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plus qu'aimer ou que haïr; elles ne sauraient le plus souvent discuter et comprendre les raisons d'aimer et de haïr.

Si du temps de madame Campan ou de madame la duchesse de Polignac les femmes n'étaient pas délaissées, c'est qu'elles comprenaient fort bien et mieux que personne les ridicules de la cour; c'est tout simple, puisqu'elles les faisaient; et l'opinion de la cour, c'était la fortune. La finesse d'esprit des femmes, la délicatesse de leur tact, leur ardeur passionnée pour faire la fortune de leurs amis 2, les ont rendues admirables pour tenir une cour comme pour la peindre 3. Malheureusement les objets de l'attention publique ont changé, et les femmes qui n'ont pas couru assez vite à la suite des événements sont hors d'état de comprendre les raisons qui rendent une protestation ridicule ou admirable. Elles ne peuvent que répéter, d'après l'homme qu'elles aiment: C'est exécrable, ou : C'est sublime. Or l'approba

Lettres de madame du Deffant à Horace Walpole.

2 Mémoires de Marmontel.

C'est dans les lettres de madame de Sévigné, de madame de Caylus, de mademoiselle Aïssé, etc, qu'il faut chercher le Siècle de Louis XIV. Celui de Voltaire est puéril, à peu près comme la Revolution de madame de Staël. On sent trop que Voltaire eût donné tout son génie pour avoir de la naissance. Entraîné par l'élégance de ses mœurs, Voltaire n'a vu le Siècle de Louis XIV que dans les embellissements de Paris et dans les arts. Il est singulier qu'un homme d'honneur, attaqué impunément par la canne d'un grand seigneur, s'obstine à adorer le régime politique qui l'expose à ce petit désagré

ment.

tion portée à ce point, au lieu d'être flatteuse, n'est qu'ennuyeuse.

Beaucoup de femmes de Paris trouvent un bonheur suffisant à s'habiller chaque soir avec beaucoup de soins, à monter en voiture, et à aller paraître une demi-heure dans un salon où les hommes parlent entre eux d'un côté, tandis que les femmes se regardent d'un œil critique entre elles. Au milieu d'une société ainsi arrangée, une femme qui n'aurait pas une vanité assez robuste pour vi– vre uniquement de jouissances de cette espèce serait fort malheureuse; elle ne trouverait que du vide dans tout ce qui fait les plaisirs des autres femmes; elle passerait pour singulière; la société qu'elle offenserait à son insu, par sa manière particulière de sentir, serait juge et partie contre elle, et la condamnerait tout d'une voix. Je vois au bout de trois ans cette femme perdue de réputation, et, en même temps, la seule digne d'être aimée. Il est vrai qu'on peut rompre le cours de cette méchante sottise du public par un séjour de six mois à la campagne.

La manie raisonnante et l'amour des chartes s'étant, par malheur, emparé des peuples, l'esprit de charte en faisant son tour d'Europe, apercevra un jour à ses pieds les vieilles convenances, et les brisera d'un coup d'aile. Alors tombera cette maxime célèbre, le palladium du savoir-vivre de nos grands-pères : Il faut être comme un autre; alors aussi paraîtra la décrépitude de Molière.

L'amour, le grand amour passionné, et, à son défaut, les sentiments de famille, fondés sur la tendresse sentie

en commun, pour les enfants, voilà les liens puissants qui nous attachent aux femmes, dès notre début dans la vie. Plus tard, notre bonheur serait encore de vivre auprès d'elles; un peu froissés par l'égoïsme et les tromperies des hommes, que nous connaissons trop bien, nous désirons achever doucement notre vie auprès de celles qui firent le charme de ses premiers moments, et dont l'imagination toujours vive et brillante nous rappelle encore la plus belle moitié de l'amour.

