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AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS

Nous avons extrait ce recueil des Causeries du lundi et des Portraits littéraires de Sainte-Beuve. Les vingt et un noms qu'on lit en tête de ces notices sont ceux qui dominent la littérature française, qui en retracent toute l'histoire depuis l'aurore de la Renaissance jusqu'à l'époque contemporaine. Nous avons cru que le public se féliciterait d'avoir réuni cet ensemble d'études du plus éminent des critiques modernes sur nos auteurs de premier ordre. L'homme du monde et l'écolier y trouveront ce qu'il faut d'abord savoir de notre littérature; ils verront défiler à leurs yeux l'élite des grands hommes qu'il ne nous est pas permis de connaître à demi, sur lesquels nous devons avoir des notions précises et des sentiments arrêtés. La suite de ces notices présentera sur la marche de l'esprit français un aperçu général plus approfondi que n'en offrent les cours de littérature, et plus saisissant aussi, parce qu'on y entre plus dans l'analyse des caractères et la vie intime des personnages. Ces études auront surtout pour les femmes et les jeunes filles un vif intérêt. Publiées au grand jour de la presse quotidienne, elles sont par cela même exemptes de ce qui serait de nature à blesser les scrupules et la délicatesse des lectrices, et

l'on sait que Sainte-Beuve prétendait, tant il veillait soigneusement sur sa plume, que ses causeries littéraires pouvaient être mises entre toutes les mains, même entre les mains des pensionnaires. Nous avons fait en sorte que notre choix lui donnât parfaitement raison.

Nous avons voulu orner l'ouvrage de beaux portraits, et nous avons confié aux meilleurs artistes le soin de les dessiner et de les graver, de sorte que ce volume eût une double valeur, la valeur littéraire qu'il tient de son auteur, et une valeur d'illustration, pour ainsi parler, due aux gravures remarquables qui sont jointes à la plupart des notices. Nous espérons que ce recueil n'aura pas moins de succès que la double Galerie des Femmes célèbres, si appréciée et si recherchée, et qu'il prendra place sur le même rang dans la bibliothèque des gens de goût.

GARNIER FRÈRES.

FRANÇOIS VILLON

Si Villon a eu bien des traverses et des mésaventures dans sa vie, il a eu bien du bonheur après sa mort, le plus grand bonheur et la meilleure fortune pour un poëte: il a fait école; il a fait tradition, et a même eu sa légende. Ce nom de Villon qu'il portait et qu'il a rendu célèbre n'était pas le sien; il l'avait emprunté, et il l'a tellement popularisé qu'il l'avait fait entrer un moment dans la langue on disait villonner comme pateliner, lambiner, et depuis comme escobarder, guillotiner. Villonner signifiait, il est vrai, une vilaine chose, duper, tromper, friponner, payer en fausse monnaie. Mais ne frappe pas de fausse monnaie dans la langue, ne la met pas en circulation qui veut. Depuis sa mort, ce Villon, qui avait frisé la potence, considéré comme l'un des pères de la poésie, s'est vu, à chaque reprise et à chaque renaissance littéraire, recherché des meilleurs et salué. Marot, dès la renaissance de François Ier, se rattachait à Villon, se refaisait son éditeur sur l'invitation du prince, et avait l'air de dater de lui comme d'un ancêtre et du plus ancien poëte français qu'on pût atteindre. Plus d'un siècle après, Boileau lui faisait l'honneur de commencer par lui l'histoire, nécessairement très-écourtée, qu'il donnait de notre ancienne poésie. Depuis lors Villon n'a pas cessé d'être en vue et d'être cité pour quelques jolis morceaux, pour quelques ballades excellentes. De nos jours, un ecclésiastique plein de zèle pour nos antiquités littéraires qu'il n'entendait qu'imparfaitement, l'abbé Prompsault, s'était épris de Villon (singulier choix!) et se flattait d'en avoir retrouvé des vers, 276 vers, rien moins que cela. Il y eut, vers 1833, une terrible querelle entre M. Crapelet et l'abbé Prompsault. M. Crapelet, éditeur lui-même de vieux

