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ves des plus évidentes; cependant comme l'amour-propre nous porte toujours à nous voir du côté le plus estimable, nous décorons ordinairement du nom de conftance un attachement dont l'indolence & la foibleffe font quelquefois tout le mérite. Qu'eft-ce en effet, pour l'ordinaire, que les amitiés de ce genre? L'eftime, & par conféquent le choix n'y entrent pour rien; & l'attrait qui devroit être le principal mobile de tous nos goûts, n'y a pas fouvent la moindre part. Les ames timides & les efprits médiocres font plus fujets que les autres à ces fortes d'attachements : Ils aiment un objet aujourd'hui, fans aucune autre raifon que celle de l'avoir aimé la veille *, & il en fera de même le lendemain ; bien différents de ceux qui trouvent chaque jour de nouveaux fujets d'ai

* Pensées & Réflexions Morales fur les Paffions, pag. 64.

mer leurs amis, & dont on peut dire comme des deux moineaux de la fable:

Entre tous les objets du monde,
Ils fe choififfent tous les jours *.

Quoique l'amitié d'habitude foit froide, elle est cependant opiniâtre; elle ne produit jamais dans l'ame, ce bienêtre & cette douceur qu'il faut avoir fenti pour en avoir l'idée: elle n'a ni l'activité ni le charme que l'attrait feul fait naître & entretient ; mais elle est pour l'ordinaire inaltérable, & l'on peut compter fur elle, comme fi elle étoit fondée fur les motifs les plus puiffants; elle a même acquis le droit d'être refpectée; & l'on fait gré à Philinte de paffer fa vie avec Lifimaque; de l'ennuyer peut-être, & de s'ennuyer de même, parce que cette liaison habituelle ref

*Les Moineaux, Fable de M. DE LA MOTTE,

peu

femble à l'amitié. Ce sentiment si connu & fi peu fenti, a cependant tant d'empire fur les hommes, qu'ils révérent jufqu'à fon ombre, & que fon nom feul excite leur vénération; mais comme ils ne le connoissent que de nom, l'apparence leur fuffit, & ils cherchent rarement à examiner fi ceux qu'on voit toujours ensemble se plaisent en effet autant que leur affiduité réci, roque pourroit le faire croire. Il est vrai que fouvent ils ne le fçavent pas eux-mêmes : l'habitude leur tient lieu de goût; le hazard les a liés, il pouvoit les lier de même avec d'autres, & ils auroient eu pour eux le même dégré d'attachement, Ce n'eft donc pas précisément parce qu'Arifte aime Lifimond, qu'il le voit tous les jours, mais parce qu'il en a contracté l'habitude, & que cette habitude eft devenue un befoin que rien ne fauroit remplacer : elle fait même avec

le temps partie du caractère; & quoique ce genre d'amitié ne faffe pas notre félicité, ceux qui en font susceptibles y font attachés par des liens que rien ne peut rompre ; & la privation de ce bien imaginaire les rendroit en effet les plus

malheureux de tous les hommes.

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CHAPITRE XXI V.
De l'amitié d'eftime.

DE TOUS les fentiments qu'on peut infpirer, celui de l'eftime eft fans contredit le plus flatteur. Il n'est l'effet ni de l'enthousiasme, ni de l'aveuglement; il n'oblige celui qui en eft l'objet, à aucun retour, ni même à la reconnoiffance : c'est une dette qu'on contracte même malgré foi, & qu'on n'eft pas libre de ne point acquitter envers celui qui le mérite; en un mot, c'eft un hom

mage que la vertu arrache même aux plus vicieux, & que celui qui s'en rend digne ne doit qu'à lui-même. Ce fentiment que le respect accompagne toujours, fert quelquefois de base à un autre beaucoup plus tendre & plus agréable; mais il s'en faut bien qu'on aime tous ceux qu'on eftime: en général même, le fentiment trop raifonné eft ordinairement peu fenti; & quand on n'aime que par principe, on aime foiblement. Ce n'eft pourtant pas que je prétende exclure de l'amitié toute espece de raisonnement; il est même indispensable; & c'est un des principaux caractères qui la diftingue des paffions; mais il ne doit fervir qu'à mettre ce fentiment à l'abri des variations trop ordinaires à ces goûts momentanés qu'une ivreffe paffagere infpire, & qui fe détruisent d'eux-mêmes par la connoiffance de l'objet aimé.

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