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affections. En effet, il y a fi peu de gens qui ayent un caractère décidé, que tout doit leur paroître également bon, pourvû qu'on ne choque pas leurs préjugés, & qu'on ne cenfure pas leur conduite. Prefque tous les attachements en amitié (& même en amour) ne font donc fondés que fur ces rapports vagues d'une prétendue convenance: tout le monde eft affez généralement d'accord fur cet objet. Mais je n'ai vû aucun homme en particulier d'affez bonne foi pour avouer qu'il n'avoit pas choifi fes amis; que les circonftances feules l'avoient lié, que du refte il ne fçavoit pas pourquoi il les aimoit parce qu'en effet ils ne lui plaifoient gueres plus que d'autres. Peutêtre cette diffimulation apparente ne vient-elle que de ce qu'on ne s'examine pas affez pour pouvoir se rendre compte des motifs de fes goûts. Quoi qu'il en foit, il eft certain qu'en obfervant

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les hommes avec attention, on s'appercevra aisément que la plupart de leurs amitiés n'ont de principes que la convenance, & qu'elles ne fubfiftent que par elle; que s'ils changeoient d'état ou de fociété, ils changeroient d'amis. On peut même le remarquer dans le cours de leur vie ; & la preuve de ce que j'avance, eft qu'il y a fort peu d'hommes qui ayent à foixante ans, les mêmes amis qu'ils avoient à vingt-cinq, fans que la mort les leur ait enlevés, ni même qu'ils ayent eu des fujets de ruptures, ou qu'ils ayent été contraints de fe féparer par des causes étrangeres à leurs fentimens. On fe perd, dit-on, fans favoir pourquoi. Pour moi je le fais bien: c'eft qu'on s'étoit lié fans favoir pourquoi. Si l'on vient par hazard à fe rencontrer, on en eft bien aife; mais on ne fe cherche point, parce qu'on ne fe manque pas réciproquement. Il arri

fe

ve même quelquefois qu'on croit de la meilleure foi du monde, pendant plufieurs années, que des gens nous plaifent, parce qu'on a occafion de les voir prefque tous les jours; mais arrive-t-il que par quelques circonftances on ne foit plus à portée de les voir aussi fouvent, ces mêmes gens nous deviennent infupportables. Ceux qui vivent un peu moins au hazard que les autres, demandent quelquefois, pourquoi ils ne retrouvent plus dans le même objet cet attrait qu'ils y trouvoient autrefois : c'eft qu'en effet ils n'en avoient point; & que la convenance feule faifoit tout le mérite de cet ami prétendu: on ne s'avoue gueres cette vérité, parce qu'elle eft humiliante pour l'amour-propre. Mais nous avons tant de fujet de rougir, fi nous jettons la vûe fur nos foibleffes, que je fuis furpris qu'on fe refuse à l'évidence de celle qui frappe tout

le monde. Il y a peu d'ames affez fermes, & d'efprits affez mâles, pour ne pas se laiffer entraîner par le torrent de l'usage. On appelle amis dans le monde ceux avec lefquels on vit; & à force de l'avoir dit aux autres, & peut-être à foi-même, on fe perfuade à la fin qu'ils le font réellement. Au refte, prefque tous les hommes n'ont befoin que d'amis fuperficiels, tels que je viens de les dépeindre, parce qu'ils font trop frivoles pour connoître, & pour fentir les avantages de la véritable amitié.

CHAPITRE XXIII,

De l'amitié d'habitude.

QUOIQUE l'amitié d'habitude ait beaucoup de rapport avec celle de convenance, elle en différe cependant à quelques égards, mais particulierement par fon intensité & fa durée. Il y a peu

par

de fentiments où nous tenions davantage qu'à ceux que l'habitude nous a fait contracter: ils ont prefque autant de pouvoir fur nous que les paffions; & les passions elles-mêmes tiennent souvent plus à l'habitude qu'au goût *. Prefque tout eft foibleffe en nous, jusqu'aux apparences de la vertu; & l'amitié qui naît de l'habitude en eft une des preu

* Pensées & Réflexions Morales fur les Paffions, pag. 63.

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