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IV. FRAGMENT.

Des partis politiques à Athèues, pendant la résistance à Philippe et à Alexandre.

A tous les graves événements que nous venons de parcourir le talent de la parole avait eu autant de part que les notes diplomatiques et la correspondance des cabinets en prennent aux destinées actuelles de l'Europe. Le grand coup était porté : Philippe aux Thermopyles venait de montrer à la Grèce émue les fers qu'il lui préparait depuis longtemps. L'or et les intrigues qui précédaient toujours ses armes, avaient déjà semé la division parmi les Athéniens, avides à saisir l'occasion de se déchirer mutuellement. Alors, plus fortement que jamais, les factions se dessinèrent; et que penser d'un peuple auquel le sentiment d'un danger commun n'avait pu rendre la paix intérieure? Chacune de ces factions eut ses chefs, ses représentants à la tribune et dans les cités travaillées des mêmes dissensions.

Lorsque, dans cette crise, on cherche à embrasser d'un coup-d'œil toutes les nuances de l'opinion et de la puissance publiques, on est d'abord frappé de la nullité du pouvoir exécutif, qui, dans les autres Etats Helléniques, conserve sur l'esprit du peuple une légitime influence. Les archontes ne sont désignés par les orateurs que pour date, à peu près comme les saints de notre calendrier. On a peine aussi à suivre toutes les fluctuations de ce peuple mobile. Plongé dans une longue inertie, il se réveille pour délivrer l'Eubée; puis il se rendort, comme s'il croyait sa tâche finie. Il faudra de nouvelles secousses pour le pousser à

Byzance, à Olynthe, à Chéronée. Il refusera un asile à quiconque attenterait aux jours de Philippe devenu tout-puissant, et il couronnera son meurtrier. Il fera mourir Lysiclès qui, à Chéronée, se hâte trop de crier victoire; et, en faveur de Démosthène, fugitif et toujours honoré, il démentira sa longue réputation d'ingratitude. Un décret proscrira Démosthène à son tour; un décret consacrera la mémoire de ses services. Ce flux et reflux démocratique s'accroît encore de la versatilité personnelle d'un grand nombre de citoyens, de l'apparition de quelques orateurs nouveaux vers la fin de ce grand drame, d'une extrême diversité dans les motifs de résistance ou de soumission au rusé Macédonien. Les uns voyaient en lui un ami de la liberté, parce qu'il délivrait la Thessalie de ses tyrans, et soutenait quelques démagogues dans le Péloponèse. Son apparente équité fascinait plus d'un bon esprit : ne s'était-il pas déclaré pour Messène contre Lacédémone? n'enlevait-il pas aux Spartiates leurs injustes conquêtes? Combien de partisans dut lui gagner son zèle pour la cause d'Apollon, dans la guerre de Phocide! Les dangers de cette guerre ont fait mettre en dépôt dans ses mains de nombreux patrimoines. L'orage passé, il restitue les biens placés sous sa sauve-garde : et cet éminent service, ce désintéressement inespéré lui assurent d'ardents prosélytes; il rend plus qu'on ne lui a confié, il donne à qui ne lui prêta rien et la reconnaissance vient se confondre dans une vénalité adroitement déguisée. Ainsi, les aspects changeants du caractère et de la conduite de Philippe contribuaient autant que la capricieuse mobilité d'Athènes, à multiplier les nuances de l'opinion au sein d'une petite république. Ajoutez à cela l'or prodigué par la Perse

inquiète, pour combattre l'effet des largesses du roi-marchand . Placés entre deux appâts, comment les orateurs auraient-ils toujours résisté? A l'aspect de tant de dégradation, une pensée console: ici, du moins, la discorde n'avait pas, comme à Rome, les pieds dans le sang. Malgré les incertitudes où nous laissent les rares témoignages de l'histoire, essayons d'esquisser ce tableau.

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Nous trouvons d'abord trois grandes divisions dans les vingt mille citoyens dont se composait la population ayant droit de suffrage parti monarchique, parti oligarchique, parti démocratique; vieux éléments de guerres intestines dans presque toutes les cités grecques. En tête de la première faction, Isocrate; de la seconde, Phocion, Eubule, Eschine; de la troisième, Démosthène.