poëtes, et jaloux comme le potier l'est du potier, relevait dans la publication de l'abbé Prompsault jusqu'à 2,000 fautes, à peu près le chiffre que Méziriac prétendait retrouver dans le Plutarque d'Amyot; mais Amyot avait de quoi survivre, et le Villon de l'abbé Prompsault en mourut, l'édition, non le poëte. Celui-ci, très-apprécié des romantiques, ouvrait la marche, dans la série des Grotesques de Théophile Gautier, qui en traçait un portrait de verve où l'homme est deviné sous le poëte et où Villon apparaît dans son relief comme le roi de la vie de Bohème. Juste dans le même temps (1844), il obtenait une place plus respectable et très-motivée dans le livre sévère de M. Nisard, Histoire de la littérature française. L'éminent critique crut devoir défendre de tout point l'aperçu de Boileau et l'appuya par des raisons réfléchies: il voyait dans Villon un novateur, mais utile et salutaire, un de ces écrivains qui rompent en visière aux écoles artificielles, et qui parlent avec génie le français du peuple; contrairement à l'opinion qui lui préférait l'élégant et poli Charles d'Orléans, il rattachait à l'écolier de Paris le progrès le plus sensible qu'eût fait la poésie française depuis le Roman de la Rose. Enfin, c'était trop peu qu'une édition, la 32°, de Villon eût été publiée en 1850 dans la Bibliothèque elzevirienne de Jannet, par les soins du bibliophile Jacob, un dernier honneur lui était réservé une thèse, un débat et une soutenance en Sorbonne, aujourd'hui tout un volume, celui même que j'annonce, par M. Antoine Campaux, homme de cœur et d'imagination, qui s'est épris du poëte, qui l'a de bonne heure lu, relu, imité peut-être dans des vers de jeunesse et pour ses parties avouables1; qui l'aime comme un fils indulgent et innocent, avocat désintéressé d'un père prodigue, et qui, concentrant sur lui toute l'affection et l'érudition dont il est capable, a résumé, poussé à fond et comme épuisé les recherches à son sujet.

Telle est la singulière destinée de Villon. Pour moi, je dirai toute ma pensée je ne voudrais rien retirer au vieux poëte, mais il me semble qu'il est en train de subir cette transformation légère qui, en ne faisant peut-être que rendre à certains hommes, sous un autre aspect, la valeur et le prestige qu'ils avaient de leur vivant, leur accorde

1. Les curieux qui pourront mettre la main sur un petit volume de poésies, les Legs de Marc-Antoine le Bohème (Paris, chez Masgana, 1858) sauront ce que je veux dire.

certainement plus qu'ils n'ont mis et qu'ils n'ont laissé dans leurs œuvres. Les œuvres de Villon, pour nous, malgré tant de commentaires, de conjectures érudites et ingénieuses, sont et resteront pleines d'obscurités; elles ne se lisent pas couramment ni agréablement; on voit l'inspiration, le motif; on saisit les concours, mais à tout moment le détail échappe, la ligne se brise, la liaison ne se suit pas et fuit. Cela tient à bien des causes allusions à des personnages inconnus, polissonneries et malices de quartier, rhythme gênant, langue embrouillée, incertaine, et pourquoi pas aussi? défauts de l'auteur. Pour ceux qui aiment à se rendre compte de leurs admirations, Villon bien souvent a tort, et deux ou trois perles dans son fumier, deux ou trois exquises ballades les consolent à peine des difficultés et des obstacles qu'ils rencontrent à chaque pas dans l'ensemble. Mais est-ce un malheur, en définitive, pour Villon, que ces obscurités qui rebutent quelques délicats trop exigeants? Je ne le crois pas. Il y a deux sortes d'auteurs, je le reconnais de plus en plus. Il y a ceux qui ne vivent dans la postérité et qui ne comptent que par leurs œuvres et pour ce qu'on en lit de ceux-ci on comprend tout, tout est net et clair, on pèse, on mesure; on en rabat souvent. Qu'ils sont rares les auteurs comme Horace et Montaigne, qui gagnent à être sans cesse relus, compris, entourés d'une pleine et pénétrante lumière, et pour qui semble fait le mot excellent de Vauvenargues: « La netteté est le vernis des maitres! » La plupart de ceux qui ont mis ainsi leur pensée en tout son jour y perdent avec le temps et diminuent. Mais il y a une autre classe d'auteurs, à qui tout profite, même les défauts ce sont ceux qui, une fois morts, tournent à la légende, qui deviennent types, comme on dit, dont le nom devient pour la postérité le signe abrégé d'une chose, d'une époque, d'un genre. Oh! ceux-là, ils ont des priviléges, on leur passe tout; là où ils manquent, on y supplée, on y ajoute; tout leur est interprété à bien et à honneur, les obscurités, les excentricités, les boutades hors de propos, les écarts de verve ou les éclipses; on y suppose après coup des clartés, des profondeurs de sens ou de passion, des miracles de fantaisie qui, le plus souvent, n'y ont jamais été, même pour leurs plus proches contemporains. Ainsi pour Rabelais, ainsi pour d'Aubigné poëte et pour bien d'auAinsi pour vous déjà (car nous voyons sous nos yeux s'accomplir le mystérieux phénomène), o le plus charmant et le plus ardent des

tres.

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