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souvent aussi c'est celle de l'homme qui ne les sait pas, alors on a besoin de grandes périphrases. § 24. Mais lorsque les idées signifiées par les mots ne s'accordent pas avec ce qui est réel, on manque au troisième point. § 26. 4° Celui qui a les termes sans idées est comme celui qui n'aurait qu'un catalogue de livres. § 27. 2o Celui qui a des idées fort complexes serait comme un homme qui aurait quantité de livres en feuilles détachées sans titres, et ne saurait donner le livre sans en donner les feuilles l'une après l'autre. § 28. 3o Celui qui n'est point constant dans l'usage des signes serait comme un marchand qui vendrait différentes choses sous le même nom. § 29. 4o Celui qui attache des idées particulières aux mots reçus ne saurait éclairer les autres par les lumières qu'il peut avoir. § 30. 5° Celui qui a en tête des idées des substances qui n'ont jamais été ne saurait avancer dans les connaissances réelles. § 33. Le premier parlera vainement de la tarentule ou de la charité. Le second verra des animaux nouveaux sans les pouvoir faire aisément connaître aux autres. Le troisième prendra le corps tantôt pour le solide, et tantôt pour ce qui n'est qu'étendu; et par la frugalité il désignera tantôt la vertu, tantôt le vice voisin. Le quatrième appellera une mule du nom de cheval, et celui que tout le monde appelle prodigue lui sera généreux; et le cinquième cherchera dans la Tartarie, sur l'autorité d'Hérodote, une nation composée d'hommes qui n'ont qu'un œil. Je remarque que les quatre premiers défauts sont communs aux noms des substances et des modes, mais que le dernier est propre aux substances.

THEOPHILE. VOS remarques sont fort instructives. J'ajouterai seulement qu'il me semble qu'il y a du chimérique encore dans les idées qu'on a des accidents ou façons d'être; et qu'ainsi le cinquième défaut est encore commun aux substances et aux accidents. Le berger extravagant ne l'était pas seulement parce qu'il croyait qu'il y avait des nymphes cachées dans les arbres, mais encore parce qu'il s'attendait toujours à des aventures romanesques.

§ 34. PHILALÈTHE. J'avais pensé de conclure; mais je me souviens du septième et dernier abus, qui est celui des termes figurés ou des allusions. Cependant, on aura de la peine à le croire abus, parce que ce qu'on appelle esprit et imagination est mieux reçu que la vérité toute sèche. Cela va bien mieux dans les discours où on ne cherche qu'à plaire; mais dans le fond, excepté l'ordre et la netteté, dans tout l'art de la rhétorique toutes ces applications arti-ficielles et figurées des mots, ne servent qu'à insinuer de fausses idées, émouvoir les passions et séduire le jugement, de sorte que ce ne sont que de pures supercheries. Cependant, c'est à cet art

fallacieux qu'on donne le premier rang et les récompenses. C'est que les hommes ne se soucient guère de la vérité, et aiment beaucoup à tromper et être trompés. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire contre cet art ne soit regardé comme l'effet d'une extrème audace. Car l'éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes trop puissants pour qu'on puisse être admis à s'y opposer.

THEOPHILE. Bien loin de blâmer votre zèle pour la vérité, je le trouve juste. Et il serait à souhaiter qu'il pût toucher. Je n'en désespère pas entièrement, parce qu'il semble, monsieur, que vous combattez l'éloquence par ses propres armes, et que vous en avez même une d'une autre espèce, supérieure à cette trompeuse, comme il y avait une Vénus Uranie, mère du divin amour, devant laquelle cette autre Vénus bâtarde, mère d'un amour aveugle, n'osait paraître avec son enfant aux yeux bandés. Mais cela mème prouve que votre thèse a besoin de quelque modération, et que certains ornements de l'éloquence sont comme les vases des Égyptiens, dont on se pouvait servir au culte du vrai Dieu. Il en est comme de la peinture et de la musique, dont on abuse et dont l'une représente souvent des imaginations grotesques et mème nuisibles, et l'autre amollit le cœur; et toutes deux amusent vainement; mais elles peuvent être employées utilement, l'une pour rendre la vérité claire, l'autre, pour la rendre touchante, et ce dernier effet doit ètre aussi celui de la poésie, qui tient de la rhétorique et de la musique.

CHAPITRE XI.

Des remèdes qu'on peut apporter aux imperfections et aux abus dont on vient de parler.

