Page images
PDF
EPUB

précaution, j'ai gouverné sans crainte; sans crainte j'ai bravé la Macédoine, tranquille alors devant un Euctémon, un Aristogiton, un Pythéas, un Callimédon, un Philippe, comme aujourd'hui devant Archias. Ne porte pas la main sur moi, ajouta-t-il. Ce temple n'éprouvera, si je le puis, aucune profanation. Après avoir adoré le dieu, je te suivrai sans résistance. » Je me fiai à cette promesse; il approcha sa main de sa bouche: je crus que c'était un geste d'adoration.

Et qu'était-ce donc ?

ANTIPATER.

ARCHIAS.

Nous découvrîmes plus tard, par une esclave mise à la torture, que, depuis long-temps, il gardait sur lui du poison pour affranchir son âme et acheter sa liberté. En effet, il n'avait pas encore franchi le seuil du temple, que, tournant ses regards vers moi : « Emmène ce corps à Antipater, dit-il; pour Démosthène, tu ne l'emméneras pas. Non, par les........... (Il me sembla qu'il allait ajouter par les morts de Marathon. ) Adieu. » Et il expire. Telle est, ô Roi! l'issue de notre expédition.

ANTIPATER.

Oui, voilà bien Démosthène! Coeur invincible! âme désormais heureuse! Quelle mâle résolution! quelle prévoyance vraiment républicaine, de porter dans sa main le gage de sa liberté! Ce grand homme est donc allé jouir de la vie des illustres morts dans les îles Fortunées; ou plutôt, dans le ciel, séjour des âmes vertueuses, il doit être un de ces génies qui composent la cour de Jupiter-Libérateur. Pour nous, renvoyons à Athènes son corps, ornement sacré, plus glorieux pour cette que les guerriers morts à Marathon. »

terre

VI. FRAGMENT.

Coup-d'œil sur l'influence de l'éloquence de Démosthène
chez les Anciens et chez les Modernes.

Ne dirait-on pas que, de toutes parts, on demande aujourd'hui, même à la littérature savante, une utilité pratique, des résultats applicables? Considérée sous ce rapport, la publication d'une version nouvelle de Démosthène ne serait peut-être pas sans opportunité. La suite des temps qui nous séparent du grand orateur semble appuyer cette espérance. A peine tombées de la tribune, ses immortelles harangues, la plus simple et la plus éclatante protestation en faveur de la liberté, inspirent une génération de jeunes orateurs dont tout le tort, peut-être, est d'arriver trop tard. Bien que leur caractère propre ne puisse nulle part revivre tout entier, elles s'allient au génie romain, elles aident Cicéron à flétrir Verrès, à confondre Catilina, à entraver Antoine; Salluste et Tacite à faire parler dignement le stoïcisme des Caton et des Thraséas 1. Mais bientôt il se prépare quelque chose de plus sérieux qu'une imitation littéraire au sein de cet immense empire que la corruption dissout lentement, la philosophie devient réformatrice, et l'orateur qui tenta de régénérer sa patrie inspire quelques nobles âmes. VoyezVous Dion Chrysostôme banni, emportant jusque chez les Scythes une harangue de Démosthène, et la relisant seul, sous son habit de mendiant, pour s'instruire à parler aux légions romaines, et faire élire Nerva ?

:

L'exorde du discours de Caton dans Salluste ( Catil. 52) est la traduction littérale du début de la 3e olynthienue.

Le jeune Marc-Aurèle, esprit plus grec que romain, étudie ce grand modèle; mais il désespère de l'imiter avec succès 1. C'est encore comme réformateur que Démosthène est médité par les Pères, ces éloquents organes de la réforme chrétienne. Avec quel enthousiasme en parle saint Jérôme! Par les orateurs sacrés, la renommée du grand orateur politique se maintient dans l'Orient. Julien va presque jusqu'à le copier ; Libanius l'imite, mais par des pastiches dénués d'application; Plutarque écrit sa vie et le cite souvent; Longin l'admire avec éloquence. Tous les rhéteurs de l'Asie, d'Athènes et de Rome, se font les échos de cette parole qui a remué la Grèce; et, comme si la vie de Démosthène n'avait pas été assez remplie, ils lui supposent des situations nouvelles, ils se demandent, ils demandent à leurs auditeurs quel langage elles lui auraient inspiré. Quand les ténèbres d'une longue barbarie furent dissipées, Démosthène devint parfois, sous un costume étranger, même à l'aide d'un travestissement bizarre, l'interprète des besoins nouveaux qui agitaient le monde. Les factions environnent le berceau de Pétrarque : mais le poëte, en se révélant à l'Italie, espère que les Etats chrétiens vont se réconcilier, que l'Europe retrouvera la paix intérieure dans une nouvelle croisade; et, dans sa plus belle canzone 2, il répète, à son insu sans doute, quelques-uns de ces cris de guerre et de patriotisme qui avaient retenti. à la tribune athénienne. Un Grec, un ancien moine du Péloponèse, Bessarion, emprunte ouvertement la même voix pour essayer d'armer la chrétienté contre

