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empêcher le triomphe des novateurs qui voyaient la foule applaudir leurs œuvres avec transport. Les grands écrivains du dix-septième siècle devaient céder le pas M. Victor Hugo; Corneille et Racine étaient détrônés, la France avait trouvé son Shakespeare. Etrange anachronisme, car ce qu'on empruntait surtout à Shakespeare, c'était la trace du mauvais goût de son temps dont, malgré son génie, il n'avait pu secouer tout à fait le joug. On appelait progrès en littérature, comme on l'a fait plus tard en politique, un retour vers la liberté sauvage, sans frein ni règle d'aucune espèce. M. V. Hugo prétendit établir en principe que le laid avait autant de droit que le beau à fournir des sujets d'inspiration soit au poëte, soit à l'artiste. De là découlait nécessairement l'égalité des instincts, des sentiments nobles ou vils, des passions bonnes et mauvaises devant la loi morale. Aussi remarqua-t-on bientôt chez l'auteur d'Hernani, de Le roi s'amuse, de Lucrèce Borgia, de Notre-Dame de Paris, un penchant de plus en plus prononcé à matérialiser les plus beaux mouvements de l'âme, à confondre l'homme avec la brute; et, selon l'usage, les défauts du maître furent poussés à l'extrême par ses disciples. Une fois alléché par des appâts de si haut goût, le public fut comme le malheureux dont les sens émoussés par l'habitude du vin, cherchent un stimulant dans l'eau-de-vie, puis dans l'alcool pur, et enfin dans le haschich ou l'opium. Pour le contenter, la littérature dut augmenter sans cesse la dose des émotions fortes, des scènes violentes, et des hideux tableaux qu'elle lui présentait sous toutes les formes imaginables. Après le drame, vint le roman, qui, pour mieux satisfaire et entretenir à la fois ce besoin croissant, se fit feuilleton, en sorte que le bon bourgeois et même le simple artisan, purent comme l'é

légante petite-maîtresse, se donner le plaisir d'avaler chaque jour après leur déjeuner, un chapitre assaisonné de noirs forfaits ou d'abominables intrigues. C'était un moyen d'influence d'autant plus puissant, que la critique demeurait à peu près muette; si quelques voix courageuses essayaient de se faire entendre, on ne les écoutait pas, et l'engouement était tel, que les journaux les plus graves ouvrirent leurs colonnes à cette active propagande de désorganisation sociale.

M. de Balzac se chargea de disséquer le cœur humain pour en étaler au grand jour les plaies secrètes; son analyse habile, mais impitoyable, prenait à tâche de découvrir les vices les plus cachés, et de montrer la lèpre de l'égoïsme au fond de toutes les vertus, de tous les dévouements. La plume éloquente de George Sand ébranlait la famille en attaquant le mariage, en exaltant la femme libre qui foule aux pieds l'opinion du monde, en jetant le trou-ble dans l'esprit de ses lecteurs par d'adroits sophismes qui tendaient à détruire les notions morales, et à réhabiliter le vice comme une légitime révolte contre la tyrannie des institutions sociales. M. de Lamennais, s'attribuant le rôle de prophète au milieu de ce déchaînement d'idées subversives, prêtait le double appui de son beau talent et de son caractère de prêtre à des théories non moins funestes qu'extravagantes. Après s'être posé d'abord en champion de l'autorité du pape, l'abbé mécontent de l'accueil qu'on lui avait fait à Rome, désertait la cause de l'Eglise pour embrasser celle du peuple, et sans pour cela jeter le froc aux orties, entonnait avec ardeur l'hymne révolutionnaire auquel il s'efforçait de donner un tour biblique, propre à produire une impression nouvelle et plus irrésistible encore.

A la suite de ces chefs d'école venait la foule des imitateurs qui renchérissait à l'envi sur leurs défauts, faisant de la littérature une succursale des cours d'assises et des bagnes. Mais nulle exagération n'était trop forte pour satiable avidité du public.

l'in

Quand le goût est corrompu, il faut, de la part des écrivains, un grand effort de génie pour réveiller l'amour du beau et du vrai. Les hommes pris en masse semblent incapables de revenir par eux-mêmes à des idées plus saines. Ils suivent aveuglément l'impulsion donnée, jusqu'à ce que se présente une individualité forte et résolue qui leur impose une autre direction. C'est un fait bien difficile à concilier avec le principe démocratique, mais l'histoire de tous les temps nous en offre la preuve et le suffrage universel n'y change rien, au contraire il lui fournit un moyen de se manifester avec plus d'évidence

encore.

