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plus grand et le nombre des gens de certaines professions, dont on aura moins besoin alors, étant diminué à proportion, le public sera en état de donner plus d'encouragement à la recherche de la nature, et surtout à l'avancement de la médecine; et alors cette science importante sera bientôt portée fort au delà de son présent état et croîtra à vue d'œil. Je crois, en effet, que cette partie de la police devrait être l'objet des plus grands soins de ceux qui gouvernent, après celui de la vertu, et qu'un des plus grands fruits de la bonne morale ou politique sera de nous amener une meilleure médecine, quand les hommes commenceront à être plus sages qu'ils ne sont, et quand les grands auront appris de mieux employer leurs richesses et leur puissance pour leur propre bonheur.

§ 21. PHILALÈTHE. Pour ce qui est de la connaissance de l'existence réelle (qui est la 4e sorte des connaissances), il faut dire que nous avons une connaissance intuitive de notre existence, une démonstrative de celle de Dieu et une sensitive des autres choses. Et nous en parlerons amplement dans la suite.

THÉOPHILE. On ne saurait rien dire de plus juste.

§ 22. PHILALÈTHE. Maintenant ayant parlé de la connaissance, il paraît à propos que, pour mieux découvrir l'état présent de notre esprit, nous en considérions un peu le côté obscur, et prenions connaissance de notre ignorance; car elle est infiniment plus grande que notre connaissance. Voici les causes de cette ignorance. C'est 1o que nous manquons d'idées; 2o que nous ne saurions découvrir la connexion entre les idées que nous avons; 3° que nous négligeons de les suivre et de les examiner exactement. § 23. Quant au défaut des idées, nous n'avons d'idées simples que celles qui nous viennent des sens internes ou externes. Ainsi, à l'égard d'une infinité de créatures de l'univers et de leurs qualités, nous sommes comme les aveugles par rapport aux couleurs, n'ayant pas même les facultés qu'il faudrait pour les connaître; et, selon toutes les apparences, l'homme tient le dernier rang parmi tous les êtres intellectuels.

THEOPHILE. Je ne sais s'il n'y en a pas aussi au-dessous de nous. Pourquoi voudrions-nous nous dégrader sans nécessité? peut-être tenons-nous un rang assez honorable parmi les animaux raisonnables; car des génies supérieurs pourraient avoir des corps d'une autre façon, de sorte que le nom d'animal pourrait ne leur point convenir. On ne saurait dire si notre soleil, parmi le grand nombre d'autres, en a plus au-dessus qu'au dessous de lui, et nous sommes bien placés dans son système; car la terre tient le milieu entre les planètes et sa distance paraît bien choisie pour un animal

contemplatif qui la devait habiter. D'ailleurs nous avons incomparablement plus de sujet de nous louer que de nous plaindre de notre sort, la plupart de nos maux devant être imputés à notre faute. Et surtout nous aurions grand tort de nous plaindre des défauts de notre connaissance, puisque nous nous servons si peu de celles que la nature charitable nous présente.

§ 24. PHILALĖTUE. Il est vrai cependant que l'extrême distance de presque toutes les parties du monde qui sont exposées à notre vue, les dérobe à notre connaissance, et apparemment le monde visible n'est qu'une petite partie de cet immense univers. Nous sommes renfermés dans un petit coin de l'espace, c'est-à-dire dans le système de notre soleil, et cependant nous ne savons pas même ce qui se passe dans les autres planètes qui tournent à l'entour de lui aussi bien que notre boule. § 25. Ces connaissances nous échappent à cause de la grandeur et de l'éloignement, mais d'autres corps nous sont cachés à cause de leur petitesse, et ce sont ceux qu'il nous importerait le plus de connaître; car de leur contexture nous pourrions inférer les usages et opérations de ceux qui sont visibles, et savoir pourquoi la rhubarbe purge, la ciguë tue et l'opium fait dormir. Ainsi, § 26, quelque loin que l'industrie humaine puisse porter la philosophie expérimentale sur les choses physiques, je suis tenté de croire que nous ne pourrons jamais parvenir sur ces matières à une connaissance scientifique.