Telle est la manière de passer les dernières journées de l'automne, en ces pays fortunés où le despotisme du ridicule, plus qu'on ne pense le soutien et l'ami d'un autre despotisme, est resté inconnu; dans ces contrées où l'aimable monarchie à la Philippe II, non déguisée par les menteries des gens de cour jouant le bonheur, n'a pu tromper les peuples et est restée, avec sa face hideuse et son regard affreux, exposée à tous les yeux. L'instruction publique n'étant qu'une moquerie, toutes les idées s'acquièrent par la conversation, et les femmes ont autant de génie, pour le moins, que les hommes. Comme il n'y a point eu de cour toute-puissante sur l'opinion, tenue par un despote jaloux de toutes les supériorités, il est resté permis à tout le monde de chercher le bonheur à sa manière.

Une femme, supérieure par son esprit, à Rome ou à Venise, est admirée, redoutée, adorée; mais personne ne songe à la perdre par le ridicule. L'entreprise serait absurde, et l'on ne comprendrait pas même, en ces pays heureux, la phrase dont je me sers. Comme son salon est,

en dernière analyse, celui où on s'amuse le plus, la société s'accoutume à quelques erreurs un peu vives si elle a à se les reprocher, et finit toujours par lui revenir. Le bégueulisme est laissé dans un coin à bâiller et à maudire. Voyez les princesses romaines du dernier siècle, celle, par exemple, qui disposa de la tiare en faveur de Pie VI. Les grands de leurs temps, qu'ils s'appellent Querini 2, Consalvi ou Canova, ont trouvé chez elles des confidentes pour toutes leurs idées, des conseillères pour tous leurs projets, et, enfin, jamais cette infériorité morale si affreuse à découvrir dans ce qu'on aime.

Je ne crains point de paraître un jour suranné, en parlant d'un trait de courage récent et qui occupe tous les esprits en France 3. Eh bien! la femme que j'aime, vous

Madame Falconieri, grande dame fort intrigante, et qui passait pour avoir beaucoup de crédit; elle était mère de la jeune personne qui est devenue, dans la suite, duchesse de Braschi, par son mariage avec l'un des neveux de Pie VI. Ce pontife lui fut redevable de ses premiers succès dans la carrière ecclésiastique; mais madame Falconieri, très-précieuse à ménager comme protectrice, n'avait rien de ce qui pouvait la faire aimer comme muîtresse. Braschi ne la fréquenta que peu de temps, s'en éloigna dès qu'il en eut obtenu la seule faveur qu'il en attendait; et c'est seulement dans ces derniers temps que l'humeur qu'il avait excitée à beaucoup d'égards, et sa tendresse aveugle pour mademoiselle Falconieri, devenue sa nièce, ont fait dire qu'il en était le père.

(Mémoires historiques et philosophiques sur Pie VI, t. I, p. 119). 2 Le dernier grand homme de Venise.

Résistance de M. Manuel, le 4 mars 1823, à la décision de la veille, qui l'excluait de la Chambre des députés.

dirait un jeune homme, a l'âme qu'il faut pour l'admirer et avec enthousiasme; ce qui lui manque, c'est l'habitude d'un peu d'attention et de la logique nécessaire pour comprendre toute la beauté de ce trait magnanime et toutes ses conséquences.

Nul doute que Molière n'ait bien mérité de Louis XIV, en disant aux femmes, représentées par Bélise: « Gardezvous d'acquérir des idées. »

...

Une femme en sait toujours assez

Quand la capacité de son esprit se hausse

A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
(Les Femmes savantes, acte II, scène vii.)

Ce n'est point Louis XIV que je blâme; il faisait son métier de roi. Quand ferons-nous le nôtre, nous hommes nés avec six mille francs de rente? La preuve que Louis XIV voyait juste, c'est qu'une petite bourgeoise de Paris, la fille d'un simple graveur, trop pauvre pour aller au spectacle, et qui peut-être n'avait jamais vu les Femmes savantes, madame Roland, a fait manquer par un esprit pénétrant plusieurs grands projets savamment combinés par les conseillers secrets de Louis XVI. Il est vrai qu'elle avait eu la sottise de lire dans sa jeunesse; et je viens de voir gronder à fond une jeune fille charmante, quoiqu'elle n'ait que douze ans, parce qu'elle avait osé ouvrir un livre que lit sa mère, le livre le plus honnête du monde. Là-dessus est arrivé le maître de musique, qui lui a fait chanter, en ma présence, le duetto de l'Italiana in Algeri :

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