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CHAPITRE XXIII.

De nos idées complexes des substances.

§ 1. PHILALÈTHE. L'esprit remarque qu'un certain nombre d'idées simples vont constamment ensemble, qui, étant regardées comme appartenant à une seule chose, sont désignées par un seul nom lorsqu'elles sont ainsi réunies en un seul sujet... De là vient que, quoique ce soit véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble, dans la suite nous sommes portés par inadvertance à en parler comme d'une seule idée simple.

THEOPHILE. Je ne vois rien dans les expressions reçues qui mérite d'être taxé d'inadvertance; et quoiqu'on reconnaisse un seul sujet et une seule idée, on ne reconnaît pas une seule idée simple.

PHILALETHE. Ne pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent subsister par elles-mêmes, nous nous accoutumons à supposer quelque chose qui les soutienne (substratum), où elles subsistent et d'où elles résultent, à qui pour cet effet on donne le nom de substance.

THEOPHILE. Je crois qu'on a raison de penser ainsi, et nous n'avons que faire de nous y accoutumer ou de le supposer, puisque d'abord nous concevons plusieurs prédicats d'un même sujet, et ces mots métaphoriques de soutien ou de substratum ne signifient que cela; de sorte que je ne vois point pourquoi on s'y fasse de la difficulté. Au contraire, c'est plutôt le concretum, comme savant, chaud, luisant, qui nous vient dans l'esprit, que les abstractions ou qualités (car ce sont elles qui sont dans l'objet substantiel et non pas les idées), comme savoir, chaleur, lumière, etc., qui sont bien plus difficiles à comprendre. On peut même douter si ces accidents sont des êtres véritables, comme en effet ce ne sont bien souvent que des rapports. L'on sait aussi que ce sont les abstractions qui font naître le plus de difficultés quand on les veut éplucher; comme savent ceux qui sont informés des subtilités des scolastiques, dont ce qu'il y a de plus épineux tombe tout d'un coup si l'on veut bannir les êtres abstraits, et se résout à ne parler ordinairement que par concrets et de n'admettre d'autres termes dans les démonstrations des sciences, que ceux qui représentent des sujets substantiels. Ainsi, c'est nodum quærere in scirpo, si je l'ose dire, et renverser les choses que de prendre les qualités ou autres termes abstraits pour ce qu'il y a de plus aisé, et les concrets pour quelque chose de fort difficile.

§ 2. PHILALÈTHE. On n'a point d'autre notion de la pure substance en général que de je ne sais quel sujet qui lui est tout à fait inconnu et qu'on suppose être le soutien des qualités. Nous parlons comme des enfants à qui l'on n'a pas plutôt demandé ce que c'est qu'une telle chose qui leur est inconnue, qu'ils font cette réponse fort satisfaisante à leur gré que c'est quelque chose; mais qui, employé de cette manière, signifie qu'ils ne savent ce que c'est.

THEOPHILE. En distinguant deux choses dans la substance, les attributs ou prédicats et le sujet commun de ces prédicats, ce n'est pas merveille qu'on ne peut rien concevoir de particulier dans ce sujet. Il le faut bien, puisqu'on a déjà séparé tous les attributs où l'on pourrait concevoir quelque détail. Ainsi, demander quelque chose de plus dans ce pur sujet en général, que ce qu'il faut pour concevoir que c'est la même chose (p. e. qui entend et qui veut, qui imagine et qui raisonne), c'est demander l'impossible et contrevenir à sa propre supposition, qu'on a faite en faisant abstraction et concevant séparément le sujet et ses qualités ou accidents. On pourrait appliquer la même prétendue difficulté à la notion de l'étre et à tout ce qu'il y a de plus clair et de plus primitif; car on pourra demander aux philosophes ce qu'ils conçoivent en concevant le pur Etre en général : car tout détail étant exclu par là, on aura aussi peu à dire que lorsqu'on demande ce que c'est que la pure substance en général. Ainsi, je crois que les philosophes ne méritent pas d'ètre raillés comme on fait ici, en les comparant avec un philosophe indien qu'on interrogea sur ce qui soutenait la terre, à quoi il répondit que c'était un grand éléphant; et puis, quand on demanda ce qui soutenait l'éléphant, il dit que c'était une grande tortue; et enfin, quand on le pressa de dire sur quoi la tortue s'appuyait, il fut réduit à dire que c'était quelque chose, un je ne sais quoi. Cependant cette considération de la substance, toute mince qu'elle paraît, n'est pas si vide et si stérile qu'on pense. Il en nait plusieurs conséquences des plus importantes de la philosophie et qui sont capables de lui donner une nouvelle face.

