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pide les divers égarements où elles nous entraînent. Echauffé moi-même par ces brûlantes images, je ferois aux hommes la peinture fidelle de cette funefte effervefcence que les paffions excitent en eux ; mais le pinceau de l'amitié doit être simple comme elle. Son coloris moins éclatant, mais plus durable que celui des paffions, n'eft fait pour plaire qu'à des ames épurées de leur feu féditieux; qu'à ces ames fenfibles & délicates qui n'étant point blafées par les fentiments tumultueux de l'amour ou de l'ambition, fentent ces touches légeres, mais ineffaçables, qui ne font faites que pour elles, & dont elles feules connoiffent le prix. On ne doit donc pas s'attendre à trouver dans cet Ouvrage ce ftyle brillant & ces morceaux fublimes où l'imagination a prefque toujours plus de part que le fentiment. Tout entier à l'ami¬

tie, je ne dois parler que fon langage., Puiffe-t-elle m'infpirer, & faire paffer dans cet effai fon éloquence naïve fans permettre à l'art d'en ofer altérer les traits? Puiffe-t-elle dicter elle-même l'hommage qu'on doit lui rendre, en la peignant telle qu'elle mérite de l'être, & telle que je la fens.

Définition de l'Amitié.

L'AMITIÉ eft un fentiment où nos fens n'ont point de part. Notre ame feule en eft affectée; c'eft le lien des cœurs vertueux & fenfibles *; c'est * O divine amitié, félicité parfaite,

Seul mouvement de l'ame où l'excès foit permis

Compagne de mes pas dans toutes mes demeures
Dans toutes les faifons & dans toutes les heures,
Sans toi, tout homme eft feul;

Il peut, par ton appui,

Multiplier fon être, & vivre dans autrui.

VOLTAIRE, Difcours fur la Molératione

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leur aliment. Sans lui abandonnés à nous-mêmes, errants fans ceffe de defirs en defirs, nous cherchons, par une espece d'instinct, un objet digne de notre attachement, & qui puiffe fatisfaire le befoin que nous avons d'aimer. Malheureux ceux qui ne le fentent pas. Ils pourront quelquefois avoir des plaifirs; mais ils ne connoîtront jamais le bonheur.

Quoique la véritable amitié ait des traits frappants qui doivent la faire aifément diftinguer de celle qui n'en a que l'apparence, la plus grande partie des hommes qui ne voit prefque jamais que la fuperficie, prend souvent fon mafque pour elle. La réalité échappe au Vulgaire, il ne faifit que fon ombre, & l'original eft quelquefois même méprifé, tandis qu'on encense ses copies. Il y a très-peu d'attachements purs: l'amour-propre y entre prefque toujours

pour quelque chofe; & ce qu'on décore du nom d'amitié dans le monde, n'eft pas exempt de cet alliage. On a mis de la gloire au bonheur d'aimer, & la vanité est devenue la récompense du fentiment. Dire qu'on aime, c'eft faire l'éloge de fon cœur. Il eft permis, il est beau même de fe vanter fur cet article. On eft applaudi fans examen. C'est un genre de réputation qui n'eft point fujet à rivalité, & qu'on acquiert à peu de frais. Il ne s'agit pour la mériter, que d'exagérer sa sensibilité. C'est un rôle à jouer que celui d'ami tendre, même jufqu'à l'excès. C'eft un moyen d'attirer les yeux du Public. Que de gens ont befoin d'une pareille reffource pour n'être pas ignorés ! Faut-il s'étonner fi on l'employe si fouvent?

S'il eft fi facile d'en impofer aux autres fur les fentiments dont on fe

pare, il ne l'eft gueres moins de fe faire illufion fur ceux qui nous affe&tent; peu d'hommes conviennent qu'ils n'ont point d'amis; cet aveu feroit trop humiliant; je veux même croire que plufieurs font de bonne foi, quand ils difent qu'ils aiment ; mais s'ils ofoient fcruter leur cœur, & qu'ils en fuffent capables, ils conviendroient que fi l'on fépar roit de l'amitié tous les motifs qui lui font étrangers, tels que le befoin, l'habitude, la reconnoiffance, l'amourpropre, la vanité & les liaisons d'intérêts de toute efpece, elle fe réduiroit à un fentiment fi foible, qu'à peine en mériteroit-elle le nom; & cet ami qui nous eft fi cher, deviendroit pour nous un objet indifférent, ou tout au plus une fociété agréable que le plaifir le plus léger remplaceroit aisément.

Qu'eft-ce donc que l'amitié, ce fentiment si vanté & fi digne de l'être ?

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