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d'injuftice, ils taxent d'hypocrifie tous ceux qui ne font pas vicieux. Où la paffion domine, tout autre fentiment eft effacé; & de toutes les paffions, il n'y en a pas de plus contraire à l'amitié que l'ambition. Elle eft cependant d'autant plus néceffaire à la Cour, que fans elle une léthargie universelle se répandroit fur tous ceux qui la composent. Quel objet, en effet, pourroit remplir le vuide des journées dans un lieu où l'on eft ignorant par principes, & oifif par dignité? On y pardonne cependant de l'esprit, pourvu qu'il fe cache fous l'apparence de la futilité; mais il eft prefque défendu d'être fenfé & réfléchi; à l'air contagieux qu'on y ref

& grace

pire, peu de gens contreviennent à cet

ordre. Comme il n'y a guere de défauts qui touchent de plus près l'orgueil que la baffeffe; plus les Grands font vains, & plus on les voit s'avilir: la flatterię

leur eft fi naturelle, qu'ils ne rougiffent pas de l'employer pour les plus légers fujets; & la faufseté n'est pour eux qu'un nom à qui le vulgaire a créé une existence. Au milieu de ces vices nationaux, comment l'amitié oferoit - elle paroître ? elle fuit d'un féjour empoifonné où la vertu n'a point d'afyle, & où l'on ne rend de culte qu'aux paffions. L'ame avilie par elles, ne fauroit s'élever à la fublimité du fentiment; & les jaloufies qu'elles font naître, ne permettent pas de contracter un noeud facré, dont la base est l'entier facrifice de nos intérêts les plus chers au bonheur de l'objet aimé. Mais des cœurs nés vertueux, ne pourroient-ils pas fe conferver purs au milieu même de la corruption? Oui, fans doute. Scipion & Lælius, tous deux élevés aux plus grandes places de la République Romaine, tous deux l'admiration de leur fiécle,

n'en refterent pas moins amis : l'ambition, l'intérêt, ni l'amour - propre, ne purent jamais défunir deux Sages, qu’une eftime réciproque avoit joints avec des liens fupérieurs à ceux des paffions. Mais, fans porter nos regards fur l'antiquité de ces premiers temps, notre hiftoire nous donne dans les Sully, les Mornay, les Montaufier & plufieurs autres, des modèles de la vertu la plus févère, & la plus digne de l'amitié.

Belle Aréthufe, ainfi ton onde fortunée

Roule au fein furieux d'Amphytrite étonnée,
Un crystal toujours pur, & des flots toujours clairs,
Que ne corrompt jamais l'amertume des mers *.

*

VOLTAIRE, Henriade, Chant neuviéme.

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CHAPITRE XII I.

De l'amitié des Gens du monde.

ON NE PARLE dans le monde

que

de

l'amitié; chacun fe vante d'en avoir; & fi l'on jugeoit des hommes par leurs difcours, on croiroit que l'Univers n'eft qu'une fociété d'amis on abuse ainsi des termes, & l'on proftitue le fenti ment qu'ils expriment, en les confondant avec des liaisons qui n'ont même quelquefois, pour fondement, que des vices. Quels font en effet les motifs des prétendus attachements dont la plus grande partie des hommes fe pare? Dans la jeuneffe, c'eft le goût des plaifirs, & fouvent même du libertinage; mais dans ce commerce, l'ami est l'objet qui intéreffe le moins, & il n'a d'autre mérite, pour l'ordinaire, que celui

peu

d'être le confident, l'approbateur & le compagnon des foibleffes : dans un âge mûr, l'intérêt & l'ambition font les principaux liens qui uniffent les hommes. Timocrate voudroit marier fa fille au fils de Polidore : ce dernier eft fort riche; cette alliance feroit fort avanta geuse pour Timocrate qui n'a que de la naiffance, & de bien. Pour parvenir à l'exécution de fes projets, il cultive Polidore, il a pour lui jufqu'aux foins les plus recherchés de l'amitié ; mais il eft fi loin d'en avoir les fentiments, que fi Polidore vient à marier fon fils à un autre qu'à fa fille, il perd en un inftant toutes les qualités eftimables qui le rendoient fi cher à Timocrate. Tel autre apprend qu'un homme qu'il connoît à peine de nom eft en crédit auprès d'un Miniftre; il cherche auffitôt à fe lier avec lui, & en peu de temps on lui voit, pour cet ami factice,

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