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dont on parle est encore plus générale que celle de cet enfant, et je ne doute point qu'un aveugle ne puisse parler pertinemment des couleurs, et faire une harangue à la louange de la lumière, qu'il ne connaît pas, parce qu'il en a appris les effets et les circonstances.

§ 4. PHILALETHE. Ce que vous remarquez est très-vrai. Il arrive souvent que les hommes appliquent davantage leurs pensées aux mots qu'aux choses; et parce qu'on a appris la plupart de ces mots avant que de connaître les idées qu'ils signifient, il y a non-seulement des enfants mais des hommes faits qui parlent souvent comme des perroquets. § 5. Cependant les hommes prétendent ordinairement de marquer leurs propres pensées; et de plus ils attribuent aux mots un secret rapport aux idées d'autrui et aux choses mêmes. Car si les sons étaient attachés à une autre idée par celui avec qui nous nous entretenons, ce serait parler deux langues; il est vrai qu'on ne s'arrête pas trop à examiner quelles sont les idées des autres, et l'on suppose que notre idée est celle que le commun et les habiles gens du pays attachent au même mot. § 6. Ce qui a lieu particulièrement à l'égard des idées simples et des modes; mais quant aux substances, on y croit plus particulièrement que les mots signifient aussi la réalité des choses.

THEOPHILE. Les substances et les modes sont également représentés par les idées, et les choses, aussi bien que les idées, dans l'un et l'autre cas, sont marquées par les mots; ainsi je n'y vois guère de différence, sinon que les idées des choses substantielles et des qualités sensibles sont plus fixes. Au reste il arrive quelquefois que nos idées et pensées sont la matière de nos discours et font la chose même qu'on veut signifier, et les notions réflexives entrent plus qu'on ne croit dans celles des choses. On parle même quelquefois des mots matériellement, sans que dans cet endroit-là précisément on puisse substituer à la place du mot la signification ou le rapport aux idées ou aux choses; ce qui arrive, non-seulement lorsqu'on parle en grammairien, mais encore quand on parle en dictionnariste, en donnant l'explication du nom.

CHAPITRE III.

Des termes généraux.

§4. PHILALÈTHE. Quoiqu'il n'existe que des choses particulières, la plus grande partie des mots ne laisse point d'être des termes généraux parce qu'il est impossible (§ 2) que chaque chose particulière puisse avoir un nom particulier et distinct; outre qu'il fau

drait une mémoire prodigieuse pour cela, au prix de laquelle celle de certains généraux, qui pouvaient nommer tous leurs soldats par leur nom, ne serait rien. La chose croît même à l'infini si chaque bète, chaque plante, et même chaque feuille de plante, chaque graine, enfin chaque grain de sable, qu'on pourrait avoir besoin de nommer, devait avoir son nom. Et comment nommer les parties des choses sensiblement uniformes, comme de l'eau, du fer (§ 3)? outre que ces noms particuliers seraient inutiles, la fin principale du langage étant d'exciter dans l'esprit de celui qui m'écoute une idée semblable à la mienne. Ainsi la similitude suffit, qui est marquée par les termes généraux (§ 4), et les mots particuliers seuls ne serviraient point à étendre nos connaissances, ni à faire juger de l'avenir par le passé, ou d'un individu par un autre (§ 5). Cependant, comme l'on a souvent besoin de faire mention de certains individus, particulièrement de notre espèce, l'on se sert de noms propres, qu'on donne aussi aux pays, villes, montagnes et autres distinctions de lieu; et les maquignons donnent des noms propres jusqu'à leurs chevaux, aussi bien qu'Alexandre à son Bucéphale, afin de pouvoir distinguer tel ou tel cheval particulier lorsqu'il est éloigné de leur vue.

