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que je suppose qu'on puisse aller passer au xvI° siècle avec son auteur préféré, je doute que Calvin, de nos jours, eût beaucoup de chalands. Le bon Amyot nous attirerait assez par son sourire de vieillard aimable et par ses grâces un peu traînantes. Mais Montaigne, tout le monde voudrait aller à lui, tout le monde, excepté un groupe assez nombreux et déterminé, qui, même en regrettant, entre les deux, d'être obligé de choisir, s'en irait faire ses dévotions à Rabelais.

Il y a dans le goût et le culte qu'ont certaines personnes pour Rabelais plus que de l'admiration encore, il y a de cette curiosité excitée qui tient à un coin d'inconnu et de mystère. Nous savons presque à l'avance comment serait Montaigne; nous nous le figurons assez bien tel qu'il nous paraîtrait au premier abord; mais Rabelais, qui le sait? On a fort discuté sur la vie et sur le caractère réel de Rabelais. Je crois, et tout lecteur réfléchi croira de même, que ceux qui se seraient attendus à trouver exactement en lui l'homme de son livre, une espèce de curémédecin, jovial, bouffon, toujours en ripaille et à moitié ivre, auraient été fort désappointés. La débauche de Rabelais se passait surtout dans son imagination et dans son humeur; c'était une débauche de cabinet, débauche d'un grand savant, plein de sens et qui s'en donnait, plume en main, à gorge déployée. Toutefois, je ne suis pas moins persuadé qu'après très-peu de temps passé dans son commerce, en pratiquant l'homme de science, d'étude, et sans doute aussi de très-bonne compagnie pour son siècle, on devait retrouver au fond et bien vite le railleur incomparable. Il était impossible que le jet naturel d'une telle veine se contînt et ne sortit pas. La personne de l'homme, si noble de prestance et si vénérable qu'elle pût être au premier aspect, devait par instants s'animer et se réjouir aux mille saillies de ce génie intérieur, de cette belle humeur irrésistible qui s'était jouée dans son roman, ou plutôt dans son théâtre. Je dirai cela de Rabelais comme de Molière. Ce dernier n'était pas toujours gai et plaisant, tant s'en faut; on l'appelait le Contemplatif; il avait même de la tristesse, de la mélancolie, quand il était seul. Mais il est immanquable qu'excité et une fois poussé dans l'entretien, il devait redevenir le Molière que nous savons. Ainsi sans doute de Rabelais.

On a d'Étienne Dolet, le même qui fut brûlé vif pour crime d'hérésie, une jolie pièce de vers latins sur Rabelais, médecin et anatomiste. Dolet y fait parler un pendu qui avait eu l'honneur, après son exécution,

d'être disséqué dans l'amphithéâtre public de Lyon par Rabelais en personne, ou qui du moins lui avait fourni le sujet d'une belle leçon d'anatomie « En vain la Fortune ennemie a voulu me couvrir d'outrages et d'opprobres, disait le pendu dans les vers de Dollet; il était écrit qu'il en serait autrement. Si j'ai péri d'une manière infamante, voilà qu'en un instant j'obtiens plus que personne n'eût osé espérer de la faveur du grand Jupiter. Exposé dans un théâtre public, on me dissèque un savant médecin explique devant tous, à mon sujet, comment la Nature a fabriqué le corps de l'homme avec beauté, avec art, avec une parfaite harmonie. Un cercle nombreux m'environne et contemple de toutes parts en moi, et admire, en l'écoutant, les merveilles de l'organisation humaine. » Certes, le jour où Rabelais faisait dans l'amphithéâtre de Lyon cette leçon publique d'anatomie, il devait avoir, comme Vésale, cet air vénérable de docteur et de maître dont quelques-uns de ses biographes ont parlé, et il représentait dignement en lui la majesté de la science.

