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analyse du vert, en bleu et jaune, et n'avons presque plus rien à demander à son égard que par rapport à ces ingrédients, nous ne sommes pourtant point capables de démêler les idées du bleu et du jaune dans notre idée sensitive du vert, pour cela même que c'est une idée confuse. C'est à peu près comme on ne saurait démêler l'idée des dents de la roue, c'est-à-dire de la cause, dans la perception d'un transparent artificiel que j'ai remarqué chez les horlogers, fait par la prompte rotation d'une roue dentelée, ce qui en fait disparaitre les dents et paraître à leur place un transparent continuel imaginaire, composé des apparences successives des dents et de leurs intervalles, mais où la succession est si prompte que notre fantaisie ne la saurait distinguer. On trouve donc bien ces dents dans la notion distincte de cette transparence, mais non pas dans cette perception sensitive confuse, dont la nature est d'être et de demeurer confuse; autrement, si la confusion cessait (comme si le mouvement était si lent qu'on en pourrait observer les parties et leur succession), ce ne serait plus elle : c'est-à-dire, ce ne serait plus ce fantôme de transparence. Et comme on n'a point besoin de se figurer que Dieu par son bon plaisir nous donne ce fantôme, et qu'il est indépendant du mouvement des dents de la roue et de leurs intervalles, et comme au contraire on conçoit que ce n'est qu'une expression confuse de ce qui se passe dans ce mouvement, expression, dis-je, qui consiste en ce que des choses successives sont confondues dans une simultanéité apparente; ainsi il est aisé de juger qu'il en sera de même à l'égard des autres fantomes sensitifs dont nous n'avons pas encore une si parfaite analyse, comme des couleurs, des goûts, etc.; car, pour dire la vérité, ils méritent ce nom de fantômes plutôt que celui de qualités ou même d'idées. Et il nous suffirait à tous égards de les entendre aussi bien que cette transparence artificielle, sans qu'il soit raisonnable ni possible de prétendre d'en savoir davantage; car de vouloir que ces fantômes confus demeurent, et que cependant on démêle les ingrédients par la fantaisie même, c'est se contredire, c'est vouloir avoir le plaisir d'être trompé par une agréable perspective, et vouloir qu'en même temps l'œil voie la tromperie, ce qui serait la gâter. C'est un cas enfin où nihil plus ayas quam si des operam, ut cum ratione insanias. Mais il arrive souvent aux hommes de chercher nodum in scirpo, et de se faire des difficultés où il n'y en a point, en demandant ce qui ne se peut et se plaignant par après de leur impuissance et des bornes de leurs lumières.

§ 8. PHILALĖTUE. Tout or est fice; c'est une proposition dont

nous ne pourrons pas connaître certainement la vérité. Car si l'or signifie une espèce de choses distinguée par une essence réelle que la nature lui a donnée, on ignore quelles substances particulières sont de cette espèce; ainsi on ne saurait l'affirmer avec certitude, quoique ce soit de l'or. Et si l'on prend l'or pour un corps doué d'une certaine couleur jaune, malléable, fusible, et plus pesant qu'un autre corps connu, il n'est pas difficile de connaitre ce qui est ou n'est pas or; mais avec tout cela, nulle autre qualité ne peut être affirmée ou niée avec certitude de l'or, que ce qui a avec cette idée une connexion ou une incompatibilité qu'on peut découvrir. Or, la fixité n'ayant aucune connexion connue avec la couleur, la pesanteur et les autres idées simples que j'ai supposées faire l'idée complexe que nous avons de l'or, il est impossible que nous puissions connaître certainement la vérité de cette proposition, que tout or est fixe.

THEOPHILE. Nous savons presque aussi certainement que le plus pesant de tous les corps connus ici-bas est fixe que nous savons certainement qu'il fera jour demain. C'est parce qu'on l'a expérimenté cent mille fois; c'est une certitude expérimentale et de fait, quoique nous ne connaissions point la liaison de la fixité avec les autres qualités de ce corps. Au reste, il ne faut point opposer deux choses qui s'accordent et qui reviennent au même. Quand je pense à un corps qui est en même temps jaune, fusible et résistant à la coupelle, je pense à un corps dont l'essence spécifique, quoique. inconnue dans son intérieur, fait émaner ces qualités de son fonds et se fait connaitre confusément au moins par elles. Je ne vois rien de mauvais en cela, ni qui mérite qu'on revienne si souvent à la charge pour l'attaquer.

