Page images
PDF
EPUB

entre elles, il est difficile quelquefois de désigner les différences précises.

THEOPHILE. Effectivement comme les corps sont sujets à être altérés, déguisés, falsifiés, contrefaits, c'est un grand point de les pouvoir distinguer et reconnaître. L'or est déguisé dans la solution, mais on peut l'en retirer soit en le précipitant, soit en distillant l'eau; et l'or contrefait ou sophistiqué est reconnu ou purifié par l'art des essayeurs qui n'étant pas connu à tout le monde, il n'est pas étrange que les hommes n'aient pas tous la même idée de l'or. Et ordinairement ce ne sont que les experts qui ont des idées assez justes des matières.

§ 15. PHILALÈTHE. Cette variété ne cause pas cependant tant de désordre dans le commerce civil que dans les recherches philosophiques.

THEOPHILE. Il serait plus supportable s'il n'avait point de l'influence dans la pratique, où il importe souvent de ne pas recevoir un quiproquo, et par conséquent de connaître les marques des choses ou d'avoir à la main des gens qui les connaissent. Et cela surtout est important à l'égard des drogues et matériaux qui sont de prix, et dont on peut avoir besoin dans des rencontres importantes. Le désordre philosophique se remarquera plutôt dans l'usage des termes plus généraux.

§ 18. PHILALÈTHE. Les noms des idées simples sont moins sujets à équivoque et on se méprend rarement sur les termes de blanc, amer, etc.

THEOPHILE. Il est vrai pourtant que ces termes ne sont pas entièrement exempts d'incertitude, et j'ai déjà remarqué l'exemple des couleurs limitrophes qui sont dans les confins des deux genres, et dont le genre est douteux.

49. PHILALÈTHE. Après les noms des idées simples, ceux des modes simples sont les moins douteux, comme par exemple ceux des figures et des nombres. Mais, § 20, les modes composés et les substances causent tout l'embarras. § 21. On dira qu'au lieu d'im— puter ces imperfections aux mots, il faut plutôt les mettre sur le compte de notre entendement : mais je réponds que les mots s'interposent tellement entre notre esprit et la vérité des choses, qu'on peut comparer les mots avec le milieu au travers duquel passent les rayons des objets visibles, qui répand souvent des nuages sur nos yeux; et je suis tenté de croire que si l'on examinait plus à fond les imperfections du langage, la plus grande partie des disputes tomberait d'elle-même, et que le chemin de la connaissance et peut-être de la paix serait plus ouvert aux hommes.

THEOPHILE. Je crois qu'on en pourrait venir à bout dès à présent dans les discussions par écrit, si les hommes voulaient convenir de certains règlements, et les exécuter avec soin. Mais pour procéder exactement, de vive voix et sur-le-champ, il faudrait du changement dans le langage. Je suis entré ailleurs dans cet examen.

§ 22. PHILALÈTHE. En attendant la réforme qui ne sera pas prête sitôt, cette incertitude des mots nous devrait apprendre à être modérés, surtout quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attribuons aux anciens auteurs puisqu'il se trouve dans les auteurs grecs, que presque chacun d'eux parle un langage différent.

THEOPHILE. J'ai été surpris de voir que des auteurs grecs si éloignés des uns des autres à l'égard des temps et des lieux, comme Homère, Hérodote, Strabon, Plutarque, Lucien, Eusèbe, Procope, Photius s'approchent tant; au lieu que les Latins ont tant changé, et les Allemands, Anglais et Français, bien davantage. Mais c'est que les Grecs ont eu dès le temps d'Homère, et plus encore lorsque la ville d'Athènes était dans un état florissant, de bons auteurs que la postérité a pris pour modèles, au moins en écrivant. Car sans doute la langue vulgaire des Grecs devait être bien changée déjà sous la domination des Romains, et cette même raison fait que l'italien n'a pas tant changé que le français, parce que les Italiens ayant eu plus tôt des écrivains d'une réputation durable, ont imité et estiment encore Dante, Pétrarque, Boccace et autres auteurs d'un temps d'où ceux des Français ne sont plus de mise.

CHAPITRE X.

De l'abus des mots.