I. Elégant débris de la brillante école des sophistes, Isocrate, ami du luxe, enrichi par la culture de son art, trop timide pour les assauts de tribune, répétait sur ses vieux jours, dans ses écrits, dans ses leçons, la maxime de Gorgias: il faut un chef à la Grèce, qui ne redeviendra forte et unie qu'en attaquant la Perse à son tour. Il ajoutait : Philippe, comme descendant d'Hercule, doit être ce chef. Tout l'art du langage le plus harmonieux et le plus poli était laborieusement appliqué à propager cette politique, qui devinait l'avenir, mais se trompait en partie sur le présent. Isocrate écrivait à Philippe avec une sorte de tendresse admirative la bataille de Chéronée vint, trop tard, le désabuser; et le vieillard disert, qui avait toujours

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Philippus majore ex parte mercator Græciæ, quam victor. » Val. Max. VII, 2.

aimé sa patrie, mourut de chagrin. Sa nombreuse école alimenta le parti monarchique, composé d'hommes de théorie, préférant la plume à la parole, publicistes plutôt qu'orateurs, et favorables à la Macédoine par système.

II. Nous ne voyons pas la même unité dans la faction oligarchique. La haine pour les excès de la démocratie, la certitude de ses dangers dans la crise où s'engageait la Grèce, animaient surtout Phocion, Léodamas, Dinarque. D'autres, peu inquiets de Philippe, ne cherchaient que le pouvoir en flattant la plèbe, à laquelle leurs perfides caresses surprenaient les décrets les plus oppressifs au premier rang viennent se placer Eubule d'Anaphlyste et Midias. Parmi ces adversaires des classes inférieures, plus d'un Athénien, jusque-là irréprochable, subit mal l'épreuve des bonnes grâces d'un ami couronné; plus d'un, recevant ses dons sans s'abaisser au métier de mercenaire, fut pris dans ses filets sans se croire un traître : après tout, un seul souverain lui demeurait aussi odieux que vingt mille. Enfin, des hommes de la naissance la plus obscure, tels qu'Eschine, méprisaient aussi la puissance populaire : ceux-là s'étaient faits aristocrates par bon ton, et philippistes par vénalité.

Doué des vertus d'un autre âge, Phocion, homme d'un grand sens, se hâta peut-être trop de désespérer de la liberté 2. Malgré ma vive admiration pour ce caractère si calme et si pur, je m'indigne de l'entendre s'écrier, à la nouvelle de chaque succès, Quand donc

'Telle est la distinction un peu subtile qui existait entre le dopodixes et le μισθάρνης ou μισθωτός, en politique.

2 Heeren et Gillies partagent cette opinion.

cesserons-nous de vaincre ? Du reste, chacune de ses rares paroles est un coup de massue, chacune de ses expéditions une suite de victoires : et jamais Phocion ne rechercha l'influence! Immobile à la tribune, les mains dans son manteau, il attendait que les injures et les vociférations eussent passé; puis il reprenait tranquillement ses laconiques et judicieux conseils. Prévoir, retarder, amortir la chute de la liberté, telle fut la vie de ce Socrate de la tribune, qui devait aussi périr par la ciguë. Ses amis étaient nombreux; nous ignorons s'il y eut parmi eux beaucoup d'orateurs influents. Tour à tour accusateur et accusé devant le peuple, Léodamas, dont Eschine et Démosthène louent l'éloquence, prit part aux affaires, sans beaucoup espérer de sa patrie. Le corinthien Dinarque, instrument de la politique macédonienne, ne viendra que plus tard à Athènes soutenir Alexandre et Antigone absents, et expier par la mort son attachement à Phocion. Eubule fut, après Eschine, le plus constant adversaire de Démosthène, et Midias son ennemi le plus outrageux. Par de folles dissipations des deniers publics, le premier s'était élevé à une haute faveur; il n'en était pas moins soupçonné de dévoûment à Philippe, et d'avoir tourné ses talents oratoires à la perte de l'Etat. Le second nous apparaît comme un fastueux insolent, qui jetait son or à la multitude pour l'asservir. Le fils d'une joueuse de tympanon et d'un pauvre maître d'école, Eschine, fut le plus ferme appui de l'oligarchie amie de Philippe il représente la classe des vendus, chaque jour plus nombreuse, plus active; il est le type du traître, beau parleur, employant tour à tour la ruse et l'audace. Doué d'une figure aussi gracieuse que celle de Démosthène était sévère, et d'un organe bien

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