§ 10. PHILALETHE C'est assez pour moi maintenant que cette connaissance de la fixité du plus pesant des corps ne nous soit point connue par la convenance ou disconvenance des idées. Et je crois pour moi que, parmi les secondes qualités des corps et les puissances qui s'y rapportent, on n'en saurait nommer deux dont la coexistence nécessaire ou l'incompatibilité puisse être connue certainement, hormis les qualités qui appartiennent au même sens et s'excluent nécessairement l'une l'autre, comme lorsqu'on peut dire que ce qui est blanc n'est pas noir.

THEOPHILE. Je crois pourtant qu'on en trouverait peut-être par exemple, tout corps palpable, ou qu'on peut sentir par l'attouchement, est visible. Tout corps dur fait du bruit quand on le frappe dans l'air. Les tons des cordes ou des fils sont en raison sousdoublée des poids qui causent leur tension. Il est vrai que ce que

vous demandez ne réussit qu'autant qu'on conçoit des idées distinctes, jointes aux idées sensitives confuses.

§ 44. PHILALETHE. Toujours ne faut-il point s'imaginer que les corps ont leurs qualités par eux-mêmes indépendamment d'autre chose. Une pièce d'or, séparée de l'impression et de l'influence de tout autre corps, perdrait aussitôt sa couleur jaune et sa pesanteur; peut-être aussi deviendrait-elle friable et perdrait sa malléabilité. L'on sait combien les végétaux et les animaux dépendent de la terre, de l'air et du soleil; que sait-on si les étoiles fixes fort éloignées n'ont pas encore de l'influence sur nous?

THEOPHILE. Cette remarque est très-bonne; et quand la contexture de certains corps nous serait connue, nous ne saurions assez juger de leurs effets sans connaître l'intérieur de ceux qui les touchent et les traversent.

§ 13. PHILALETHE. Cependant notre jugement peut aller plus loin que notre connaissance. Car des gens appliqués à faire des observations peuvent pénétrer plus avant, et, par le moyen de quelques probabilités, d'une observation exacte et de quelques -apparences réunies à propos, faire souvent de justes conjectures sur ce que l'expérience né leur a pas encore découvert; mais ce n'est toujours que conjecturer.

THEOPHILE. Mais si l'expérience justifie ces conséquences d'une manière constante, ne trouvez-vous pas qu'on puisse acquérir des propositions certaines par ce moyen certaines, dis-je, au moins autant que celles qui assurent, par exemple, que le plus pesant de nos corps est fixe, et que celui qui est le plus pesant après lui est volatile; car il me semble que la certitude (morale, s'entend, ou physique), mais non pas la nécessité (ou certitude métaphysique), de ces propositions qu'on a apprises par l'expérience seule et non pas par l'analyse et la liaison des idées, est établie parmi nous et avec raison?

CHAPITRE VII.

Des prop sitions qu'on nomme maximes ou axiomes.

§ 1. PHILALETHE. Il y a une espèce de propositions qui, sous le nom de maximes ou axiomes passent pour les principes des sciences; et parce qu'elles sont évidentes par elles-mêmes, on s'est contenté de les appeler innées, sans que personne ait jamais tàché, que je sache, de faire voir la raison et le fondement de leur extrême clarté, qui nous force pour ainsi dire à leur donner notre consentement. Il n'est pourtant pas inutile d'entrer dans cette recherche et de voir si cette grande évidence est particulière à ces seules

propositions, comme aussi d'examiner jusqu'où elles contribuent à nos autres connaissances.

