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de petites tailles-douces à l'égard des choses qu'on connaît par leur figure extérieure. Un tel dictionnaire servirait beaucoup à la postérité et épargnerait bien de la peine aux critiques futurs. De petites figures comme l'ache (apium) d'un bouquetin (ibex, espèce de bouc sauvage) vaudraient mieux que de longues descriptions de cette plante ou de cet animal. Et pour connaître ce que les Latins appelaient strigiles et sistrum, tunica et pallium, des figures à la marge vaudraient incomparablement mieux que les prétendus synonymes étrille, cymbale, robe, veste, manteau qui ne les font guère connaître. Au reste, je ne m'arrêterai pas sur le septième remède des abus des mots, qui est d'employer constamment le même terme dans le même sens, ou d'avertir quand on le change; car nous en avons assez parlé.

THEOPHILE. Le R. P. Grimaldi, président du tribunal des mathématiques à Pékin, m'a dit que les Chinois ont des dictionnaires accompagnés de figures. Il y a un petit nomenclateur imprimé à Nuremberg où il y a de telles figures à chaque mot qui sont assez bonnes. Un tel dictionnaire universel figuré serait à souhaiter, et ne serait pas fort difficile à faire. Quant à la description des espèces, c'est justement l'histoire naturelle, et on y travaille peu à peu. Sans les guerres qui ont troublé l'Europe depuis les premières fondations des sociétés ou académies royales, on serait allé loin et on serait déjà en état de profiter de nos travaux; mais les grands pour la plupart n'en connaissent pas l'importance, ni de quels biens ils se privent en négligeant l'avancement des connaissances solides: outre qu'ils sont ordinairement trop dérangés par les soins de la guerre pour peser les choses qui ne les frappent point d'abord.

LIVRE QUATRIÈME.

DE LA CONNAISSANCE.

CHAPITRE PREMIER.

De la connaissance en général.

§ 1. PHILALÈTHE. Jusqu'ici nous avons parlé des idées et des mots qui les représentent. Venons maintenant aux connaissances que les idées fournissent, car elles ne roulent que sur nos idées. § 2. Et la connaissance n'est autre chose que la perception de la liaison et convenance ou de l'opposition et disconvenance qui se trouve entre deux de nos idées. Soit qu'on imagine, conjecture ou croie, c'est toujours cela. Nous nous apercevons, par exemple, par ce moyen, que le blanc n'est pas le noir, et que les angles d'un triangle et leur égalité avec deux angles droits ont une liaison nécessaire.

THEOPHILE. La connaissance se prend encore plus généralement, en sorte qu'elle se trouve aussi dans les idées ou termes avant qu'on vienne aux propositions ou vérités. Et l'on peut dire que celui qui aura vu attentivement plus de portraits de plantes et d'animaux, plus de figures de machines, plus de descriptions ou représentations de maisons ou de forteresses, qui aura lu plus de romans ingénieux, entendu plus de narrations curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de connaissance qu'un autre, quand il n'y aurait pas un mot de vérité en tout ce qu'on lui a dépeint ou raconté; car l'usage qu'il a de se représenter dans l'esprit beaucoup de conceptions ou idées expresses et actuelles le rend plus propre à concevoir ce qu'on lui propose, et il est sûr qu'il sera plus instruit et plus capable qu'un autre qui n'a rien vu, ni lu, ni entendu, pourvu que dans ces histoires et représentations il ne prenne point pour vrai ce qui n'est point et que ces impressions ne l'empêchent point d'ailleurs de discerner le réel de l'imaginaire ou l'existant du possible. C'est pourquoi certains logiciens du siècle de la réformation qui tenaient quelque chose du parti des ramistes n'avaient point de tort de dire

