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dater de ce jour, mes malheurs, mes souffrances, ma jeunesse l'avaient intéressée chaque jour un peu davantage, et comme la Juliette de Shakspeare, la différence entre nos deux races, la haine qui les divisait, le sang qui coulait entre elles, n'avaient servi qu'à rendre plus profond un sentiment qui devait un jour devenir plus fort que la mort même.

Mais Rafaëlla était ignorante dans les choses du cœur comme dans celles de l'esprit, et ce que la vie ne lui avait pas enseigné encore, elle n'avait pas eu, comme tant d'autres, la ressource de l'apprendre dans les livres. Personne ne lui avait dit le véritable nom de cet intérêt qui s'était glissé dans son âme pour le prisonnier blessé, et qui s'était accru de jour en jour de toute la puissance que l'affection acquiert par l'habitude et l'isolement. L'idée n'était pas venue à la pauvre enfant de questionner ses sensations, et son cœur s'était donné avant de se connaître. Par un de ces mystères inexplicables de la nature féminine, ce ne fut qu'à l'instant où son sexe fut révélé, que cet intérêt lui apparut sous son jour véritable. A l'heure même où elle se sentit devenue femme à mes yeux, une émotion nouvelle, un instinct de pudeur alarmée, lui avait appris que ce qu'elle éprouvait pour moi, c'était de l'amour.

-Et maintenant, mes enfants, reprit don Gaëtano, vous comprendrez, j'espère, pourquoi je me suis mis si fort en colère ce matin. Il était naturel pour un vieux routier comme moi, de s'imaginer bien des choses. Que diable aussi, mon garçon, pour un homme si savant, je te croyais plus malin!

Nous rougîmes tous deux jusqu'aux yeux. Je souris, et Rafaëlla leva son doigt en menaçant son frère d'un air indigné qui lui allait à ravir.

Au surplus, poursuivit le capitaine, tout est allé pour le mieux. Je préfère que les choses se soient passées ainsi, pour toi Rafaëlla, et pour toi Giorgio, et aussi pour moi, qui t'ai confié la destinée de cette enfant. Un de nos jeunes seigneurs de Naples ne s'en serait pas laissé imposer si longtemps, per Bacco! Mais aussi j'aime mieux savoir le sort de ma sœur entre les mains d'un honnête garçon comme toi, qu'entre celles d'un de ces beaux coureurs de sérénades.

Le partisan se tut pendant quelques minutes, et lorsqu'il reprit, un triste sourire vint éclairer des traits qui avaient dû refléter plus d'une émotion douce, avant que la Némésis des guerres civiles ne leur eût imprimé son sceau impitoyable.

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Il faudra bientôt nous séparer, mes enfants. Votre jeune bonheur s'accommoderait mal de ma vie errante et disputée. Quand le chasseur rôdait sur la montagne, la biche timide est venue demander un asile au sanglier qui labourait la forêt de ses longues défenses. Aujourd'hui que la biche a rencontré un compagnon de son espèce, elle se sentira mal à l'aise dans les fourrés épais où son protecteur l'avait conduite, et tous deux soupireront bientôt après les herbages fleuris de la plaine.

Nous ne répondions que par notre silence, et je sentais la main de Rafaëlla qui tremblait sur mes lèvres, où je la pressais avec toute la ferveur d'une promesse muette.

-Le sanglier ne suivra pas la biche dans la prairie, continua don Gaëtano. Il ne peut quitter ses sombres forêts et ses profonds marécages; il faut qu'il continue jusqu'à la fin cette lutte d'extermination qui est devenue un besoin de sa nature. Ayez un peu de patience, mes enfants; peut-être, d'ici à quelque temps, verrons-nous plus

clair dans les destinées de ce malheureux pays. Je ne te parle plus d'échange, Giorgio. Dès aujourd'hui tu es libre de retourner vers tes frères, et Rafaëlla t'y suivra. Mais attends encore un peu, et crois-moi, parmi les jours de bonheur que l'avenir te réserve, ce temps d'attente ne sera pas celui dont tu te souviendras avec le moins de douceur.

Il se fit une nouvelle pause. La main que je retenais s'échappa d'entre les miennes, et lorsqu'elle me fut rendue, cette main était humide des larmes qu'elle venait d'essuyer.

