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avec vérité,qu'on n'a qu'un ami au premier degré, & que le fentiment qu'on a pour les autres amis, lui eft fort inférieur. L'exemple que je viens de citer des deux amis d'Eudamidas, qui paroiffent l'aimer également, & en être aimés de même, eft une exception à cette regle; mais on le rencontre fi rarement qu'il doit être regardé comme nul : C'est un assez grand miracle, dit Montaigne, de fe doubler, & n'en connoiffent point la hauteur ceux QUI PARLENT DE SE TRIPLER. Rien N'EST EXTREME QUI A SON PAREIL *.

Le premier fentiment que les hommes éprouvent, eft celui d'aimer; il se manifeste dès le berceau : il eft vrai qu'il n'eft fondé alors que fur l'habitude. Un enfant accoutumé aux traits de fa mere, ou de fa nourrice, ne fe voit enlevé de fes bras qu'avec effroi. Trop foible

* Essays de Montaigne, L. 1, chap. 27 de l'Amitié, B

encore pour exprimer fon désespoir par des fons articulés, les cris les plus aigus deviennent les interprêtes de fa douleur, & il ne s'appaife que lorfqu'on l'a rendu à celle à qui la nature ou le hazard l'a confié. A-t-il quelque fujet de crainte? il fe preffe contre fon sein, il la ferre dans fes bras; & ce n'eft que par la force qu'on peut l'en arracher. A-t-il quelque fujet de joie? il paroît vouloir la partager avec elle. La revoitil après la plus courte abfence? le plaifir fe peint fur fon visage, & dans tous fes mouvements; il le lui témoigne par fes innocentes careffes. Le temps ne fert qu'à fortifier un fentiment que la nature inspire à tous les Etres pour ceux dont ils attendent du fecours ou des bien

faits. Le befoin continuel que les enfants ont de ceux qui les élevent, joint à leur foiblesse qui ne permet pas qu'ils puiffent y pourvoir eux-mêmes, rend

leur amitié très-vive. L'instinct souvent plus éclairé fur nos véritables intérêts, que la raison même, conduit nos premieres démarches, & nous égare rarement. Les qualités estimables de l'objet aimé, cimentent avec le tems, un lien que la nature nous a fait contracter ; & fans nos penchants malheureux, ces premiers fentiments de notre enfance feroient d'une force prefque infurmontable: mais l'âge en perfectionnant notre raison, donne un tel pouvoir à nos paffions, qu'elles fubjuguent bientôt cette raifon même faite pour nous conduire, & nous fervir de frein. Dès lors elle n'eft plus écoutée, nos fens excités par une imagination échauffée, allument dans nos cœurs un feu féditieux; des defirs toujours renaiffants, rendent notre ame inacceffible à la paix; & la violence de nos paffions ne connoît plus de bornes que l'impuiffance

'de les fatisfaire. Dans cet état de fré néfie, qui pourroit reconnoître ces premieres impressions d'un sentiment tendre, mais paisible, qu'un heureux inftinct avoit gravé dans nous ? L'amour du plaifir efface aifément les traces du bonheur. Quelques inftants d'une ivrefse féduifante, quoique orageuse, mais dont les charmes nous cachent le danger, font abandonner fans regret à la jeuneffe bouillante une fituation heureuse, mais monotone. Le dégoût & la fatiété, plutôt peut-être que la réflexion, ramènent quelquefois les hommes à ce premier état d'innocence, que l'oubli d'eux-mêmes leur avoit enlevé. Le bandeau tombe alors, & ce befoin d'aimer, inné dans tous les cœurs, nous rappelle à cette amitié pure qu'aucun remord n'accompagne. La fageffe reprend fes droits ufurpés, & nous guide fur un choix d'où doit dépendre toute

notre félicité. Dans l'enfance, l'instinct entraîne notre cœur par le befoin & les bienfaits : dans un âge plus avancé, le goût décide, la raison approuve; mais la vertu feule fait les vrais amis.

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CHAPITRE PREMIER.

De l'amitié des enfants pour leurs peres & leurs meres, & de celle des peres &des 'meres pour leurs enfants.

I

Si la nature nous infpire d'aimer ceux de qui nous tenons le jour, & qui s'occupent du foin de nous le conferver, la raifon n'a pas moins de force pour perpétuer en nous ce fentiment, & même pour le fortifier, quand l'âge nous a mis en état de profiter de fes leçons. Cependant rien n'eft fi rare que de trouver des enfants qui ayent pour leurs * B üj

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