L'agitation politique qui minait sourdement la France n'était que trop d'accord avec le mouvement littéraire. La révolution de 1830 avait fait naître des espérances que la monarchie constitutionnelle ne pouvait réaliser. Les idées démocratiques exploitées par des ambitieux de bas étage fermentaient dans les classes ouvrières, et malheurensement la bourgeoisie, de son côté, semblait prendre plaisir à tenir le pouvoir en échec par une opposition défiante et taquine. On eût dit que les débats parlementaires n'avaient d'autre but que d'offrir un spectacle palpitant d'intérêt pour le plus grand amusement de la galerie; chaque ministère se voyait, à son tour, obligé de se défendre contre les violentes attaques auxquelles la presse prenait une part active, et nul ne paraissait songer à l'effet déplorable de ces luttes sur l'état moral du pays. Les

écrivains, toujours nombreux, qui vivent de leur plume et qui, voulant bien vivre, aspirent à des succès prompts et lucratifs, sont naturellement enclins à flatter l'opinion publique. Sous Louis XIV, ils se montraient courtisans adroits ou serviles, au dix-huitième siècle, philosophes incrédules; dans nos temps modernes c'est aux préjugés populaires qu'ils s'adressent. La plupart n'ont pas l'intention de faire du mal, mais ils spéculent, comme des négociants qui s'inquiètent peu de la nature des marchandises pourvu qu'elles rapportent de gros bénéfices. Chez eux il y a plutôt absence de principes ou légèreté insouciante que calcul machiavélique. Ils manquent d'initiative, ils ne savent qu'être les échos de leur entourage; placés dans un autre milieu ils changeraient bientôt d'allures. Aussi, pour être juste, doit-on faire la part de l'époque et des circonstances qui ont influé sur leur éducation.

Le défaut de l'esprit français, d'ailleurs si bien doué, est d'être à la fois enthousiaste et volage, impétueux et passionné sans conviction, sujet à l'entrainement irréfléchi. Il en résulte que ses moindres écarts revêtent en quelque sorte un caractère épidémique, et agissent aisément, sinon sur l'ensemble, du moins sur une fraction considérable du peuple.

Au sortir du régime impérial, les discussions politiques et littéraires avaient acquis une grande importance; l'activité nationale si longtemps absorbée par les péripéties de la révolution et par les chances de la guerre, s'était lancée avec une ardeur, joyeuse mais un peu fébrile, dans cette voie que la paix venait de rouvrir. Le nouvel ordre de choses, dont le premier besoin était de se consolider, ne rencontra pas plus de sagesse chez ses partisans que chez ses adversaires. Des deux côtés c'était le même ou

bli des leçons de l'expérience, le même penchant à dédaigner la pratique pour la théorie, et les divers partis employèrent les quinze ans qui suivirent la restauration à aiguiser leurs armes pour se livrer un nouveau combat sur les ruines de la monarchie. Comment la littérature auraitelle pu demeurer étrangère à des préoccupations si générales et si dominantes? Quelques-uns de ses plus illustres représentants figuraient parmi les défenseurs du trône et de l'autel, quelques autres dans les rangs opposés, usant sans scrupule du paradoxe ou du sophisme au profit de la cause qu'ils avaient embrassée, et donnant ainsi l'exemple le plus funeste et le plus propre à stimuler l'ambition des hommes de lettres, qui dès lors aspirèrent presque tous à jouer un rôle politique.

Le succès du mensonge est tel auprès de la foule que pour s'en abstenir il faut un amour du vrai, bien réel et bien désintéressé. Or, rien n'est plus rare que cette vertu chez ceux qui cultivent les lettres comme un métier ou comme un moyen de parvenir. Au milieu des querelles de partis, surtout, les passions règnent triomphantes, et les hommes supérieurs eux-mêmes en subissent plus ou moins le joug. C'est ce qui arriva précisément alors que la nouvelle école commençait à prendre son essor. Les opinions exagérées, les systèmes absolus jouissaient du privilége de captiver l'attention publique. Une partialité flagrante envahissait les pages de l'histoire aussi bien que les articles de journaux. Chacun s'efforçait de représenter les faits de la manière la plus conforme à ses idées, et d'y puiser des arguments qui pussent alimenter la polémique du jour. Tandis qu'un petit nombre d'érudits, fidèles aux saines traditions, poursuivaient avec zèle leurs travaux Litt. T. XXII.

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