THEOPHILE. Je crois bien que nous n'irons jamais aussi loin qu'il serait à souhaiter; cependant il me semble qu'on fera quelques progrès considérables avec le temps dans l'explication de quelques phénomènes, parce que le grand nombre des expériences que nous sommes à portée de faire, nous peut fournir des data plus que suffisants, de sorte qu'il manque seulement l'art de les employer, dont je ne désespère point qu'on poussera les petits commencements depuis que l'analyse infinitésimale nous a donné le moyen d'allier la géométrie avec la physique, et que la dynamique nous a fourni les lois générales de la nature.

§ 27. PHILALÈTHE Les esprits sont encore plus éloignés de notre connaissance; nous ne saurions nous former aucune idée de leurs différents ordres, et cependant le monde intellectuel est certainement plus grand et plus beau que le monde matériel.

THEOPHILE. Ces mondes sont toujours parfaitement parallèles quant aux causes efficientes, mais non pas quant aux finales. Car à mesure que les esprits dominent dans la matière, ils y produisent des ordonnances merveilleuses. Cela paraît par les changements que les hommes ont faits, pour embellir la surface de la terre,

comme de petits dieux qui imitent le grand architecte de l'univers, quoique ce ne soit que par l'emploi des corps et de leurs lois. Que ne peut-on pas conjecturer de cette immense multitude des esprits qui nous passent! Et comme les esprits forment tous ensemble une espèce d'état sous Dieu, dont le gouvernement est parfait, nous sommes bien éloignés de comprendre le système de ce monde intel ligible et de concevoir les peines et les récompenses qui y sont préparées à ceux qui les méritent suivant la plus exacte raison, et de nous figurer ce qu'aucun œil n'a vu, ni aucune oreille n'a entendu, et qui n'est jamais entré dans le cœur de l'homme. Cependant tout cela fait connaître que nous avons toutes les idées distinctes qu'il faut pour connaître les corps et les esprits, mais non pas le détail suffisant des faits ni des sens assez pénétrants pour démêler les idées confuses, ou assez étendus pour les apercevoir toutes.

§ 28. PHILALETHE. Quant à la connexion dont la connaissance nous manque dans les idées que nous avons, j'allais vous dire que les affections mécaniques des corps n'ont aucune liaison avec les idées des couleurs, des sons, des odeurs et des goûts, de plaisir et de douleur ; et que leur connexion ne dépend que du bon plaisir et de la volonté arbitraire de Dieu. Mais je me souviens que vous jugez qu'il y a une parfaite correspondance, quoique ce ne soit pas toujours une ressemblance entière. Cependant vous reconnaissez que le trop grand détail des petites choses qui y entrent nous empêche de démêler ce qui est caché, quoique vous espériez encore que nous y approcherons beaucoup; et qu'ainsi vous ne voudriez pas qu'on dît avec mon illustre auteur, § 29, que c'est perdre sa peine que de s'engager dans une telle recherche, de peur que cette croyance ne fasse du tort à l'accroissement de la science. Je vous aurais parlé aussi de la difficulté qu'on a eue jusqu'ici d'expliquer la connexion qu'il y a entre l'âme et le corps, puisqu'on ne saurait concevoir qu'une pensée produise un mouvement dans le corps, ni qu'un mouvement produise une pensée dans l'esprit. Mais depuis que je conçois votre hypothèse de l'harmonie préétablie, cette difficulté dont on désespérait me paraît levée tout d'un coup et comme par enchantement. § 30. Reste donc la troisième cause de notre ignorance, c'est que nous ne suivons pas les idées que nous avons ou que nous pouvons avoir, et ne nous appliquons pas à trouver les idées moyennes. C'est ainsi qu'on ignore les vérités mathématiques, quoiqu'il n'y ait aucune imperfection dans nos facultés, ni aucune incertitude dans les choses mêmes. Le mauvais usage des mots a le plus contribué à nous empêcher de trouver la convenance et disconvenance des idées; et les mathématiciens qui forment leurs

pensées indépendamment des noms et s'accoutument à se présenter à leur esprit les idées mêmes au lieu des sons, ont évité par là une grande partie de l'embarras. Si les hommes avaient agi, dans leurs découvertes du monde matériel, comme ils en ont usé à l'égard de celles qui regardent le monde intellectuel et s'ils avaient tout confondu dans un chaos de termes d'une signification incertaine, ils auraient disputé sans fin sur les zones, les marées, le bâtiment des vaisseaux et les routes; on ne serait jamais allé au delà de la ligne, et les antipodes seraient encore aussi inconnus qu'ils étaient lorsqu'on avait déclaré que c'était une hérésie de les soutenir.

