

Des propositions frivoles.

PHILALÈTHE. Je crois bien que les personnes raisonnables n'ont garde d'employer les axiomes identiques de la manière dont nous venons de parler (§ 2). Aussi semble-t-il que ces maximes purement identiques ne sont que des propositions frivoles ou nugatoriæ, comme les écoles même les appellent. Et je ne me contenterais pas de dire que cela semble ainsi si votre surprenant exemple de la démonstration de la conversion par l'entremise des identiques ne me faisait aller bride en main dorénavant lorsqu'il s'agit de mépriser quelque chose. Cependant je vous rapporterai ce qu'on allègue pour les déclarer frivoles entièrement. C'est (§ 3) qu'on reconnaît à la première vue qu'elles ne renferment aucune instruction, si ce n'est pour faire voir quelquefois à un homme l'absurdité où il s'est engagé.

THEOPHILE. Comptez-vous cela pour rien, monsieur, et ne reconnaissez-vous pas que, réduire une proposition à l'absurdité, c'est démontrer sa contradictoire? Je crois bien qu'on n'instruira pas un homme en lui disant qu'il ne doit pas nier et affirmer le même en même temps; mais on l'instruit en lui montrant par la force des conséquences qu'il le fait sans y penser. Il est difficile, à mon avis, de se passer toujours de ces démonstrations apagogiques, c'est-à-dire qui réduisent à l'absurdité, et de tout prouver par les ostensives, comme on les appelle; et les géomètres, qui sont fort curieux là-dessus, l'expérimentent assez. Proclus le remarque de temps en temps lorsqu'il voit que certains géomètres anciens venus après Euclide ont trouvé une démonstration plus directe, comme on le croit, que la sienne; mais le silence de cet ancien commentateur fait assez voir qu'on ne l'a point fait toujours.

§ 3. PHILALETHE. Au moins avouerez-vous, monsieur, qu'on peut former un million de propositions à peu de frais, mais aussi fort peù utiles; car n'est-il pas frivole de remarquer, par exemple, que l'huître est l'huître, et qu'il est faux de le nier ou de dire que l'huître n'est point l'huître? Sur quoi notre auteur dit agréablement qu'un homme qui ferait de cette huître tantòt le sujet, tantôt l'attribut ou le prédicat, serait justement comme un singe qui s'a

muserait à jeter une huitre d'une main à l'autre, ce qui pourrait tout aussi bien satisfaire la faim du singe que ces propositions sont capables de satisfaire l'entendement de l'homme.

THEOPHILE. Je trouve que cet auteur, aussi plein d'esprit que doué de jugement, a toutes les raisons du monde de parler contre ceux qui en useraient ainsi. Mais vous voyez bien comment il faut employer les identiques pour les rendre utiles; c'est en montrant, à force de conséquences et de définitions, que d'autres vérités qu'on veut établir s'y réduisent.

§ 4. PHILALETHE. Je le reconnais et je vois bien qu'on le peut appliquer à plus forte raison aux propositions qui paraissent frivoles et le sont en bien des occasions où une partie de l'idée complexe est affirmée de l'objet de cette idée, comme en disant Le plomb est un métal, et disant cela à un homme qui connaît la signification de ces termes et qui sait que le plomb signifie un corps fort pesant, fusible et malléable; il y a ce seul usage qu'en disant métal on lui désigne tout d'un coup plusieurs des idées simples, au lieu de les lui compter une à une (§ 5). Il en est de même lorsqu'une partie de la définition est affirmée du terme défini, comme en disant : Tout or est fusible, supposé qu'on a défini l'or, que c'est un corps jaune, pesant, fusible et malléable; item, de dire que le triangle a trois côtés, que l'homme est un animal, qu'un palefroi (vieux mot français) est un animal qui hennit, cela sert pour définir les mots et non pas pour apprendre quelque chose outre la définition. Mais on nous apprend quelque chose en disant que l'homme a une notion de Dieu et que l'opium le plonge dans le sommeil.

.

THEOPHILE. Outre ce que j'ai dit des identiques qui le sont entièrement, on trouvera que ces identiques à demi ont encore une utilité particulière. Par exemple: un homme sage est toujours un homme; cela donne à connaître qu'il n'est pas infaillible, qu'il est mortel, etc. Quelqu'un a besoin dans le danger d'une balle de pistolet, il manque de plomb pour en fondre dans la forme qu'il a, un ami lui dit Souvenez-vous que l'argent que vous avez dans votre bourse est fusible; cet ami ne lui apprendra point une qualité de l'argent, mais il le fera penser à un usage qu'il en peut faire pour avoir des balles à pistolet dans ce pressant besoin. Une bonne partie des vérités morales et des plus belles sentences des auteurs est de cette nature. Elles n'apprennent rien bien souvent, mais elles font penser à propos à ce que l'on sait. Cet Tambe sénaire de la tragédie latine,

Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest,

« PreviousContinue »