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L'ACADÉMICIEN. Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une action représentée en deux heures de temps, comprenne la durée d'une semaine ou d'un mois, ni que, dans l'espace de peu de moments, les acteurs aillent de Venise en Chypre, comme dans l'Othello de Shakspeare; ou d'Écosse à la cour d'Angleterre, comme dans Macbeth.

LE ROMANTIQUE.

Non-seulement cela est invraisemblable et impossible; mais il est impossible également que l'action comprenne vingt-quatre ou trente-six heures 1.

L'ACADÉMICIEN. A Dieu ne plaise que nous ayons l'absurdité de prétendre que la durée fictive de l'action doive correspondre exactement avec le temps matériel employé pour la représentation. C'est alors que les règles seraient de véritables entraves pour le génie. Dans les arts d'imitation, il faut être sévère, mais non pas rigoureux. Le spectateur peut fort bien se figurer que, dans l'intervalle des entr'actes, il se passe quelques heures, d'autant mieux qu'il est distrait par les symphonies que joue l'orchestre.

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LE ROMANTIQUE. Prenez garde à ce que vous dites monsieur, vous me donnez un avantage immense; vous convenez donc que le spectateur peut se figurer qu'il se passe un temps plus considérable que celui pendant lequel il est assis au théâtre. Mais, dites-moi, pourra-t-il se figurer qu'il se passe un temps double du temps réel,

Dialogue d'Hermès Visconti dans le Conciliatore, Milan, 1818.

triple, quadruple, cent fois plus considérable? Où nous

arrêterons-nous?

L'ACADÉMICIEN.

Vous êtes singuliers, vous autres philosophes modernes : vous blâmez les poétiques, parce que, dites-vous, elles enchaînent le génie; et actuellement vous voudriez que la régle de l'unité de temps, pour être plausible, fût appliquée par nous avec toute la rigueur et toute l'exactitude des mathématiques. Ne vous suffit-il donc pas qu'il soit évidemment contre toute vraisemblance que le spectateur puisse se figurer qu'il s'est passé un an, un mois, ou même une semaine, depuis qu'il a pris son billet, et qu'il est entré au théâtre?

LE ROMANTIQUE.

-

Et qui vous a dit que le spectateur

ne peut pas se figurer cela?

L'ACADÉMICIEN.

LE ROMANTIQUE.

C'est la raison qui me le dit.

Je vous demande pardon; la raison ne saurait vous l'apprendre. Comment feriez-vous pour savoir que le spectateur peut se figurer qu'il s'est passé vingt-quatre heures, tandis qu'en effet il n'a été que deux heures assis dans sa loge, si l'expérience ne vous l'enseignait? Comment pourriez vous savoir que les heures, qui paraissent si longues à un homme qui s'ennuie, semblent voler pour celui qui s'amuse, si l'expérience ne vous l'enseignait? En un mot, c'est l'expérience seule qui doit décider entre vous et moi.

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Sans doute, l'expérience.

LE ROMANTIQUE. Eh bien! l'expérience a déjà parlé contre vous. En Angleterre, depuis deux siècles; en Alle

magne, depuis cinquante ans, on donne des tragédies dont l'action dure des mois entiers, et l'imagination des spectateurs s'y prête parfaitement.

L'ACADÉMICIEN. Là, vous me citez des étrangers, et des Allemands encore!

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LE ROMANTIQUE. Un autre jour, nous parlerons de cette incontestable supériorité que le Français en général, et en particulier l'habitant de Paris, a sur tous les peuples du monde. Je vous rends justice, cette supériorité est de sentiment chez vous; vous êtes des despotes gâtés par deux siècles de flatterie. Le hasard a voulu que ce soit vous, Parisiens, qui soyez chargés de faire les réputations littéraires en Europe; et une femme d'esprit, connue par son enthousiasme pour les beautés de la nature, s'est écriée, pour plaire aux Parisiens: « Le plus beau ruisseau du monde, c'est le ruisseau de la rue du Bac. >> Tous les écrivains de bonne compagnie, non-seulement de la France, mais de toute l'Europe, vous ont flattés pour obtenir de vous en échange un peu de renom littéraire; et ce que vous appelez sentiment intérieur, évidence morale, n'est autre chose que l'évidence morale d'un enfant gâté, en d'autres termes, l'habitude de la flatterie.