§ 4. PHILALETHE. Nous n'avons aucune idée claire de la substance en général, et (§ 5) nous avons une idée aussi claire de l'esprit que du corps; car l'idée d'une substance corporelle dans la matière est aussi éloignée de nos conceptions que celle de la substance spirituelle. C'est à peu près comme disait le promoteur à ce jeune docteur en droit qui lui criait dans la solennité de dire utriusque: Vous avez raison, monsieur, car vous en savez autant dans l'un que dans l'autre.

THEOPHILE. Pour moi, je crois que cette opinion de notre igno

rance vient de ce qu'on demande une manière de connaissance que l'objet ne souffre point. La vraie marque d'une notion claire et distincte d'un objet est le moyen qu'on a d'en connaître beaucoup de vérités par des preuves à priori, comme j'ai montré dans un discours sur les vérités et les idées mis dans les Actes de Leipzig l'an 1684.

§ 12. PHILALÈTHE. Si nos sens étaient assez pénétrants, les qualités sensibles, par exemple, la couleur jaune de l'or, disparaitraient, et au lieu de cela nous verrions une certaine admirable contexture des parties. C'est ce qui paraît évidemment par les microscopes. Cette présente connaissance convient à l'état où nous nous trouvons. Une connaissance parfaite des choses qui nous environnent est peut-être au-dessus de la portée de tout être fini. Nos facultés suffisent pour nous faire connaître le Créateur et pour nous instruire de nos devoirs. Si nos sens devenaient beaucoup plus vifs, un tel changement serait incompatible avec notre nature.

THEOPHILE. Tout cela est vrai, et j'en ai dit quelque chose cidessus. Cependant la couleur jaune ne laisse pas d'être une réalité comme l'arc-en-ciel; et nous sommes destinés apparemment à un état bien au-dessus de l'état présent et pourrons même aller à l'infini, car il n'y a pas d'éléments dans la nature corporelle. S'il y avait des atomes, comme l'auteur le paraissait croire dans un autre endroit, la connaissance parfaite des corps ne pourrait être audessus de tout être fini. Au reste, si quelques couleurs ou qualités disparaissaient à nos yeux mieux armés ou devenus plus pénétrants, il en naîtrait apparemment d'autres; et il faudrait un accroissement nouveau de notre perspicacité pour les faire disparaître aussi, ce qui pourrait aller à l'infini comme la division actuelle de la matière y va effectivement.

§ 13. PHILALÈTHE. Je ne sais si l'un des grands avantages que quelques esprits ont sur nous, ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former à eux-mêmes des organes de sensation qui conviennent justement à leur présent dessein.

THEOPHILE. Nous le faisons aussi en nous formant des microscopes, mais d'autres créatures pourront aller plus avant. Et si nous pouvions transformer nos yeux mèmes, ce que nous faisons effectivement en quelque façon selon que nous voulons voir de près ou de loin, il faudrait que nous eussions quelque chose de plus propre à nous qu'eux pour les former par son moyen, car il faut au moins que tout se fasse mécaniquement, parce que l'esprit ne saurait opérer immédiatement sur les corps. Au reste, je suis aussi d'avis que les génies aperçoivent les choses d'une manière

qui ait quelque rapport à la nôtre, quand même ils auraient le plaisant avantage que l'imaginatif Cyrano attribue à quelques natures animées dans le soleil, composées d'une infinité de petits volatiles qui, en se transportant selon le commandement de l'âme dominante, forment toutes sortes de corps. Il n'y a rien de si merveilleux que le mécanisme de la nature ne soit capable de produire; et je crois que les savants pères de l'Église ont eu raison d'attribuer des corps aux anges.

§ 15. PHILALETHE. Les idées de penser et de mouvoir le corps, que nous trouvons dans celle de l'esprit, peuvent être conçues aussi nettement et aussi distinctement que celles d'étendue, de solidité et de mobilité que nous trouvons dans la matière.

THEOPHILE. Pour ce qui est de l'idée de la pensée, j'y consens. Mais je ne suis pas de cet avis à l'égard de l'idée de mouvoir des corps, car, suivant mon système de l'harmonie préétablie, lesc orps sont faits en sorte, qu'étant une fois mis en mouvement, ils continuent d'eux-mêmes, selon que l'exigent les actions de l'esprit. Cette hypothèse est intelligible, l'autre ne l'est point.