§ 4. PHILALÈTHE. Outre les imperfections naturelles du langage, il y en a de volontaires et qui viennent de négligence, et c'est abuser des mots que de s'en servir si mal. Le premier et le plus visible abus est, § 2, qu'on n'y attache point d'idée claire. Quant à ces mots, il y en a de deux classes; les uns n'ont jamais eu d'idée déterminée ni dans leur origine ni dans leur usage ordinaire. La plupart des sectes de philosophie et de religion en ont introduit pour soutenir quelque opinion étrange, ou cacher quelque endroit faible de leur système. Cependant ce sont des caractères distinctifs dans la bouche des gens de parti. § 3. Il y a d'autres mots qui dans leur usage premier et commun ont quelque idée claire, mais qu'on a appropriés depuis à des matières fort importantes, sans

leur attacher aucune idée certaine. C'est ainsi que les mots de sagesse, de gloire, de grâce sont souvent dans la bouche des hommes.

THEOPHILE. Je crois qu'il n'y a pas tant de mots insignifiants qu'on pense, et qu'avec un peu de soin et de bonne volonté, on pourrait y remplir le vide ou fixer l'indétermination. La sagesse ne paraît être autre chose que la science de la félicité. La grâce est un bien qu'on fait à ceux qui ne l'ont point mérité, et qui se trouvent dans un état où ils en ont besoin. Et la gloire est la renommée de l'excellence de quelqu'un.

§ 4. PHILALETHE. Je ne veux point examiner maintenant s'il y a quelque chose à dire à ces définitions, pour remarquer plutôt les causes des abus des mots. Premièrement, on apprend les mots avant que d'apprendre les idées qui leur appartiennent, et les enfants accoutumés à cela dès le berceau en usent de même pendant toute leur vie, d'autant plus qu'ils ne laissent pas de se faire entendre dans la conversation, sans avoir jamais fixé leur idée en se servant de différentes expressions pour faire concevoir aux autres ce qu'ils veulent dire. Cependant cela remplit souvent leur discours de quantité de vains sons, surtout en matière de morale. Les hommes prennent les mots qu'ils trouvent en usage chez leurs voisins, pour ne pas paraître ignorer ce qu'ils signifient, et ils les emploient avec confiance sans leur donner un sens certain; et comme dans ces sortes de discours il leur arrive rarement d'avoir raison, ils sont aussi rarement convaincus d'avoir tort; et les vouloir tirer d'erreur, c'est vouloir déposséder un vagabond.

THEOPHILE. En effet, on prend si rarement la peine qu'il faudrait se donner pour avoir l'intelligence des termes ou mots, que je me suis étonné plus d'une fois que les enfants peuvent apprendre sitot les langues, et que les hommes parlent encore si juste, vu qu'on s'attache si peu à instruire les enfants dans leur langue maternelle, et que les autres pensent si peu à acquérir des définitions nettes, d'autant que celles qu'on apprend dans les écoles ne regardent pas ordinairement les mots qui sont dans l'usage public. Au reste, j'a--voue qu'il arrive assez aux hommes d'avoir tort lors mème qu'ils disputent sérieusement et parlent suivant leur sentiment; cependant j'ai remarqué aussi assez souvent que dans leurs disputes de spéculation sur des matières qui sont du ressort de leur esprit, ils ont tous raison des deux côtés, excepté dans les oppositions qu'ils font les uns aux autres, où ils prennent mal le sentiment d'autrui : ce qui vient du mauvais usage des termes et quelquefois aussi d'un esprit de contradiction et d'une affectation de supériorité.

§ 5. PHILALÈTHE. En second lieu, l'usage des mots est quelquefois inconstant cela ne se pratique que trop parmi les savants. Cependant c'est une tromperie manifeste, et si elle est volontaire, c'est folie ou malice. Si quelqu'un en usait ainsi dans ses comptes, (comme de prendre un X pour un V) qui, je vous prie, voudrait avoir affaire avec lui?

THEOPHILE. Cet abus étant si commun non-seulement parmi les savants mais encore dans le grand monde, je crois que c'est plutôt mauvaise coutume et inadvertance que malice qui le fait commettre. Ordinairement les significations diverses du même mot ont quelque affinité; cela fait passer l'une pour l'autre, et on ne se donne pas le temps de considérer ce qu'on dit avec toute l'exactitude qui serait à souhaiter. On est accoutumé aux tropes et aux figures, et quelque élégance ou faux brillant nous impose aisément. Car le plus souvent on cherche le plaisir, l'amusement et les apparences plus que la vérité, outre que la vanité s'en mêle.