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Fils d'un cabaretier ou d'un apothicaire de Chinon, on sait qu'il avait commencé par être moine et moine cordelier. Le sérieux et l'élévation de ses goûts, la liberté naturelle et généreuse de ses inclinations, le rendirent bientôt un objet déplacé dans un couvent de cet ordre, en cet âge de décadence. Il en sortit, essaya d'un autre ordre moins méprisable, de celui des bénédictins, mais ne put s'en accommoder davantage; c'est alors qu'il quitta l'habit régulier, c'est-à-dire monacal, pour prendre l'habit de prêtre séculier; il jeta, comme on dit, le froc aux orties, et alla à Montpellier pour y étudier la médecine. Le peu qu'on sait avec certitude de sa biographie positive et non légendaire a été trèsbien recueilli et exposé au tome XXXII des Mémoires de Niceron: si l'honnête biographe nous y représente Rabelais sous des traits un peu austères ou du moins très-sérieux, et en toute sobriété, il a du moins cet avantage de ne rien dire de hasardé et d'être sans système. On y peut voir au long les bulles que Rabelais eut l'habileté d'obtenir du Saint-Siége pendant un de ses voyages de Rome à la suite du cardinal du Bellay, et par lesquelles il se mit prudemment en règle du côté de ses ennemis de France. Il est. dit, dans une bulle datée du 17 janvier 1536, qu'il lui est permis d'exercer en tous lieux l'art de la médecine, à titre gratuit toutefois, et jusqu'à l'application du fer et du

feu exclusivement; ces sortes d'opérations étaient interdites aux prêtres. Mais on n'y dit rien des livres pantagruéliques qu'il avait déjà composés et qu'il devait composer encore; et Rabelais ne se crut en aucun temps obligé de se les interdire.

Rien n'est moins commode que de venir parler convenablement de ces livres, car Rabelais a de ces licences qui ne sont qu'à lui, et que la critique la plus enthousiaste ne saurait prendre sur son compte. Quand on veut lire tout haut du Rabelais, même devant des hommes (car devant les femmes cela ne se peut), on est toujours comme quelqu'un qui veut traverser une vaste place pleine de boue et d'ordures: il s'agit d'enjamber à chaque moment et de traverser sans trop se crotter; c'est difficile. Une dame faisait un jour reproche à Sterne des nudités qui se trouvent dans son Tristram Shandy; au même moment, un enfant de trois ans jouait à terre et se montrait en toute innocence : « Voyez, dit Sterne, mon livre, c'est cet enfant de trois ans qui se roule sur le tapis. » Mais, avec Rabelais, l'enfant a grandi; c'est un homme, c'est un moine, c'est un géant, c'est Gargantua, Pantagruel, ou pour le moins Panurge, et il continue de ne rien cacher. Ici il n'y a aucun moyen de dire aux dames Voyez! et, même quand on ne parle que devant des hommes

et qu'on est de sang-froid, il faut choisir.

Je choisirai. Dans le premier livre de Rabelais, dans ce livre de Gargantua, qui ne fut pas composé le premier en date peut-être, mais qui est le plus suivi, lé plus complet en lui-même, ayant un commencement, un milieu et une fin, on trouve quelques admirables chapitres, pas trop sérieux, pas trop bouffons, et où les grandes parties sensées de Rabelais se déclarent. Je veux parler des chapitres qui traitent de l'éducation de Gargantua. Après toutes les folies du début, la naissance de Gargantua par l'oreille gauche, la description mirifique de sa layette, les premiers signes qu'il donne de son intelligence et certaine réponse très-coquecigrue qu'il fait à son père, et à laquelle celui-ci reconnaît avec admiration le merveilleux entendement de son fils, on lui donne un maître, un sophiste en lettres latines; et c'est alors que commence la satire la plus ingénieuse et la plus frappante de la mauvaise éducation de ce temps-là. Gargantua était censé né dans la dernière moitié du xve siècle, et on le soumet d'abord à cette éducation scolastique, pédantesque, pleine de puérilités laborieuses et compliquées qui semblaient

faites exprès pour abâtardir les bons et nobles esprits. Cependant son père Grandgousier voyait que son fils étudiait très-bien, et qu'il n'en devenait que plus sot chaque jour; il est fort étonné d'apprendre d'un de ses confrères, vice-roi de je ne sais quel pays voisin, que tel jeune homme qui n'a étudié que deux ans sous un bon maître, et par telle nouvelle méthode qui vient de se trouver, en sait plus que tous ces petits prodiges du vieux temps, livrés à des maîtres dont le savoir n'est que bêterie. On met Gargantua en présence du jeune Eudémon, enfant de douze ans, qui s'adresse à lui avec bonne grâce, avec politesse, avec une noble pudeur qui ne nuit pas à l'aisance. A tout ce que ce jeune page lui dit d'aimable et d'encourageant, Gargantua ne trouve rien à répondre, mais toute sa contenance fut qu'il se prit à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet ». Le père est furieux; il veut occire de colère maître Jobelin, le pédant, qui a fait une si triste éducation; mais on se contente de le mettre à la porte, et de confier Gargantua au même précepteur qui élève si bien Eudémon et qui a nom Ponocrates.

