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L'ignorance prefque abfolue dans la quelle vit le Peuple fur tout ce qui n'est pas befoin phyfique, feroit-elle l'uni- . que cause de ce peu de fentiment qu'on remarque dans les gens de cette espe ce? & feroit-ce à l'éducation feule que les hommes devroient toute leur valeur? Cette réflexion feroit bien humiliante pour l'humanité. Nous devons beaucoup, fans doute, aux foins qu'on prend de nous inftruire; mais nous ne leur devons pas tout; & nous avons plufieurs exemples d'hommes nés dans la plus baffe extraction qui, fans aucun fecours, fe font élevés aux plus grandes places par leur mérite & leurs talents, & qui ont été des modèles de courage & de vertu. Cherchons plutôt dans l'avilissement où la pauvreté réduit le baş Peuple, le peu de sensibilité dont il est fufceptible. Le mépris qu'on fait de fes ́occupations, quoique les plus utiles de

toutes, la néceffité où il eft de s'occuper fans ceffe des moyens de pourvoir à fes befoins les plus pressants, abatardiffent fon ame, en énervent les fonctions, & ne lui permettent pas de fe détourner d'un objet auffi intéressant pour lui. Tous fes defirs fe bornent à fa trifte existence qu'il craint de perdre, quoiqu'elle ne lui procure que des malheurs: le repos lui eft interdit, ses jours font le fruit de ses veilles; & pour les prolonger, il les abrége fouvent par des travaux exceffifs. Heureufement pour lui, l'avenir l'occupe peu; il le facrifie fans ceffe au préfent; cette préférence le plonge fouvent dans les plus grands maux; mais elle contribue auffi à rendre fa vie moins agitée: car s'il prévoyoit tous les malheurs auxquels fa mifere l'expose, la crainte d'en être accablé, les lui feroit éprouver fans ceffe. Comment fentir les befoins

de l'ame, quand ceux du corps font auffi preffants? Le bonheur de l'amitié demande un état plus paisible; le malheur habituel endurcit le cœur, & le rend inacceffible à la douceur d'aimer & d'être aimé. Il en eft de la pauvreté comme de la peur; elle anéantit tout autre fentiment: l'amour de notre conservation existe en nous, & nous eft cher avant tout autre objet. Le malheureux qui manque de subsistance, ou qui craint d'en manquer le lendemain, n'aime perfonne, & ne peut rien aimer le tableau de fa mifere l'occupe uniquement, & l'amitié veut un cœur tout entier.

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CHAPITRE XV I.

De l'amitié des Gens de Lettres.

JE

E CROIS avoir déjà dit dans quelque endroit de cet Ouvrage que les hommes retirés & studieux étoient plus propres à l'amitié que les autres. D'après ce principe, il n'y a pas de doute que ce ne foit chez les Savants qu'on doive trouver les amis les plus parfaits; auffi eft-ce parmi eux qu'on en trouve les modèles les plus accomplis *.

* On me dira, fans doute, que parmi les querelles littéraires, celles des Savants font les plus vives & les plus opiniâtres; que nos bibliothéques font pleines des libelles les plus diffamants, & des injures les plus groffières; monuments fcandaleux de la haine de plufieurs Savants du premier ordre: mais quelques excep

Les fiécles paffés

tions fur une régle pref
que générale ne doivent
pas détruire les principes
que j'ai établis; & l'a-
mitié auffi célèbre que
conftante des Gens les
plus illuftres dans les
fciences, doit nous faire
aifément oublier ces em-
preintes de l'humanité
dans des hommes fi di-
gnes d'ailleurs de nos élo-
ges,
& de notre vénéra
tion.

:

nous en ont fourni plus d'exemples que le nôtre les vrais Savants étoient moins rares alors, on fe contente à préfent de le paroître, & l'on fe foycie fort peu de l'être en effet. Ces hommes illuftres étoient d'autant plus refpectés qu'ils ne proftituoient point la science en voulant la mettre à la portée de tout le monde la manie du bel efprit ne s'étoit point encore emparé d'eux; & ils préféroient l'avantage d'être utiles, au plaifir de briller au milieu d'un cercle frivole qui fe croit capable de juger de tout, quoiqu'il ne fe connoisse à rien. Comme les véritables Savants travaillent plutôt pour la fatisfaction qu'ils trouvent à s'inftruire, que pour rendre recommandables, ils font bien moins fujets à cette baffe jaloufie qu'en gendre la vanité, & qui prouve qu'on eft bien plus avide de réputation que de connoissances : ce defir effréné d'occuper

fe

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