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son Télémaque, en faisant passer dans notre langue les premiers chants de l'Odyssée; et le futur auteur d'Emile raffermissait son style en luttant contre Tacite, ce rude joúteur. Mais, pour les maximes détachées, les observations générales, partie la plus forte et la plus philosophique de son immortel ouvrage, La Bruyère ne doit rien à personne. Trace-t-il un portrait? la forme d'énumération ou de description, la seule affectée par Théophraste, la seule qui répondît à la simplicité de l'art grec et à la méthode rigoureuse du Lycée, eût été languissante sous la plume de l'écrivain moderne. Il varie ses tours avec une merveilleuse souplesse; seulement, Suard a tort d'affirmer qu'on n'en trouve ailleurs aucun exemple 1. Sénèque, décrivant les manies de quelques Romains désœuvrés, avait devancé le peintre de Diognète et de Diphile :

Appellerez-vous oisifs ces gens qui consument tant d'heures chez un barbier, à faire délicatement enlever le poil qui aura commencé à poindre dans la nuit, à tenir conseil sur chaque cheveu,à rebâtir leur coiffure abattue, à la ramener symétriquement sur un front dégarni ? Voyez leur colère à la moindre distraction de ce friseur, qui s'imagine avoir affaire à des hommes! Comme ils prennent feu, pour peu qu'on rogne leur crinière, qu'un seul cheveu dépasse la ligne, et ne retombe pas dans son anneau ! En est-il un qui n'aimât mieux voir le

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t. II, p. 344. Est-ce un éloge? est-ce une satire? C'est moins le besoin de clarté, qu'une impulsion involontaire à terminer la forte et simple ébauche du texte, qui multiplie ainsi les mots sous la plume de La Bruyère.

Notice sur La Bruyère. Mélanges de Suard, t. II; La Bruyère, édit. de P. Didot, 1813.

trouble dans sa patrie que dans sa coiffure? qui n'ait plus de sollicitude pour l'ornement de sa tête que pour sa santé? qui ne préférât être bien frisé qu'honnête homme? Oisifs, dites-vous! eux, si affairés entre le peigne et le miroir 1!

Charmants fashionables de nos jours, si justement fiers du titre de lions; et vous, poëtes nébuleux, chevelus comme l'antique Phébus, mais pâles comme sa dites tous, ah! dites plus haut que jamais,

sœur,

Qui me délivrera des Grecs et des Romains?

Car, vous le voyez, ces Grecs, ces Romains vous avaient presque devinés.

La verve de La Bruyère ne respire-t-elle pas dans ce morceau? Avouons-le pourtant : à une raison beaucoup plus droite que celle de Sénèque, La Bruyère joint une finesse et une profondeur auxquelles Théophraste n'atteint jamais. Tout le chapitre grec sur la poltronnerie, d'ailleurs si amusant, ne vaut pas ces lignes de notre peintre-penseur :

Quid? illos otiosos vocas, quibus apud tonsorem multæ horæ transmittuntur, dum decerpitur, si quid proxima nocte succrevit; dum de singulis capillis in consilium itur; dum aut disjecta coma restituitur, aut deficiens hinc atque illinc in frontem compellitur? Quomodo irascuntur, si tonsor paulo negligentior fuit, tanquam virum touderet! Quomodo excandescunt, si quid ex juba sua decisum est, si quid extra ordinem jacuit, nisi omnia in annulos suos reciderunt! Quis est istorum, qui non malit rempublicam suam turbari, quam comam? qui non sollicitior sit de capitis sui decore, quam de salute? qui non comtior esse malit, quam honestior? Hos tu otiosos vocas, inter pectinem speculumque occupatos!

Senec. de Brevit. vitæ, XII.

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« Vous aimez, dans un combat ou pendant un siége, à paraître en cent endroits pour n'être nulle part, à prévenir les ordres du général de peur de les suivre, et à chercher les occasions plutôt que de les attendre et les recevoir votre valeur serait-elle fausse 1? »

I

Théophraste peint-il le distrait? il s'arrête au trait même d'absence d'esprit. Son homme sale deux fois le même mets : cette circonstance présentée en dix mots, l'auteur passe à une autre 2. Le distrait athénien ne s'écrie point, Qu'on fouette l'esclave qui m'a fait une saumure de ce plat! Il y a loin de là, Messieurs, au Ménalque de La Bruyère, et au Léandre de Regnard. « Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout 3. »

« Voilà comme tu fais!