PHILALETHE. Chaque acte de sensation nous fait également envisager les choses corporelles et spirituelles; car dans le temps que la vue et l'ouïe me font connaitre qu'il y a quelque être corporel hors de moi, je sais d'une manière encore plus certaine qu'il y a au dedans de moi quelque être spirituel qui voit et qui entend. THEOPHILE. C'est très-bien dit, et il est très-vrai que l'existence de l'esprit est plus certaine que celle des objets sensibles.

§ 19. PHILALETHE. Les esprits non plus que les corps ne sauraient opérer qu'où ils sont et en divers temps et différents lieux; ainsi je ne puis qu'attribuer le changement de place à tous les esprits finis.

THEOPHILE. Je crois que c'est avec raison, le lieu n'étant qu'un ordre des coexistants.

PHILALÈTHE. Il ne faut que réfléchir sur la séparation de l'àme et du corps par la mort pour être convaincu du mouvement de l'âme.

THEOPHILE. L'âme pourrait cesser d'opérer dans ce corps vi→ sible; et si elle pouvait cesser de penser tout à fait, comme l'auteur l'a soutenu ci-dessus, elle pourrait être séparée du corps sans être unie à un autre ainsi, sa séparation serait sans mouvement. Mais, pour moi, je crois qu'elle pense et sent toujours qu'elle est toujours unie à quelque corps, et même qu'elle ne quitte jamais entièrement et tout d'un coup le corps où elle est unie.

§ 24. PHILALÈTHE. Que si quelqu'un dit que les esprits ne sont

pas in loco sed in aliquo ubi, je ne crois pas que maintenant on fasse beaucoup de fond sur cette façon de parler. Mais si quelqu'un s'imagine qu'elle peut recevoir un sens raisonnable, je le prie de l'exprimer en langage commun intelligible et d'en tirer après une raison qui montre que les esprits ne sont pas capables de mouvement.

THEOPHILE, Les écoles ont trois sortes d'Ubieté ou de manières d'exister quelque part. La première s'appelle circonscriptive, qu'on attribue aux corps qui sont dans l'espace, qui y sont punctatim, en sorte qu'ils sont mesurés selon qu'on peut assigner des points de la chose située répondants aux points de l'espace. Ļa seconde est la définitive où l'on peut définir, c'est-à-dire déterminer que la chose située est dans un tel espace sans pouvoir assigner des points précis ou des lieux propres exclusivement à ce qui y est. C'est ainsi qu'on a jugé que l'âme est dans le corps, ne croyant point qu'il soit possible d'assigner un point précis où soit l'âme ou quelque chose de l'âme, sans qu'elle soit aussi dans quelque autre point. Encore beaucoup d'habiles gens en jugent ainsi. Il est vrai que M. Descartes a voulu donner des bornes plus étroites à l'âme en la logeant proprement dans la glande pinéale. Néanmoins, il n'a point osé dire qu'elle est privativement dans un certain point de cette glande; ce qui n'étant point, il ne gagne rien et c'est la même chose, à cet égard, que quand on lui donnait tout le corps pour prison ou lieu. Je crois que ce qui se dit des âmes se doit dire à peu près des anges, que le grand docteur natif d'Aquino a cru n'ètre en lieu que par opération, laquelle selon moi n'est pas immédiate et se réduit à l'harmonie préétablie. La troisième ubieté est la réplétive, qu'on attribue à Dieu, qui remplit tout l'univers encore plus éminemment que les esprits ne sont dans les corps, car il opère immédiatement sur toutes les créatures en les produisant continuellement, au lieu que les esprits finis n'y sauraient exercer aucune influence ou opération immédiate. Je ne sais si cette doctrine des écoles mérite d'être tournée en ridicule, comme il semble qu'on s'efforce de faire. Cependant on pourra toujours attribuer une manière de mouvement aux âmes au moins par rapport aux corps auxquels elles sont unies, ou par rapport à leur manière de perception.

§ 23. PHILALÈTHE. Si quelqu'un dit qu'il ne sait point comment il pense, je répliquerai qu'il ne sait pas non plus comment les parties solides du corps sont attachées ensemble pour faire un tout étendu.

THEOPHILE. Il y a assez de difficulté dans l'explication de la

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