THEOPHILE. Ces remarques sont bonnes, et il y en a qui conviennent avec celles que je viens de faire. Mais j'ajouterai, suivant ce que j'ai observé déjà, que les noms propres ont été originairement appellatifs, c'est-à-dire généraux dans leur origine, comme Brutus, Cæsar, Auguste, Capito, Lentulus, Piso, Cicero, Elbe, Rhin, Rhur, Leine, Ocker, Bucéphale, Alpes, Brenner ou Pyrénées; car l'on sait que le premier Brutus eut ce nom de son apparente stupidité, que César était le nom d'un enfant tiré par incision du ventre de sa mère, qu'Auguste était un nom de vénération, que Capiton est grosse tête, comme Bucéphale aussi; que Lentulus, Pison et Cicéron ont été des noms donnés au commencement à ceux qui cultivaient particulièrement certaines sortes de légumes. J'ai déjà dit ce que signifient les noms de ces rivières, Rhin, Rur, Leine, Ocker; et l'on sait que toutes les rivières s'appellent encore Elbes en Scandinavie. Enfin Alpes sont montagnes couvertes de neige (à quoi convient album, blanc) et Brenner ou Pyrénées signifient une grande hauteur, car bren était haut, ou chef (comme Brennus en celtique), comme encore brinck chez les Bas-Saxons est hauteur; et il y a un Brenner entre l'Allemagne et l'Italie, comme les Pyrénées sont entre les Gaules et l'Espagne. Ainsi, j'oserais dire que presque tous les mots sont originairement des termes généraux, parce qu'il arrivera fort rarement qu'on inventera un nom exprès sans raison pour marquer

un tel individu. On peut donc dire que les noms des individus étaient des noms d'espèce qu'on donnait par excellence ou autrement à quelque individu, comme le nom de grosse tête à celui de toute la ville qui l'avait la plus grande ou qui était le plus considéré des grosses tètes qu'on connaissait. C'est ainsi mème qu'on donne les noms des genres aux espèces, c'est-à-dire qu'on se contentera d'un terme plus général ou plus vague pour désigner des espèces plus particulières, lorsqu'on ne se soucie point des différences : comme, par exemple, on se contente du nom général d'absinthe, quoiqu'il y en ait tant d'espèces qu'un des Bauhin en a rempli un livre exprès.

§ 6. PHILALETHE. Vos réflexions sur l'origine des noms propres sont fort justes; mais pour venir à celle des noms appellatifs ou des termes généraux, vous conviendrez sans doute, monsieur, que les mots deviennent généraux lorsqu'ils sont signes d'idées générales; et les idées deviennent générales lorsque, par abstraction, on en sépare le temps, le lieu, ou telle autre circonstance qui peut les déterminer à telle ou telle existence particulière.

THEOPHILE. Je ne disconviens point de cet usage des abstractions, mais c'est plutôt en montant des espèces aux genres que des individus aux espèces. Car, quelque paradoxal que cela paraisse, il est impossible à nous d'avoir la connaissance des individus et de trouver le moyen de déterminer exactement l'individualité d'aucune chose, à moins que de la garder elle-même; car toutes les circonstances peuvent revenir; les plus petites différences nous sont insensibles; le lieu ou le temps, bien loin de déterminer d'eux-mêmes, ont besoin eux-mêmes d'être déterminés par les choses qu'ils contiennent. Ce qu'il y a de plus considérable en cela est que l'individualité enveloppe l'infini, et il n'y a que celui qui est capable de le comprendre qui puisse avoir la connaissance du principe d'individuation d'une telle ou telle chose, ce qui vient de l'influence (à l'entendre sainement) de toutes les choses de l'univers les unes sur les autres. Il est vrai qu'il n'en serait point ainsi s'il y avait des atomes de Démocrite; mais aussi il n'y aurait point alors de différence entre deux individus différents de la mème figure et de la même grandeur.

§ 7. PHILALÈTHE. Il est pourtant tout visible que les idées que les enfants se font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arrêter à cet exemple) sont semblables aux personnes mêmes et ne sont que particulières. Les idées qu'ils ont de leur nourrice et de leur mère sont fort bien tracées dans leur esprit, et les noms de nourrice ou de maman, dont se servent les enfants, se rappor

tent uniquement à ces personnes. Quand après cela le temps leur a fait observer qu'il y a plusieurs autres êtres qui ressemblent à leur père ou à leur mère, ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces ètres particuliers participent également, et ils lui donnent comme les autres le nom d'homme. § 8. Ils acquièrent par la même voie des noms et des notions plus générales: par exemple la nouvelle idée de l'animal ne se fait point par aucune addition, mais seulement en ôtant la figure ou les propriétés particulières de l'homme, et en retenant un corps accompagné de vie, de sentiment et de motion spontanée.