THEOPHILE. Cette recherche est fort utile et même importante. Mais il ne faut point vous figurer, monsieur, qu'elle ait été entiè→ rement négligée. Vous trouverez en cent lieux que les philosophes de l'école ont dit que ces propositions sont évidentes ex terminis, aussitôt qu'on en entend les termes; de sorte qu'ils étaient persuadés que la force de la conviction était fondée dans l'intelligence des termes, c'est-à-dire dans la liaison de leurs idées. Mais les géomètres ont bien fait davantage : c'est qu'ils ont entrepris de les démontrer bien souvent. Proclus attribue déjà à Thalès de Milet, un des plus anciens géomètres connus, d'avoir voulu démontrer des propositions qu'Euclide a supposées depuis comme évidentes. On rapporte qu'Apollonius a démontré d'autres axiomes, et Proclus le fait aussi. Feu M. Roberval, déjà octogénaire ou environ, avait dessein de publier de nouveaux éléments de géométrie, dont je crois vous avoir déjà parlé. Peut-être que les nouveaux éléments de M. Arnaud, qui faisait du bruit alors, y avaient contribué. Il en montra quelque chose dans l'Académie royale des sciences, et quelques-uns trouvèrent à redire que, supposant cet axiome, que si à des égaux on ajoute des grandeurs égales, il en provient des égaux, il démontrait cet autre, qu'on juge de pareille évidence, que si des égaux on ote des grandeurs égales, il en reste des égaux. On disait qu'il devait les supposer tous deux ou les démontrer tous deux. Mais je n'étais pas de cet avis, et je croyais que c'était toujours autant de gagné que d'avoir diminué le nombre des axiomes. Et l'addition sans doute est antérieure à la soustraction et plus simple, parce que les deux termes sont employés dans l'addition l'un comme l'autre, ce qui n'est pas dans la soustraction. M. Arnaud faisait le contraire de M. Roberval. Il supposait encore plus qu'Euclide. Pour ce qui est des maximes, on les prend quelquefois pour des propositions établies, soit qu'elles soient évidentes ou non. Cela pourra être bon pour les commençants, que la scrupulosité arrête; mais quand il s'agit de l'établissement de la science, c'est autre chose. C'est ainsi qu'on les prend souvent dans la morale, et même chez les logiciens dans leurs topiques, où il y en a une bonne provision, mais dont une partie en contient d'assez vagues et obscures. Au reste, il y a long-temps que j'ai dit publiquement et en particulier qu'il serait important de démontrer tous nos axiomes secondaires, dont on se sert ordinairement en les réduisant aux axiomes primitifs ou immédiats et indémontrables, qui sont ce que j'appelais dernièrement et ailleurs les identiques.

§ 2. PHILALETHE. La connaissance est évidente par elle-même lorsque la convenance ou disconvenance des idées est aperçue immédiatement. § 3. Mais il y a des vérités qu'on ne reconnaît point pour axiomes, qui ne sont pas moins évidentes par ellesmêmes. Voyons si les quatre espèces de convenance, dont nous avons parlé il n'y a pas long-temps (chap. 1, § 3, et chap. 3, p. 7), savoir, l'identité, la connexion, la relation et l'existence réelle, nous en fournissent. § 4. Quant à l'identité ou la diversité, nous avons autant de propositions évidentes que nous avons d'idées distinctes, car nous pouvons nier l'une de l'autre, comme en disant que l'homme n'est pas un cheval, que le rouge n'est pas bleu. De plus, il est aussi évident de dire : Ce qui est est, que de dire : Un homme est un homme.

THEOPHILE. Il est vrai et j'ai déjà remarqué qu'il est aussi évident de dire ecthétiquement en particulier A est A, que de dire en général : On est ce qu'on est. Mais il n'est pas toujours sûr, comme j'ai déjà remarqué aussi, de nier les sujets des idées différentes l'une de l'autre, comme si quelqu'un voulait dire : Le trilatère (ou ce qui a trois côtés) n'est pas triangle, parce qu'en effet la trilatérité n'est pas la triangularité; item, si quelqu'un avait dit que les perles de M. Slusius (dont je vous ai parlé il n'y a pas long-temps) ne sont pas des lignes de la parabóle cubique, il se serait trompé, et cependant cela aurait paru évident à bien des gens. Feu M. Hardy, conseiller au Châtelet de Paris, excellent géomètre et orientaliste et bien versé dans les anciens géomètres, qui a publié le commentaire de Marinus sur les Data d'Euclide, était tellement prévenu que la section oblique du cône, qu'on appelle ellipse, est différente de la section oblique du cylindre, que la démonstration de Serenus lui paraissait paralogistique, et je ne pus rien gagner sur lui par mes remontrances; aussi était-il à peu près de l'âge de M. Roberval quand je le voyais, et moi j'étais fort jeune homme : différence qui ne pouvait pas me rendre fort persuasif à son égard, quoique d'ailleurs je fusse fort bien avec lui. Cet exemple peut faire voir en passant ce que peut la prévention encore sur des gens habiles, car il l'était véritablement, et il est parlé de M. Hardy avec estime dans les lettres de M. Descartes. Mais je l'ai allégué seulement pour montrer combien on se peut tromper en niant une idée de l'autre, quand on ne les a pas assez approfondies où il en est besoin.

§ 5. PHILALETHE. Par rapport à la connexion ou coexistence, nous avons fort peu de propositions évidentes par elles-mêmes; il y en a pourtant et il paraît que c'est une proposition évidente par

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