1 Lettres de M. Aurelius et de M. C. Fronto, trad. par Armand Cassan, liv. II, 6.

2 La 5e.

les Osmanlisqui menacent l'Europe'. Un schisme ardent se déclare c'est encore Démosthène qui, dans ces leçons d'éloquence où Mélanchthon réunit plus de deux milles disciples, aide à parler, à écrire en faveur de la Réforme 2. Au xvi siècle, ces essais d'application ne sont plus possibles : qu'a de commun Démosthène avec la faconde de nos parlements et de nos tribunaux, envahis et quelque peu gâtés par Cicéron ? Mais des esprits amoureux de l'antiquité se pénètrent de ses harangues; sa vive et franche allure ravit Fénelon, qui le place au-dessus d'un rival qu'un tel panégyriste semblait devoir lui préférer. Sans doute, par son culte comme par son génie, Bossuet est plus grand que Démosthène : mais, par leurs mouvements soudains et entraînants, par cette chaleur d'argumentation, par cette puissance si haute et si rare qui rend le raisonnement pathétique et fait de la dialectique un irrésistible foudre, ces deux types immortels de la parole humaine semblent se rapprocher. Il ne paraît pas cependant que, dans ses études, l'évêque de Meaux ait donné place à l'orateur athénien entre Homère et Isaïe. Dans l'âge suivant, on se détourne des sources antiques; et toute l'admiration des vrais connaisseurs se concentre dans quelques lignes de Vauvenargues, dans un mot de l'éloquent Rousseau 3. Tandis que Marmontel et Laharpe s'ef

IV. la Traduction latine de la ire olynthienne par Bessarion, et surtout les Remarques. Paris, 1470.

2 V. les Déclamations de Mélanchthon, qui avait fait un cours public sur l'orateur Lycurgue, et traduit en latin plusieurs harangues de Démosthène.

3 « Entraîné par la mâle éloquence de Démosthène, Emile dira, C'est un orateur; mais en lisaut Cicéron, il dira, C'est un avocat. » I. IV. Voy. deux dialogues entre Démosthène et Isocrate, Supplément aux Euvres de Fauvenargues, 1820,

1

forcent de faire connaître à nos pères cette éloquence dont ils n'ont eux-mêmes qu'un sentiment très-incomplet, le philosophe Hume proclame que, de toutes les productions de l'esprit humain, les harangues de Démosthène sont les plus voisines de la perfection 1; et de jeunes Anglais, pleins de savoir, et se préparant à la vie politique, demandent à l'antagoniste d'Eschine des armes pour combattre Walpole, et s'assurer une majorité parmi des auditeurs bien différents des Athéniens. A Vienne, à Bucharest, jusque dans les vallons de la Thessalie, le grand patriote Rhigas lit avec transport les Philippiques à quelques Hellènes; et Démosthène gagne encore des partisans à la cause de l'indépendance. Dans la capitale de l'Autriche, Néophitos Doukas le réimprime, le commente, le distribue gratuitement à ses compatriotes. Depuis plus de trente ans, il est étudié à fond dans toutes les universités allemandes. Comment croire qu'une vogue aussi marquée se soit bornée à des résultats de pure théorie? Loin de là, Niebuhr et Jacobs se sont fait une arme des Philippiques contre le conquérant qui résumait en lui Philippe, Alexandre, et quelque chose de plus 2:

› Essais de morale et de politique.

Au commencement de ce siècle, Niebuhr publia une version allemande de la re philippique, avec cette devise: Prospicio natas e cladibus iras. Dans la préface d'une seconde édition, cet homme d'Etat philologue écrivit peu de temps avant sa mort : « Je m'occu pais de ce travail après la défaite d'Uim, en novembre 1805, je te le dédiais à l'empereur Alexandre par ces mots :

Hic rem romanam, magno turbante tumultu,

Sistet eques, Pœnum sternet Gallumque rebellem.

Mais, avant l'impression, Austerlitz avait prononcé. » La même année et dans la même vue, Jacobs publia, pour la première fois, une traduction des harangues choisies. En 1815, la Némésis repro1

« PreviousContinue »