THEOPHILE. Fort bien, mais cela ne fait voir que ce que je viens de dire; car, comme l'enfant va par abstraction de l'observation de l'idée de l'homme à celle de l'idée de l'animal, il est venu de cette idée plus spécifique, qu'il observait dans sa mère ou dans son père et dans d'autres personnes, à celle de la nature humaine. Car, pour juger qu'il n'avait point de précise idée de l'individu, il suffit de considérer qu'une ressemblance médiocre le tromperait aisément et lui ferait prendre pour sa mère une autre femme qui ne l'est point. Vous savez l'histoire du faux Martin Guerre, qui trompa la femme même du véritable et les proches parents par la ressemblance jointe à l'adresse, et embarrassa long-temps les juges, lors même que le véritable fut arrivé.

§ 9. PHILALÈTHE. Ainsi, tout ce mystère du genre et des espèces, dont on fait tant de bruit dans les écoles, mais qui hors de là est avec raison si peu considéré, tout ce mystère, dis-je, se réduit uniquement à la formation d'idées abstraites plus ou moins étendues, auxquelles on donne certains noms.

THEOPHILE. L'art de ranger les choses en genres et en espèces n'est pas de petite importance et sert beaucoup, tant au jugement qu'à la mémoire. Vous savez de quelle conséquence cela est dans la botanique, sans parler des animaux et autres substances, et sans parler aussi des êtres moraux et nationaux, comme quelques-uns les appellent. Une bonne partie de l'ordre en dépend, et plusieurs bons auteurs écrivent en sorte que tout leur discours peut être réduit en divisions ou sous-divisions, suivant une méthode qui a du rapport aux genres et aux espèces, et sert non-seulement à retenir les choses, mais même à les trouver. Et ceux qui ont disposé toutes sortes de notions sous certains titres ou prédicaments sous-divisés ont fait quelque chose de fort utile.

§ 40. PHILALETHE. En définissant les mots, nous nous servons du genre ou du terme général le plus prochain; et c'est pour s'épargner la peine de compter les différentes idées simples que ce genre

signifie, ou quelquefois peut-être pour s'épargner la honte de ne pouvoir faire cette énumération. Mais quoique la voie la plus courte de définir soit par le moyen du genre et de la différence, comme parlent les logiciens, on peut douter, à mon avis, qu'elle soit la meilleure; du moins elle n'est pas l'unique. Dans la définition qui dit que l'homme est un animal raisonnable (définition qui peutêtre n'est pas la plus exacte, mais qui sert assez bien au présent dessein), au lieu du mot animal, on pourrait mettre sa définition. Ce qui fait voir le peu de nécessité de la règle, qui veut qu'une définition doit être composée de genre et de différence, et le peu d'avantage qu'il y a à l'observer exactement. Aussi les langues ne sont pas toujours formées selon les règles de la logique, en sorte que la signification de chaque terme puisse être exactement et clairement exprimée par deux autres termes : et ceux qui ont fait cette règle ont eu tort de nous donner si peu de définitions qui y soient conformes. THEOPHILE. Je conviens de vos remarques; il serait pourtant avantageux pour bien des raisons que les définitions pussent être de deux termes; cela sans doute abrégerait beaucoup; et toutes les divisions pourraient être réduites à des dichotomies, qui en sont la meilleure espèce, et servent beaucoup pour l'invention, le jugement et la mémoire. Cependant je ne crois pas que les logiciens exigent toujours que le genre ou la différence soit exprimé en un seul mot : par exemple, le terme polygone régulier peut passer pour le genre du carré; et dans la figure du cercle le genre pourra être une figure plane curviligne, et la différence serait celle dont les points de la ligne ambiante soient également distants d'un certain point comme centre. Au reste, il est encore bon de remarquer que bien souvent le genre pourra être changé en différence et la différence en genre. Par exemple, le carré est un régulier quadrilatéral, ou bien un quadrilatère régulier: de sorte qu'il semble que le genre ou la différence ne diffèrent que comme le substantif ou l'adjectif; comme si, au lieu de dire que l'homme est un animal raisonnable, la langue permettait de dire que l'homme est un rational animable, c'est-àdire une substance raisonnable douée d'une nature animale, au lieu que les génies sont des substances raisonnables dont la nature n'est point animale ou commune avec les bêtes. Et cet échange des genres et différences dépend de la variation de l'ordre des sousdivisions.

§ 11. PHILALÈTHE. Il s'ensuit de ce que je venais de dire que ce qu'on appelle général et universel n'appartient point à l'existence des choses, mais que c'est un ouvrage de l'entendement; § 12, et les essences de chaque espèce ne sont que les idées abstraites.

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