Ce qu'on te voit chercher ne se trouve jamais, etc. 4. » Or, Carlin n'avait garde de trouver dans la chambre l'épée que son maître portait au côté.

Comme le nouvelliste de La Bruyère, celui de Théophraste déplore la mort d'un général qui se porte bien : mais le premier va plus loin, «< il plaint sa veuve, ses enfants, l'Etat; il se plaint lui-même ! » De plus, en se plaçant entre Démophile qui se lamente et s'écrie, Tout est perdu! et Basilide l'optimiste, qui met tout d'un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes 5, La

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Bruyère a doublé le type d'un travers également commun

à Athènes et à Paris.

Un plaideur sort du Tribunal, après avoir perdu un grand procès : le mauvais plaisant athénien l'aborde et le félicite 1. Ainsi fait le distrait de La Bruyère; mais le trait est bien plus vif: « Ménalque vous demande en courant comment se porte votre père ; et, comme vous lui dites qu'il est fort mal, il vous crie qu'il en est bien aise 2. »

Je vois, chez l'écrivain grec, l'orgueilleux rappeler hautement le souvenir d'une bonne action qu'il a faite 3. Mais demandez à La Bruyère où court ce bienfaiteur fastueux? « Il se transporte dans la place, avec un héraut et un trompette; celui-ci commence, toute la multitude accourt et se rassemble. Ecoutez, peuple, dit le héraut, soyez attentifs; silence, silence! Aristarque, que vous voyez présent, doit faire demain une bonne action 4. »>

Mécontent de certaines élections, l'aristocrate s'écrie chez le peintre des mœurs démocratiques : « Il faut que nous tenions conseil à part. Arrière la canaille de la place publique! Fermons-lui tout accès aux magistratures 5. » Voici l'équivalent, pour le moins, chez l'écrivain monarchique : « C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu : quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le mar.-chand ou le laboureur? Evitons d'avoir rien de commun avec la multitude; affectons, au contraire, toutes les distinctions qui nous en séparent 6. ».

'Théophraste, chap. XI.

2 La Bruyère, chap. XI.

3 Théophraste, chap. XXIV.

La Bruyère, chap. IX, Des Grands.

'Théophraste, chap. XXVI.

La Bruyère, chap. IX.

Encore un exemple, qui sera puisé ailleurs. Quoique la poésie gastronomique soit passée de mode, voici comme s'exprime, dans un précieux fragment du poëte comique Philémon, un cuisinier, un cordon bleu de l'époque, fier de son talent et de son état :

Non, il faut que je parle ; et la terre et les cieux
Sauront de mes fourneaux les succès merveilleux.
O Comus! ô Pallas! quelle chair succulente!
L'œil, trompé par mon art, la croit encor vivante.
J'évite, en modérant les ardeurs de Vulcain,
Tous ces apprêts menteurs que l'on prodigue en vain.
Le premier qui goûta de ce mets délectable,
Comme frappé du ciel, s'élança de la table,
lui seul le magique morceau.

Emportant pour

Mais tous se sont levés dans ce combat nouveau,

Livré par l'appétit, la colère et la joie,

Plus d'un perdit sa part de la friande proie.

Telle, quand une poule a trouvé sous ses pas
Un précieux débris, trop gros pour son repas,
Be ses sœurs aussitôt la troupe glapissante
Sur sa trace s'élance : éperdue et tremblante,
La gloutonne en tous lieux veut cacher son trésor.
Ainsi couraient mes gens. Mais que serait-ce encor
Si la carpe vulgaire, en la bourbe nourrie,
N'eût seule orné sans frais leur table mal servie!
Oh! si l'on m'eût donné le turbot, le brochet,
Le glaucisque d'Attique, encor dans le filet,
Le sanglier des mers d'Argos ou de Tarente,
Le congre, que Neptune à tes banquets présente,
O Jupiter Sauveur ! le convive étonné,
Nouveau dieu, près de toi croirait avoir dîné ' !

Si j'ai eu le bonheur de ne pas trop affaiblir les traits de l'original, ce monologue ne manque pas de force

Philæmonis Fragm. apud Athen. I. VII.

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