Nous touchons ici à l'une des parties du livre de Rabelais qui renferment un grand sens et, jusqu'à un certain point, un sens sérieux. Je ne parle qu'avec quelque réserve; car, en reconnaissant les parties sérieuses, il faut prendre garde de les supposer et de les créer comme l'ont fait tant de commentateurs, ce qui doit bien prêter à rire à Rabelais, s'il se soucie de nous chez les Ombres. Mais, dans le cas présent, l'intention n'est pas douteuse. On vient de voir le jeune Gargantua livré aux pédagogues de la vieille école, et les tristes résultats de cette éducation crasseuse, routinière, pédantesque et tout à fait abrutissante, dernier legs du moyen âge expirant. Ponocrates, au contraire, est un novateur, un homme moderne, selon la vraie Renaissance. Il prend l'élève; il l'emmène avec lui à Paris, et va s'appliquer à le morigéner.

Que d'espiègleries pourtant chemin faisant! que d'aventures sur la route et en entrant à Paris! Quel accueil Gargantua y reçoit des trop curieux et toujours badauds Parisiens! et quelle bienvenue il leur paye en retour! Lisez toutes ces choses, ces gigantesques polissonneries d'écolier qui sont devenues des scènes de comédie excellentes : je me réfugie dans les parties à demi sérieuses.

Ponocrates commence par essayer son écolier; il emploie à l'avance

:

la méthode de Montaigne qui veut qu'on fasse d'abord trotter le jeune esprit devant soi pour juger de son train. Ponocrates laisse donc le jeune Gargantua suivre quelque temps son train accoutumé, et Rabelais nous décrit cette routine de paresse, de gloutonnerie, de fainéantise, résultat d'une première éducation mal dirigée. Je résumerai cette éducation en un seul mot le jeune Gargantua se conduit déjà comme le plus cancre et le plus glouton des moines de ce temps-là, commençant sa journée tard, dormant la grasse matinée, débutant par un déjeuner copieux, entendant nombre de messes qui ne le fatiguent guère, et en tout adonné au ventre, au sommeil et à la paresse. En lisant ces descriptions, comme on sent bien le dégoût que Rabelais dut éprouver de cette ignoble vie quand il était cordelier!

Il est grand temps de réformer cette éducation vicieuse; mais Ponocrates, en homme sage, ne fait point la transition trop brusque, « considérant que nature n'endure mutations soudaines sans grande violence ». Ces chapitres XXIII et XXIV du premier livre sont vraiment admirables, et nous offrent le plus sain et le plus vaste système d'éducation qui se puisse imaginer, un système mieux ménagé que celui de l'Émile, à la Montaigne, tout pratique, tourné à l'utilité, au développement de tout l'homme, tant des facultés du corps que de celles de l'esprit. On y reconnaît à chaque pas le médecin éclairé, le physiologiste, le philosophe.

Gargantua s'éveille à quatre heures du matin environ: pendant sa première toilette, on lui lit quelques pages de la sainte Écriture, hautement et clairement, de manière à élever dès le matin son esprit vers les œuvres et les jugements de Dieu. Suivent quelques détails d'hygiène, car le médecin, en Rabelais, n'oublie rien. Après quoi le précepteur emmène son élève, et lui montre l'état du ciel qu'ils avaient également observé la veille au soir avant de se coucher; il lui fait remarquer les différences de position, les changements des constellations et des astres, car, chez Rabelais, l'astronome, celui qui avait publié des Almanachs, n'est pas moins habile que le médecin, et il ne veut considérer comme étrangère aucune science, aucune connaissance humaine et naturelle.

Sur ce point de la connaissance physique du ciel, nous avons bien peu profité en éducation depuis Rabelais. Quoique Newton soit venu, et quoique M. Arago ait donné le signal dans ses Leçons de l'Observatoire,

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