THEOPHILE. Cette troisième cause de notre ignorance est la seule blamable. Et vous voyez, monsieur, que le désespoir d'aller plus loin y est compris. Ce découragement nuit beaucoup, et des personnes habiles et considérables ont empêché les progrès de la médecine par la fausse persuasion que c'est peine perduc que d'y travailler. Quand vous verrez les philosophes aristotéliciens du temps passé parler des météores, comme de l'arc-en-ciel, par exemple, vous trouverez qu'ils croyaient qu'on ne devait pas seulement penser à expliquer distinctement ce phénomène; et les entreprises de Maurolycus et puis de Marc-Antoine de Dominis leur paraissaient comme un vol d'Icare. Cependant la suite en a désabusé le monde. Il est vrai que le mauvais usage des termes a causé une bonne partie du désordre qui se trouve dans nos connaissances, non-seulement dans la morale et métaphysique, ou dans ce que vous appelez le monde intellectuel, mais encore dans la médecine où cet abus des termes augmente de plus en plus. Nous ne nous pouvons pas toujours aider par les figures comme dans la géométrie; mais l'algèbre fait voir qu'on peut faire de grandes découvertes sans recourir toujours aux idées mêmes des choses. Au sujet de l'hérésie prétendue des antipodes, je dirai en passant qu'il est vrai que Boniface, archevêque de Mayence, a accusé Virgile de Salzbourg, dans une lettre qu'il a écrite au pape contre lui sur ce sujet, et que le pape y répond d'une manière qui fait paraître qu'il donnait assez dans le sens de Boniface; mais on ne trouve point que cette accusation ait eu des suites. Virgile s'est toujours maintenu. Les deux antagonistes passent pour saints, et les savants de Bavière, qui regardent Virgile comme un apôtre de la Carinthie et des pays voisins, en ont justifié la mémoire.

CHAPITRE IV.

De la réalité de notre connaissance.

§ 2. PHILALÈTHE. Quelqu'un qui n'aura pas compris l'importance qu'il y a d'avoir de bonnes idées et d'en entendre la convenance et la disconvenance, croira qu'en raisonnant là-dessus avec tant de soin nous bâtissons des châteaux en l'air, et qu'il n'y aura dans tout notre système que de l'idéal et de l'imaginaire. Un extravagant, dont l'imagination est échauffée, aura l'avantage d'avoir des idées plus vives et en plus grand nombre; ainsi il aurait aussi plus de connaissance. Il y aura autant de certitude dans les visions d'un enthousiaste que dans les raisonnements d'un homme de bon sens, pourvu que cet enthousiaste parle conséquemment; et il sera aussi vrai de dire qu'une harpie n'est pas un centaure que de dire qu'un carré n'est pas un cercle. § 2. Je réponds que nos idées s'accordent avec les choses. § 3. Mais on en demandera le criterium. § 4. Je réponds encore premièrement que cet accord est manifeste à l'égard des idées simples de notre esprit; car, ne pouvant pas se les former lui-même, il faut qu'elles soient produites par les choses qui agissent sur l'esprit ; et secondement (§ 5), que toutes nos idées complexes (excepté celies des substances), étant des archétypes que l'esprit a formés lui-même, qu'il n'a pas destinés à être des copies de quoi que ce soit, ni rapportés à l'existence d'aucune chose comme à leurs originaux, ne peuvent manquer d'avoir toute la conformité avec les choses nécessaires à une existence réelle.

THEOPHILE. Notre certitude serait petite, ou plutôt nulle, si elle n'avait point d'autre fondement des idées simples que celui qui vient des sens. Avez-vous oublié, monsieur, comment j'ai montré que les idées sont originairement dans notre esprit, et que même nos pensées nous viennent de notre propre fonds, sans que les autres créatures puissent avoir une influence immédiate sur l'àme? D'ailleurs le fondement de notre certitude, à l'égard des vérités universelles et éternelles, est dans les idées mêmes, indépendamment des sens; comme aussi les idées pures et intelligibles ne dépendent point des sens, par exemple, celle de l'ètre, de l'un, du même, etc. Mais les idées des qualités sensibles, comme de la couleur, de la saveur, etc. (qui en effet ne sont que des fantômes), nous viennent des sens, c'est-à-dire de nos perceptions confuses. Et le fondement de la vérité des choses contingentes et singulières

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