que les topiques ou les lieux d'invention (argumenta, comme ils les appellent) servent tant à l'explication ou description bien circonstanciée d'un thème incomplexe, c'est-à-dire d'une chose ou idée, qu'à la preuve d'un thème complexe, c'est-à-dire d'une thèse, proposition ou vérité. Et même une thèse peut être expliquée, pour en bien faire connaître le sens et la force, sans qu'il s'agisse de sa vérité ou preuve, comme l'on voit dans les sermons ou homélies qui expliquent certains passages de la sainte Écriture, ou dans les répétitions ou lectures sur quelques textes du droit civil ou canonique dont la vérité est présupposée. On peut même dire qu'il y a des thèmes qui sont moyens entre une idée et une proposition. Ce sont les questions, dont il y en a qui demandent seulement l'oui et non; et ce sont les plus proches des propositions. Mais il y en a aussi qui demandent le comment et les circonstances, etc., où il y a plus à suppléer pour en faire des propositions. Il est vrai qu'on peut dire que dans les descriptions (même des choses purement idéales) il y a une affirmation tacite de la possibilité. Mais il est vrai aussi que de même qu'on peut entreprendre l'explication et la preuve d'une fausseté, ce qui sert quelquefois à la mieux réfuter, l'art des descriptions peut tomber encore sur l'impossible. Il en est comme de ce qui se trouve dans les fictions du comte de Scandiano, suivi par l'Arioste, et dans l'Amadis des Gaules ou autres vieux romans, dans les contes des fées, qui étaient redevenus à la mode il y a quelques années, dans les véritables histoires de Lucien et dans les voyages de Cyrano de Bergerac, pour ne rien dire des grotesques des peintres. Aussi sait-on que chez les rhétoriciens les fables sont du nombre des progymnasmata ou exercitations préliminaires. Mais prenant la connaissance dans un sens plus étroit, c'est-à-dire pour la connaissance de la vérité, comme vous faites ici, monsieur, je dis qu'il est bien vrai que la vérité est toujours fondée dans la convenance ou disconvenance des idées, mais il n'est point vrai généralement que notre connaissance de la vérité est une perception de cette convenance ou disconvenance. Car lorsque nous ne savons la vérité qu'empiriquement pour l'avoir expérimentée, sans savoir la connexion des choses et la raison qu'il y a dans ce que nous avons expérimenté, nous n'avons point de perce,tion de cette convenance ou disconvenance, si ce n'est qu'on entende que nous la sentons confusément sans nous en apercevoir. Mais vos exemples marquent, ce semble, que vous demandez toujours une connaissance où l'on s'aperçoit de la connexion ou de l'opposition, et c'est ce qu'on ne peut point vous accorder. De plus, on peut traiter un thème complexe non-seulement en cherchant les

preuves de la vérité, mais encore en l'expliquant et l'éclaircissant autrement, selon les lieux topiques, comme je l'ai déjà observé. Enfin j'ai encore une remarque à faire sur votre définition; c'est qu'elle paraît seulement accommodée aux vérités catégoriques, où il y a deux idées, le sujet et le prédicat; mais il y a encore une connaissance des vérités hypothétiques ou qui s'y peuvent réduire (comme les disjonctives et autres), où il y a de la liaison entre la proposition antécédente et la proposition conséquente; ainsi il peut y entrer plus de deux idées.

§ 3. PHILALÈTHE. Bornons-nous ici à la connaissance de la vérité et appliquons encore à la liaison des propositions ce qui sera dit de la liaison des idées, pour y comprendre les catégoriques et les hypothétiques tout ensemble. Or, je crois qu'on peut réduire cette convenance ou disconvenance à quatre espèces, qui sont : 4o Identité ou diversité; 2o Relation; 3o Coexistence ou connexion néces– saire; 4o Existence réelle. § 4. Car l'esprit s'aperçoit immédiatement qu'une idée n'est pas l'autre, que le blanc n'est pas le noir. § 5. Puis il s'aperçoit de leur rapport en les comparant ensemble, par exemple que deux triangles, dont les bases sont égales et qui se trouvent entre deux parallèles, sont égaux. § 6. Après cela il y a coexistence (ou plutôt connexion) comme la fixité accompagne toujours les autres idées de l'or. § 7. Enfin il y a existence réelle hors de l'esprit, comme lorsqu'on dit Dieu est.

