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temps jadis : « Où est le roy Louis, naguère si redoubté? Et Charles qui, dans la fleur de sa jeunesse, faisoit trembler l'Italie? Hélas! la terre a déjà pourri son cadavre. Où sont toutes ces demoiselles dont on a tant parlé?... Mélusine et tant d'autres beautés célèbres ? »>

J'en demande pardon à M. Campaux, mais ici la source première est plus haut que chez Villon: elle est dans saint Bernard et tant d'autres auteurs de la grande époque du moyen âge. Un homme de mérite qui s'est occupé des anciens poëtes chrétiens, au point de vue de la musique et de la littérature, M. Félix Clément, a recueilli quantité de passages qui prouvent que ce mouvement d'interrogation si naturel a été trouvé de bonne heure1. Saint Bernard notamment, dans une psalmodie Sur le mépris du monde (Rhythmus de contemptu mundi), qui se compose de quatrains formés eux-mêmes d'espèces d'alexandrins à césure marquée et se suivant sur quatre rimes plates, s'était dès longtemps demandé : Où est le noble Salomon? Où est Samson l'invincible, etc.?

Dic ubi Salomon, olim tam nobilis?
Vel ubi Samson est, dux invincibilis?
Vel pulcher Absalon, vultu mirabilis?

Vel dulcis Jonathas, multum amabilis?

Et il continuait sa question pour les païens Où est César? Où est Lucullus (ou Crassus, ou peut-être Crésus)? Où est Cicéron, etc.?

Quo Cæsar abiit, celsus imperio?

Vel Dives splendidus, totus in prandio?
Dic, ubi Tullius, clarus eloquio?

Vel Aristoteles, summus ingenio?

Je ne saurais, je l'avoue, admirer beaucoup cette prose symétrique dans laquelle la rime donne le mot, de gré ou de force, et tire tout à soi; mais enfin le premier mouvement, l'accent et, pour ainsi dire, le geste sont là. L'honneur de Villon, son originalité et sa gentillesse d'esprit

1. Voir les Poëtes chrétiens depuis le vo siècle jusqu'au xve, par M. Félix Clément, qui, après avoir donné les textes en 1854, en a publié une traduction en 1857 (Gaume frères). La remarque qui nous intéresse est à l'article de Tyro Prosper, poëte du ve siècle. - Voir aussi, à la page 126 du savant ouvrage de M. Édélestand du Méril, les Poésies populaires latines du moyen âge (1847).

(M. Rigault l'avait déjà remarqué) est donc principalement dans ce refrain si bien trouvé, si bien approprié à la beauté fugitive et qui s'écoule en si peu d'heures: Mais où sont les neiges d'antan? Pour que Villon perdit à nos yeux quelque chose de son avantage, comme paraît le désirer M. Clément, il faudrait que saint Bernard eût terminé sa kyrielle de noms par un vers tel que celui-ci, ou approchant :

Ast ubi nix vetus, tam effusibilis?

ce qu'il n'a pas fait. Tant qu'on ne produira pas un exemple ancien de cette façon de réplique qui donne ici tout l'agrément, et qui a surtout son à-propos quand il s'agit de femmes et de beautés célèbres, Villon reste en possession de son titre; il garde en propre son plus beau fleuron.

Trêve maintenant à toutes ces discussions critiques! Laissons-nous faire à la poésie; relisons, redisons-nous tout haut la pièce entière..... Heureux celui qui a su ainsi trouver un accent pour une situation immortelle et toujours renouvelée de la nature humaine! Il a chance de vivre aussi longtemps qu'elle, aussi longtemps du moins que la nation et la langue dans laquelle il a proféré ce cri de génie et de sentiment. Toujours, quand il sera question de la rapidité et de la fuite des générations des hommes qui ressemblent, a dit le vieil Homère, aux feuilles des forêts; toujours, quand on considérera la briéveté et le terme si court assigné aux plus nobles et aux plus triomphantes destinées :

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mais surtout lorsque la pensée se reportera à ces images riantes et fugitives de la beauté évanouie, depuis Hélène jusqu'à Ninon, à ces groupes passagers qui semblent tour à tour emportés dans l'abîme par une danse légère, à ces femmes du Décaméron, de l'Heptameron, à celles des fêtes de Venise ou de la cour de Ferrare, à ces cortèges de Diane, de la Diane de Henri II, - qui animaient les chasses galantes d'Anet, de Chambord ou de Fontainebleau ; quand on évoquera en sou

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venir les fières, les pompeuses ou tendres rivales qui faisaient guirlande autour de la jeunesse de Louis XIV :

Ces belles Montbazons, ces Châtillons brillantes,
Dansant avec Louis sous des berceaux de fleurs;

quand, plus près encore, mais déjà bien loin, on repassera ces noms qui résonnaient si vifs et si frais dans notre jeunesse, les reines des élégances d'alors, les Juliette, les Hortense, ensuite les Delphine, les Elvire même et jusqu'aux Lisette des poëtes, et quand on se demandera avec un retour de tristesse : « Où sont-elles? » que trouve-t-on à répondre de plus naturel et de plus vrai que ce refrain chantant et qui vole déjà sur toutes les lèvres :

Mais où sont les neiges d'antan ?