§ 6. PHILALÈTHE. Le troisième abus est une obscurité affectée, soit en donnant à des termes d'usage des significations inusitées, soit en introduisant des termes nouveaux sans les expliquer. Les anciens sophistes, que Lucien tourne si raisonnablement en ridicule, prétendant parler de tout, couvraient leur ignorance sous le voile de l'obscurité des paroles. Parmi les sectes des philosophes, la péripatéticienne s'est rendue remarquable par ce défaut; mais les autres sectes, même parmi les modernes, n'en sont pas tout à fait exemptes. Il y a par exemple des gens qui abusent du terme d'étendue, et trouvent nécessaire de le confondre avec celui de corps. § 4. La logique ou l'art de disputer, qu'on a tant estimé, a servi à entretenir l'obscurité. § 8. Ceux qui s'y sont adonnés ont été inutiles à la république ou plutôt dommageables. § 9. Au lieu que les hommes mécaniques, si méprisés des doctes, ont été utiles à la vie humaine. Cependant ces docteurs obscurs ont été admirés des ignorants; et on les a crus invincibles, parce qu'ils étaient munis de ronces et d'épines où il n'y avait point de plaisir de se fourrer, la seule obscurité pouvant servir de défense à l'absurdité. § 12. Le mal est que cet art d'obscurcir les mots a embrouillé les deux grandes règles des actions de l'homme, la religion et la justice.

THEOPHILE. VOS plaintes sont justes en bonne partie; il est vrai cependant qu'il y a, mais rarement, des obscurités pardonnables et même louables, comme lorsqu'on fait profession d'être énigmatique et que l'énigme est de saison. Pythagore en usait ainsi, et c'est assez la manière des Orientaux. Les alchimistes, qui se nomment adeptes, déclarent ne vouloir être entendus que des

fils de l'art. Mais cela serait bon si ces fils de l'art prétendus avaient la clef du chiffre. Une certaine obscurité pourrait être permise; cependant il faut qu'elle cache quelque chose qui mérite d'être devinée et que l'énigme soit déchiffrable. Mais la religion et la justice demandent des idées claires. Il semble que le peu d'ordre qu'on y a apporté en les enseignant en a rendu la doctrine embrouillée, et l'indétermination des termes y est peut-être plus nuisible que l'obscurité. Or, comme la logique est l'art qui enseigne l'ordre et la liaison des pensées, je ne vois point de sujet de la blâmer. Au contraire, c'est faute de logique que les hommes se trompent.

§ 14. PHILALÈTHE. Le quatrième abus est qu'on prend les mots pour des choses, c'est-à-dire qu'on croit que les termes répondent à l'essence réelle des substances. Qui est-ce qui, ayant été élevé dans la philosophie péripatéticienne, ne se figure que les dix noms, qui signifient les prédicaments, sont exactement conformes à la nature des choses? que les formes substantielles, les âmes végétatives, l'horreur du vide, les espèces intentionnelles, sont quelque chose de réel? les platoniciens ont leur âme du monde, et les épicuriens, la tendance de leurs atomes vers le mouvement, dans le temps qu'ils sont en repos. Si les véhicules aériens ou éthériens du docteur More eussent prévalu dans quelque endroit du monde, on ne les aurait pas moins crus réels.

THEOPHILE. Ce n'est pas proprement prendre les mots pour les choses, mais c'est croire vrai ce qui ne l'est point. Erreur trop commune à tous les hommes, mais qui ne dépend pas du seul abus des mots et consiste en tout autre chose. Le dessein des prédicaments est fort utile, et on doit penser à les rectifier plutôt qu'à les rejeter. Les substances, quantités, qualités, actions ou passions et relations, c'est-à-dire, cinq titres généraux des êtres pouvaient suffire avec ceux qui se forment de leur composition, et vous-même, en rangeant les idées, n'avez-vous pas voulu les donner comme des prédicaments? J'ai parlé ci-dessus des formes substantielles. Et je ne sais si on est assez fondé de rejeter les âmes végétatives, puisque des personnes fort expérimentées et judicieuses reconnaissent une grande analogie entre les plantes et les animaux, et que vous avez paru, monsieur, admettre l'âme des bêtes. L'horreur du vide se peut entendre sainement, c'est-à-dire, supposé que la na— ture ait une fois rempli les espaces et que les corps soient impéné– trables et incondensables, elle ne saurait admettre du vide, et je tiens ces trois suppositions bien fondées. Mais les espèces intentionnelles, qui doivent faire le commerce de l'àme et du corps, ne le sont pas, quoiqu'on puisse excuser peut-être les espèces sensibles qui

« PreviousContinue »