Mais revenons. Pouvez-vous me nier que l'habitant de Londres ou d'Édimbourg, que les compatriotes de Fox et de Sheridan, qui peut-être ne sont pas tout à fait des sots, ne voient représenter, sans en être nullement choqués, des tragédies telles que Macbeth, par exemple? Or cette pièce, qui, chaque année, est applaudie un nombre

infini de fois en Angleterre et en Amérique, commence par l'assassinat du roi et la fuite de ses fils, et finit par le retour de ces mêmes princes à la tête d'une armée qu'ils ont rassemblée en Angleterre, pour détrôner le sanguinaire Macbeth. Cette série d'actions exige nécessairement plusieurs mois.

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L'ACADÉMICIEN. Ah! vous ne me persuaderez jamais que les Anglais et les Allemands, tout étrangers qu'ils soient, se figurent réellement que des mois entiers se passent tandis qu'ils sont au théâtre.

LE ROMANTIQUE. Comme vous ne me persuaderez jamais que des spectateurs français croient qu'il se passe vingt-quatre heures, tandis qu'ils sont assis à une représentation d'Iphigénie en Aulide.

L'ACADÉMICIEN, impatienté. - Quelle différence!

LE ROMANTIQUE. Ne nous fâchons pas, et daignez observer avec attention ce qui se passe dans votre tête. Essayez d'écarter pour un moment le voile jeté par l'habitude sur des actions qui ont lieu si vite, que vous en avez presque perdu le pouvoir de les suivre de l'œil et de les voir se passer. Entendons-nous sur ce mot illusion. Quand on dit que l'imagination du spectateur se figure qu'il se passe le temps nécessaire pour les événements que l'on représente sur la scène, on n'entend pas que l'illusion du spectateur aille au point de croire tout ce temps réellement écoulé. Le fait est que le spectateur, entraîné par l'action, n'est choqué de rien; il ne songe nullement au temps écoulé. Votre spectateur parisien voit à sept heures précises Agamemnon réveiller Arcas; il est

témoin de l'arrivée d'lphigénie; il la voit conduire à l'autel, où l'attend le jésuitique Calchas; il saurait bien répondre, si on le lui demandait, qu'il a fallu plusieurs heures pour tous ces événements. Cependant, si, durant la dispute d'Achille avec Agamemnon, il tire sa montre, elle lui dit Huit heures et un quart. Quel est le spectateur qui s'en étonne? Et cependant la pièce qu'il applaudit a déjà duré plusieurs heures.

C'est que même votre spectateur parisien est accoutumé à voir le temps marcher d'un pas différent sur la scène et dans la salle. Voilà un fait que vous ne pouvez. me nier.

Il est clair que, même à Paris, même au théâtre français de la rue de Richelieu, l'imagination du spectateur se prête avec facilité aux suppositions du poëte. Le spectateur ne fait naturellement nulle attention aux intervalles de temps dont le poëte a besoin, pas plus qu'en sculpture il ne s'avise de reprocher à Dupaty ou à Bosio que leurs figures manquent de mouvement. C'est là une des infirmités de l'art. Le spectateur, quand il n'est pas un pédant, s'occupe uniquement des faits et des développements de passions que l'on met sous ses yeux. Il arrive précisément la même chose dans la tête du Parisien qui applaudit Iphigénie en Aulide, et dans celle de l'Écossais qui admire l'histoire de ses anciens rois, Macbeth et Duncan. La seule différence, c'est que le Parisien, enfant de bonne maison, a pris l'habitude de se moquer de l'autre.

L'ACADÉMICIEN. C'est-à-dire que, suivant vous, l'illusion théâtrale serait la même pour tous deux ?

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