§ 4. PHILALETHE. Ce n'est pas le lieu ici de s'enfoncer dans cette discussion de l'usage d'une vraie éloquence, et encore moins de répondre à votre compliment obligeant, puisque nous devons penser à finir cette matière des mots, en cherchant les remèdes aux imperfections que nous y avons remarquées. Il serait ridicule de tenter la réforme des langues et de vouloir obliger les hommes à ne parler qu'à mesure qu'ils ont de la connaissance. § 3. Mais ce n'est pas trop de prétendre que les philosophes parlent exactement, lorsqu'il s'agit d'une sérieuse recherche de la vérité; sans cela tout sera plein d'erreurs, d'opiniâtretés et de disputes vaines. § 8. Le premier remède est de ne se servir d'aucun mot

sans y attacher une idée, au lieu qu'on emploie souvent des mots comme instinct, sympathie, antipathie, sans y attacher aucun

sens.

THEOPHILE. La règle est bonne; mais je ne sais si les exemples sont convenables. Il semble que tout le monde entend par l'instinct une inclination d'un animal à ce qui lui est convenable, sans qu'il en conçoive pour cela la raison; et les hommes mêmes devraient moins négliger ces instincts qui se découvrent encore en eux, quoique leur manière de vivre artificielle les ait presque effacés dans la plupart. Le médecin de soi-même l'a bien remarqué. La sympathie ou antipathie signifie ce qui, dans les corps destitués de sentiment, répond à l'instinct de s'unir ou de se séparer qui se trouve dans les animaux. Et quoiqu'on n'ait point l'intelligence de la cause de ces inclinations ou tendances, qui serait à souhaitez, on en a pourtant une notion suffisante pour en discourir intelligiblement.

§ 6. PHILALETHE. Le second remède est que les idées, les noms des modes, soient au moins déterminées, et (§ 40) que les idées des noms des substances soient de plus conformes à ce qui existe. Si quelqu'un dit que la justice est une conduite conforme à la loi à l'égard du bien d'autrui, cette idée n'est pas assez déterminée, quand on n'a aucune idée distincte de ce qu'on appelle loi.

THEOPHILE. On pourrait dire ici que la loi est un précepte de la sagesse ou de la science de la félicité.

§ 11. PHILALÈTHE. Le troisième remède est d'employer des termes conformément à l'usage reçu, autant qu'il est possible. § 42. Le quatrième est de déclarer en quel sens on prend les mots soit qu'on en fasse de nouveaux ou qu'on emploie les vieux dans un nouveau sens, soit qu'on trouve que l'usage n'en ait pas assez fixé la signification. § 43. Mais il y a de la différence. § 14. Les mots des idées simples qui ne sauraient être définies sont expliqués par des mots synonymes quand ils sont plus connus, ou en montrant la chose. C'est par ces moyens qu'on peut faire comprendre à un paysan ce que c'est que la couleur feuille-morte, en lui disant que c'est celle des feuilles sèches, qui tombent en automne. § 15. Les noms des modes composés doivent être expliqués par la définition, car cela se peut. § 16. C'est par là que la morale est susceptible de démonstration. On y prendra l'homme pour un être corporel et raisonnable, sans se mettre en peine de la figure externe. § 17. Car c'est par le moyen des définitions que les matières de morale peuvent être traitées clairement. On aura plus tôt fait de définir la justice suivant l'idée qu'on a dans l'esprit, que d'en chercher un modèle hors de

on

nous, comme Aristide, et de la former là-dessus. § 18. Et comme la plupart des modes composés n'existent nulle part ensemble, ne les peut fixer qu'en les définissant par l'énumération de ce qui est dispensé. § 19. Dans les substances, il y a ordinairement quelques qualités directrices ou caractéristiques, que nous considérons comme l'idée la plus distinctive de l'espèce, auxquelles nous supposons que les autres idées, qui forment l'idée complexe de l'espèce, sont attachées. C'est la figure dans les végétaux et animaux et la couleur dans les corps inanimés, et dans quelques-uns c'est la couleur ou la figure ensemble. C'est pourquoi, § 20, la définition de l'homme donnée par Platon est plus caractéristique que celle d'Aristote; ou bien on ne devrait point faire mourir les productions monstrueuses. § 21. Et souvent la vue sert autant qu'un autre examen; car des personnes accoutumées à examiner l'or distinguent souvent à la vue le véritable or d'avec le faux, le pur d'avec celui qui est falsifié.