THEOPHILE. Je crois qu'on peut dire que la liaison n'est autre chose que le rapport ou la relation, prise généralement. Et j'ai fait remarquer ci-dessus, que tout rapport est ou de comparaison ou de concours. Celui de comparaison donne la diversité et l'identité, ou en tout, ou en quelque chose; ce qui fait le même ou le divers, le semblable ou dissemblable. Le concours contient ce que vous appelez coexistence, c'est-à-dire connexion d'existence. Mais lorsqu'on dit qu'une chose existe, ou qu'elle a l'existence réelle, cette existence même est le prédicat, c'est-à-dire elle a une notion liée avec l'idée dont il s'agit, et il y a connexion entre ces deux notions. On peut aussi concevoir l'existence de l'objet d'une idée, comme le concours de cet objet avec moi. Ainsi, je crois qu'on peut dire qu'il n'y a que comparaison ou concours; mais que la comparaison qui marque l'identité ou diversité, et le concours de la chose avec moi, sont les rapports qui méritent d'être distingués parmi les autres. On pourrait faire peut-être des recherches plus exactes et plus profondes; mais je me contente ici de faire des remarques.

§ 8. PHILALÈTHE. Il y a une connaissance actuelle qui est la per

ception présente du rapport des idées, et il y en a une habituelle, lorsque l'esprit s'est aperçu si évidemmennt de la convenance où disconvenance des idées, et l'a placée de telle manière dans sa mémoire, que toutes les fois qu'il vient à réfléchir sur la proposition, il est assuré d'abord de la vérité qu'elle contient, sans douter le moins du monde. Car, n'étant capable de penser clairement et distinctement qu'à une seule chose à la fois : si les hommes ne connaissaient que l'objet actuel de leurs pensées, ils seraient tous fort ignorants, et celui qui connaîtrait le plus ne connaîtrait qu'une seule vérité.

THEOPHILE. Il est vrai que notre science, même la plus démonstrative, se devant acquérir fort souvent par une longue chaîne de conséquences, doit envelopper le souvenir d'une démonstration passée, qu'on n'envisage plus distinctement, quand la conclusion est faite; autrement ce serait répéter toujours cette démonstration. Et même, pendant qu'elle dure, on ne la saurait comprendre tout entière à la fois; car toutes ses parties ne sauraient être en même temps présentes à l'esprit ; ainsi, se remettant toujours devant les yeux la partie qui précède, on n'avancerait jamais jusqu'à la dernière qui achève la conclusion. Ce qui fait aussi que sans l'écriture il serait difficile de bien établir les sciences, la mémoire n'étant pas assez sûre. Mais ayant mis par écrit une longue démonstration, comme sont par exemple celles d'Apollonius, et ayant repassé par toutes ses parties, comme si l'on examinait une chaîne anneau par anneau, les hommes se peuvent assurer de leurs raisonnements; à quoi servent encore les épreuves, et le succès enfin justifie tout. Cependant on voit par là que, toute croyance consistant dans la mémoire de la vue passée des preuves ou raisons, il n'est pas en notre pouvoir, ni en notre franc arbitre, de croire ou de ne croire pas, puisque la mémoire n'est pas une chose qui dépende de notre volonté.

§ 9. PHILALETHE. Il est vrai que notre connaissance habituelle est de deux sortes ou degrés. Quelquefois les vérités mises comme en réserve dans la mémoire ne se présentent pas plutôt à l'esprit, qu'il voit le rapport qui est entre les idées qui y entrent; mais quelquefois l'esprit se contente de se souvenir de la conviction, sans en retenir les preuves, et même souvent sans pouvoir se les remettre quand il voudrait. On pourrait s'imaginer que c'est plutôt croire sa mémoire que de connaître réellement la vérité en question; et il m'a paru autrefois que c'est un milieu entre l'opinion et la connaissance, et que c'est une assurance qui surpasse la simple croyance fondée sur le témoignage d'autrui. Cependant je trouve,

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