Dans la ballade des Seigneurs du temps jadis, Villon a aussi son refrain heureux et approprié au sujet. Après une série de questions où il énumère les papes, rois et puissants du jour récemment disparus, il répond, à la fin de chaque couplet, par cette autre question: Mais où est le preux Charlemaigne? Puisque Charlemagne, ce dernier grand type héroïque en vue à l'horizon, et qui domine tout le moyen âge, avait lui-même payé le tribut mortel, les moindres que lui, les rois et princes du siècle présent, avaient bien pu mourir.

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Il y a dans Villon bien d'autres pièces dignes d'étude et qui demanderaient un peu d'effort pour être goûtées : je renvoie à M. Campaux qui est un excellent guide. Je ne veux que mettre en garde sur un point : c'est de ne pas prêter à Villon plus de mélancolie qu'il n'en a eu, ni une tristesse plus amère. Ne venons pas prononcer, à son sujet, le nom de Bossuet, ni même celui de Byron et des Don Juan modernes. Villon a dit quelque part que quand nous aimons ordure, elle nous aime (c'est le sens), et que quand nous fuyons honneur, il nous fuit; mais il m'est impossible de découvrir là dedans un cri de damné. Villon n'a pas de ces cris; il est de ce bon vieux temps où l'on s'accommodait mieux de son vice, et où on ne le portait pas avec de si grands airs, ni d'un front si orageux.

Il n'est pas homme à s'écrier avec un poëte moderne, maudissant les passions que l'on continue à subir sans qu'elles nous plaisent :

Je bois avec horreur le vin dont je m'enivre.

Pour lui, je le crains fort, il but avec plaisir jusqu'à la fin le vin dont il s'enivrait.

Si l'on rabat un peu en ce sens du travail de M. Campaux, on aura pour tout le reste un commentaire aussi ample qu'utile, et conçu dans un esprit mieux encore que littéraire, je veux dire sympathique et presque filial. — Il a dû y avoir, je m'imagine, du temps de Villon, quelque écolier un peu plus jeune que lui, aussi laborieux, aussi bon sujet que l'autre était mauvais et dérangé, mais grand admirateur du poëte, sachant ses premières chansons, récitant à tous venants ses plus jolies ballades, en étant amoureux comme on l'est à cet âge de ce qu'on admire. Cet écolier aura fait, un jour, à Villon sa déclaration d'enthousiasme, et Villon l'aura reçue avec plus de sérieux qu'il n'en gardait d'ordinaire en pareil cas; il aura même, en voyant sa candeur, ménagé assez le jeune homme pour ne pas l'initier à ses tromperies et pour n'essayer, à aucun moment, de l'embaucher dans sa troupe de mauvais garçons. Il l'aura respecté et même un peu craint, comme un frère enfant, comme un bon génie qu'il ne faut offenser et effaroucher que le moins possible: il aura eu quelque pudeur avec lui. Et le jeune homme, logé un peu loin du centre, loin des bruits de la rue, sur la pente la plus champêtre de la montagne Sainte-Geneviève, aura ignoré bien des tours de Villon, et les pires, ou il n'y aura. pas cru il aura conservé pour lui son culte. Plus d'une fois, le soir, Villon en fuite, traqué par les gens du guet, se sera souvenu tout d'un coup, en voyant la lampe briller à la fenêtre du studieux jeune homme, qu'il avait là un admirateur, un ami, et il lui aura demandé abri et gîte pour une nuit ou deux, en prétextant quelque belle et galante histoire ; et, toute la nuit durant, pour le payer de son accueil, il l'aura charmé de ses récits, ébloui de ses saillies et de sa verve. Il aura même poussé l'amitié, en partant le matin, jusqu'à accepter tout l'argent, toutes les épargnes de son généreux hôte, trop heureux de se dépouiller et de se mettre à la gêne pour le Poëte, comme il le nommait par excellence. Cette chambrette, aussitôt, sera devenue plus chère à celui qui l'habi

tait, et pen lant quelques jours elle lui aura paru presque un sanctuaire (ò puissance des premières illusions!), pour avoir reçu et logé le dieu. En un mot, le jeune homme aura connu assez Villon pour l'admirer encore plus, et il l'aura fréquenté assez peu pour continuer de l'estimer et de l'aimer. Eh bien! cet écolier que je me figure, qui a respiré la bonne âme de Villon et non la mauvaise, et pour qui le poëte, même complétement connu plus tard, était demeuré une passion, il revit de nos jours, il est devenu maître et de la meilleure école, et c'est lui qui a été, cette fois, le commentateur, l'apologiste (là où c'était possible), l'interprète indulgent et intelligent de Villon par-devant la Faculté, et aussi devant le public.

Lundi, 26 septembre 1859.

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