THEOPHILE. Tout revient sans doute aux définitions qui peuvent aller jusqu'aux idées primitives. Un même sujet peut avoir plusieurs définitions; mais pour savoir qu'elles conviennent au même, il faut l'apprendre par la raison, en démontrant une définition par l'autre, ou par l'expérience, en éprouvant qu'elles vont constamment ensemble. Pour ce qui est de la morale, une partie en est toute fondée en raison; mais il y en a une autre, qui dépend des expériences et se rapporte aux tempéraments. Pour connaître les substances, la figure et la couleur, c'est-à-dire le visible, nous donnent les premières idées, parce que c'est par là qu'on connaît les choses de loin; mais elles sont ordinairement trop provisionnelles, et dans les choses qui nous importent, on tâche de connaître la substance de plus près. Je m'étonne, au reste, que vous reveniez encore à la définition de l'homme, attribuée à Platon, depuis que vous venez de dire vous-même (§ 16) qu'en morale on doit prendre l'homme pour un être incorporel et raisonnable, sans se mettre en peine de la figure externe. Au reste, il est vrai qu'une grande pratique fait beaucoup pour discerner à la vue ce qu'un autre peut savoir à peine par des essais difficiles. Et des médecins d'une grande expérience, qui ont la vue et la mémoire fort bonnes, connaissent souvent, au premier aspect du malade, ce qu'un autre lui arrachera à peine à force d'interroger et de tâter le pouls. Mais il est bon de joindre ensemble tous les indices qu'on peut avoir.

§ 22. PHILALETHE. J'avoue que celui à qui un bon essayeur fera connaître toutes les qualités de l'or en aura une meilleure con

naissance que la vue ne saurait donner. Mais si nous pouvions en apprendre la constitution intérieure, la signification du mot or serait aussi aisément déterminée que celle du triangle.

THEOPHILE. Elle serait tout aussi déterminée et il n'y aurait plus rien de provisionnel; mais elle ne serait pas si aisément déterminée. Car je crois qu'il faudrait une distinction un peu prolixe pour expliquer la contexture de l'or, comme il y a même en géométrie des figures dont la définition est longue.

§ 23. PHILALÈTHE. Les esprits séparés des corps ont sans doute des connaissances plus parfaites que nous, quoique nous n'ayons aucune notion de la manière dont ils les peuvent acquérir. Cependant ils pourront avoir des idées aussi claires de la constitution radicale des corps que celle que nous avons d'un triangle.

THEOPHILE. Je vous ai déjà marqué, monsieur, que j'ai des raisons pour juger qu'il n'y a point d'esprits créés entièrement séparés des corps; cependant il y en a sans doute dont les organes et l'entendement sont incomparablement plus parfaits que les nôtres, et qui nous passent en toutes sortes de conceptions autant et plus que M. Frenicle ou ce garçon suédois dont je vous ai parlé passent le commun des hommes dans le calcul des nombres fait par imagination.

§ 24. PHILALÈTHE. Nous avons déjà remarqué que les définitions des substances qui peuvent servir à expliquer les noms sont imparfaites par rapport à la connaissance des choses, car ordinairement nous mettons le nom à la place de la chose dont le nom dit plus que les définitions; ainsi, pour bien définir les substances, il faut étudier l'histoire naturelle.

THEOPHILE. Vous voyez donc, monsieur, que le nom de l'or, par exemple, signifie non pas seulement ce que celui qui le prononce en connaît; par exemple, un jaune très-pesant; mais encore ce qu'il ne connaît pas, qu'un autre en peut connaître; c'est-à-dire un corps doué d'une constitution interne dont découlent la couleur et la pesanteur, et dont naissent encore d'autres propriétés qu'il avoue être mieux connues des experts.

§ 25. PHILALETHE. Il serait maintenant à souhaiter que ceux qui sont exercés dans les recherches physiques voulussent proposer les idées simples, dans lesquelles ils observent que les individus de chaque espèce conviennent constamment. Mais pour com→ poser un dictionnaire de cette espèce qui contînt, pour ainsi dire, l'histoire naturelle, il faudrait trop de personnes, trop de temps, trop de peine et trop de sagacité pour qu'on puisse jamais espérer un tel ouvrage. Il serait bon cependant d'accompagner les mots

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