Ah çà, mes enfants, reprit brusquement don Gaëtano, avec la voix saccadée de l'homme fort qui veut étouffer une émotion importune, je suis donc le seul à parler ici! Je comprends; pour ce que vous avez à vous dire, le silence vous suffit, et la pantomime fait le reste. Mais avec ce système-là, la conversation n'est pas facile à soutenir, et la soirée s'avance. Allons dormir, et vous recommencerez demain, si le cœur vous en dit. Sèche tes yeux, Rafaëlla; toi, Giorgio, vas faire une ronde, et vois à ce que nos drôles ne s'endorment pas. Quand tu seras de retour, étends ton manteau quelque part, et ne donnes l'hospitalité personne.

-Birbone! méchant, s'écria Rafaëlla, riant et pleurant à la fois, et d'une main elle enlaçait le cou de son frère, tandis que de l'autre elle s'efforçait de lui fermer la bou che.

—Allons, allons, calmez votre courroux, ma reine, dit le partisan, en se dégageant lentement de cette douce étreinte. D'ailleurs, ajouta-t-il, ce n'est pas à moi qu'il faut adresser toutes ces caresses; il ne m'en revient que la moitié, et encore, j'en ai peur, n'est-ce que la plus petite.

Voyons, ma fille, n'as-tu rien à dire à ce pauvre Giorgio, qui te regarde avec des yeux suppliants, comme un mendiant à la porte d'une cathédrale!

Rafaëlla se tourna vers moi, et ses beaux traits se couvrirent d'une tendre rougeur. Je rougis comme elle, et tous deux nous hésitâmes quelques secondes, comme effrayés de nous rapprocher. Je m'avançai vers la jeune fille aussi ému, aussi tremblant qu'elle-même; puis, avec un frisson de bonheur et d'orgueil, j'imprimai le chaste baiser des fiançailles sur le front de cette Galatée qui s'éveillait, et qui toute frémissante, glissa de son piédestal jusque dans mes bras.

Que vous dirai-je, mon ami? Si vous avez aimé, mes paroles n'ont rien à vous apprendre, et sinon, vous ne me comprendrez point. Ce brillant génie, au vol rapide, qu'on nomme le bonheur, nous avait en passant effleurés de son aile d'or, et la vie s'était soudain dévoilée à nous avec toutes ses richesses. A dater de ce moment commença pour nous une suite de jours enivrants, et pourtant calmes et sereins, tels que la vie de l'homme le plus favorisé en compte à peine quelques-uns. Soit confiance, soit apathie, don Gaëtano nous laissa désormais pleine liberté d'être ensemble, et ne nous soumit à aucune des restrictions que la coutume inquiète de l'Italie impose aux fiancés. Notre position était exceptionnelle, comme notre amour était unique. Il ne s'élevait entre nous aucun de ces obstacles qu'une civilisation soupçonneuse a opposés à l'échange des affections. Et que nous auraient servi ces scrupules d'étiquette, ces barrières de convention? N'avions-nous pas pour nous garder notre amour même, et si les hommes nous laissaient seuls, notre bon ange nous avaitil abandonnés?

Je ne sais si c'est le climat, le régime, ou le mélange indistinct des familles, qui ont donné à l'espèce humaine la physionomie qu'elle affecte dans les pays du nord. Il semble que l'homme y parvienne moins facilement à sa maturité, que le froid arrête le développement complet de l'ensemble, et rarement on y découvre un type accompli et parfait. Ce n'est guère que vers le midi qu'on retrouve l'image de ce que durent être nos premiers parents, image qui s'est conservée presque intacte sous l'influence combinée de la tempérance, de la vie en plein air, et de ce soleil fécond qui fait rougir la grenade, et mûrir l'olivier. C'est là seulement que l'artiste peut aller choisir ces modèles, qui réunissent la grâce, la force, l'élégance, et qui, du consentement des siècles, sont devenus l'idéal de la beauté humaine. Il en est ainsi surtout de l'Italie. Dans ce pays, qui a vu tant de créations et tant de ruines, assisté à tant de drames et entendu tant d'épopées, sur cette terre dont le ciel est si riant et le sol si fertile, la population a conservé je ne sais quelle empreinte de puissance et d'harmonieuse grandeur, semblable à ces princes déchus qui gardent jusque dans la misère le cachet de leur haute origine.

Depuis que vous habitez parmi cette nation, mon cher Edouard, vous aurez sûrement rencontré de ces figures qui se gravent profondément dans notre âme, parce qu'elles répondent à quelque gracieuse conception chrétienne ou mythologique qui a fait rêver notre enfance. Vous aurez, comme moi, remarqué ces jeunes filles, tantôt fières comme Judith, passionnées comme Rebecca, ou majestueuses comme la Pallas d'Homère, avec une finesse de traits, une richesse de formes, qui satisfont à toutes les exigences de l'art. Telle à peu près était Rafaëlla, et cette

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